International

Xi Jinping et le néo-totalitarisme moderne

Sinologue

En mars, l’Assemblée populaire chinoise nationale a révisé la Constitution et aboli la limite fixée à deux mandats pour le président et le vice-président, ouvrant la voie à une présidence à vie pour Xi Jinping. En rayant ainsi d’un trait la séparation du Parti et de l’État acquise de haute lutte, Xi Jinping parfait une forme de néo-totalitarisme moderne. Le peuple chinois, pourtant si respectueux de l’histoire, aurait-il la mémoire courte ?

Il y a quarante-deux ans, le 5 avril 1976, cent mille personnes se rassemblaient sur la place Tiananmen pour rendre hommage au défunt Premier ministre Zhou Enlai et dénoncer l’arbitraire de l’empereur Qin Shihuang (en fait, Mao Zedong). La concentration du pouvoir entre les mains du Grand Timonier, le culte de la personnalité inimaginable dont il avait fait l’objet avaient abouti à de tels excès que les Chinois n’avaient pas hésité à descendre dans la rue pour le dénoncer. Le soir venu, les milices nettoyèrent la place et procédèrent à de nombreuses arrestations. Deux jours plus tard, Deng Xiaoping était démis de ses fonctions au sein du Parti et de l’État, et un mouvement de critique de Deng Xiaoping était lancé. Après sa réhabilitation en 1981, Deng allait tirer les leçons de ces événements. La « résolution sur quelques points d’histoire de notre Parti »  qui tirait officiellement les leçons de trente-deux ans d’histoire du parti communiste, affirmait que l’on avait mis en œuvre « concentration excessive du pouvoir du Parti dans les mains d’une seule personne et un développement de l’autorité arbitraire et du culte de la personnalité au sein du Parti ».

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Un an plus tard, la Constitution limitait à deux le nombre de mandats de cinq ans du président et du vice-président de la République (des positions honorifiques sans pouvoir réel), tandis que l’on abolissait le pouvoir à vie au sein du Parti. Par ailleurs, l’accent était mis sur la « direction collective », considérée comme le seul moyen d’éviter les dérives du pouvoir personnel. Pendant les années 1980, la direction du PC, soucieuse d’éviter la répétition de la tragédie de la Révolution culturelle, rendait une certaine autonomie à l’appareil d’État. Dès 1980, Deng Xiaoping déclarait :  « Il est temps pour nous de distinguer les responsabilités de l’État de celles du gouvernement et de cesser de remplacer le premier par le dernier ». Cette politique allait culminer avec le discours de Zhao Ziyang au 13ème congrès du Parti communiste préconisant la « séparation du Parti et de l’État ».

Le renforcement de l’autonomie de l’appareil d’État devait permettre d’éviter les tragédies causées par l’hégémonie absolue du Parti prônée par Mao.

La répression du mouvement pour la démocratie en 1989 a mis un terme à cette évolution. Dès 1992, Jiang Zemin cumulait le secrétariat général du Parti, la présidence de la République et celle de la Commission militaire du comité central, allant à rebours des mesures prises au lendemain de la mort de Mao. Toutefois, après le 14ème congrès de 1992, Deng allait imposer une limite informelle de deux mandats pour le secrétaire général afin d’éviter les luttes de succession qui avaient ébranlé le Parti depuis 1949. Dès 1992, il désignait Hu Jintao pour succéder à Jiang Zemin, et en 2007, la direction nommait Xi Jinping successeur de Hu en 2012. Ainsi étaient évités les affrontements de faction qui avaient failli causer la perte du Parti. De même, le renforcement de l’autonomie de l’appareil d’État devait permettre d’éviter les tragédies causées par l’hégémonie absolue du Parti prônée par Mao au cours des vingt dernières années de son règne.

De nombreux spécialistes affirmaient alors que, contrairement à la plupart de ses homologues, le parti communiste chinois avait réussi à institutionnaliser le processus de succession et par là-même, la pérennité de son pouvoir. Ils parlaient alors d’« autoritarisme résilient »[4].

Les mesures adoptées au 19ème congrès du Parti en octobre 2017 et au cours de la dernière session de l’Assemblée populaire nationale vont précisément à rebours de l’évolution imposée par Deng Xiaoping. L’abolition de la règle des deux mandats n’est qu’un des changements imposés par Xi Jinping. Dès son premier mandat, il a entrepris de concentrer la plupart des pouvoirs entre ses mains : par le biais des petits groupes dirigeants (lingdao xiaozui) qu’il présidait à l’intérieur du Parti, il a retiré au Conseil des affaires de l’État une grande partie de ses attributions, ce qui s’est manifesté par la mise en retrait du Premier ministre, devenu un simple exécutant. S’appuyant sur la Commission centrale de contrôle de la discipline présidée par Wang Qishan qui vient d’être nommé vice-président de la République malgré son âge, il a fait taire les oppositions éventuelles au sein de la direction du Parti.

Les amendements constitutionnels et la restructuration du gouvernement ne sont en réalité que la légalisation de ses précédentes actions. Xi Jinping a complètement inversé l’évolution qui, depuis le lancement des réformes avait consisté à mettre en œuvre une division claire des tâches entre le Parti et l’État (ce qui n’empêchait pas, naturellement, le Parti de jouer un rôle prééminent). Dans son discours au 19ème congrès il n’avait cessé de répéter que le Parti dirige « le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest » ; en mars de cette année, la direction du Parti, déjà inscrite dans le préambule, a fait son entrée dans l’article 1 de la Constitution et la « réforme des organes centraux » l’a mise en musique.

La plupart des organes de l’administration dépendent maintenant des commissions et des départements du Parti. Prenons l’exemple des médias : la télévision centrale de Chine (CCTV), la télévision chinoise à l’étranger, China Global Television, qui dépendaient de l’administration de la presse et des publications du Conseil des Affaires de l’État, sont transformées en Voix de la Chine, qui passe sous la direction du département de la propagande du PC, comme le cinéma. Autre exemple particulièrement significatif : la commission des minorités nationales, le département des affaires religieuses, le Bureau des Chinois d’outre-mer du Conseil des Affaires de l’État disparaissent et ces questions seront directement réglées par le Département du Front uni du Parti. Une nouvelle Commission de supervision de la discipline est créée. Elle donne de fait tout le pouvoir de surveillance des fonctionnaires et des cadres à la Commission centrale de contrôle de la discipline du Parti qui jusque-là ne pouvait contrôler que les membres du Parti, et est devenue une véritable police au service de Xi Jinping. Enfin, le bureau des fonctionnaires est absorbé par le département de l’organisation du Parti et les petits groupes dirigeants informels créés par Xi pendant son premier mandat sont transformés en commissions du Parti.

Ce terme de gaige – réforme  connoté positivement depuis quarante ans, désigne aujourd’hui un renforcement de l’autoritarisme.

Ce « grand bond en arrière » est qualifié de réforme, et il s’agit effectivement d’une réforme du système politique. Simplement, ce terme de gaige (réforme), connoté positivement depuis quarante ans, désigne aujourd’hui un renforcement de l’autoritarisme. Xi Jinping continue d’affirmer sa volonté de gouverner selon la loi, et de mettre en œuvre la Constitution. Simplement, les articles qui dans cette Constitution limitaient les pouvoirs du Parti et de l’État, sont amendés pour renforcer la domination du Parti sur l’État. Au cours de son premier mandat, de nombreuses lois ont été adoptées qui vont toutes dans le sens du renforcement de la dictature : la loi sur les secrets d’État est extrêmement large et peut viser toute personne qui rend publique une quelconque information sur des institutions ou simplement sur des événements qui se déroulent en Chine – elle a servi à condamner de nombreux avocats défenseurs des droits de l’Homme – ; la loi sur les ONG internationales rend extrêmement difficile l’enregistrement de ces ONG et les soumet à un contrôle tatillon pour renouveler chaque année leur habilitation. L’espace d’autonomie informel que les ONG, les avocats, les journalistes, les réseaux sociaux étaient parvenus à créer pendant les années de pouvoir de Jiang Zemin et Hu Jintao (1992-2012) s’est dramatiquement réduit.

Seul un nouveau timonier pourra guider la Chine.

De fait, dès son arrivée au pouvoir, Xi Jinping a décidé que le seul moyen d’éviter que la Chine ne suive le chemin de l’Union soviétique consistait à donner le pouvoir à un homme fort capable de reprendre en main le Parti et d’en faire une machine efficace pour mettre en œuvre la politique qu’il a élaborée. Convaincu que la direction collective et la politique du consensus avaient conduit à l’émiettement du pouvoir, à l’affaiblissement du Parti et à la création de groupes d’intérêts qui ne pensaient plus à l’intérêt national, il a décidé de reprendre les choses en main, avec l’idée que seul un Grand Timonier pourra guider la Chine. Pour cela, il n’a pas hésité à recourir aux vieilles recettes qui avaient si bien réussi à Staline (plus qu’à Mao Zedong) : s’appuyant sur la Commission centrale de contrôle de la discipline dirigée par son homme de confiance Wang Qishan, il a à la fois terrorisé les affairistes qui s’étaient installés à la tête du Parti et éliminé ses rivaux potentiels. Pour consolider son pouvoir, il a fait entrer sa pensée dans la charte du Parti et dans la Constitution, ce qui, d’ores et déjà, lui assurait un pouvoir bien supérieur à ses prédécesseurs et garantissait sa longévité au sommet : car qui, mieux que Xi Jinping, peut interpréter la « pensée de Xi Jinping du socialisme aux couleurs de la Chine pour la Nouvelle ère » ? En décrétant une « Nouvelle ère » dominée par sa pensée, il s’accordait le pouvoir suprême sans limite. Il ne restait plus qu’à modifier la Constitution pour montrer qu’il n’hésitait pas à briser les tabous.

Les changements adoptés au cours des six derniers mois ne sont pas des changements de nature : en effet, quelles que soient les déclarations des dirigeants successifs, le gouvernement a toujours travaillé sous la direction du Parti, son chef a toujours été le numéro deux (ou trois) du Parti, les principaux ministres sont membres du comité central. Les décisions importantes ont toujours été prises dans le Parti et non dans le gouvernement. La nouveauté, c’est que Xi Jinping a non seulement encouragé la mise en œuvre d’un nouveau culte de la personnalité, mais aussi déchiré le masque de l’ouverture du régime. Il affirme ouvertement devant la Chine et le monde que la République populaire est dirigée par un « timonier » qui contrôle un parti communiste disposant de tous les pouvoirs. Il construit ainsi ce qu’on pourrait appeler un système néo-totalitaire moderne.

Le néo-totalitarisme de Xi Jinping n’a pas besoin de recourir à la terreur à grande échelle.

Xi n’est pas Mao, car il ne joue pas le même rôle historique, ni ne jouit du même charisme que le grand Timonier. Xi n’est pas non plus Deng, car il ne symbolisait pas une ligne politique en arrivant au pouvoir, et ne dispose pas non plus du pouvoir charismatique de son prédécesseur. Pour renforcer sa position, il a besoin de procéder à des changements institutionnels qui mettent les institutions à sa botte. Il doit aussi recourir à une police qui étouffe dans l’œuf toute tentative d’opposition : Sécurité publique pour les simples citoyens, Commission centrale de contrôle de la discipline (CCCD, devenue Commission de supervision) pour les cadres du Parti. Cette utilisation de la CCCD rappelle plus Staline qui s’appuyait sur le NKVD que Mao qui préférait manipuler les masses pour atteindre ses objectifs. L’idéologie nationaliste au service de laquelle il met son pouvoir personnel fait également penser au fascisme : « un peuple, un État, un timonier ».

Le néo-totalitarisme de Xi Jinping n’a pas besoin de recourir à la terreur à grande échelle. Pour faire taire les oppositions, il utilise ce que peuvent apporter les nouvelles technologies à la mise en œuvre du contrôle social : l’intelligence artificielle, la reconnaissance faciale, les téléphones mobiles permettent de surveiller les individus considérés comme dangereux. Ce contrôle est d’autant plus facile à mettre en œuvre que tous les citoyens chinois utilisent ces technologies : on paie ses factures avec son téléphone, on achète ses billets d’avion sur internet, on communique avec ses camarades sur WeChat (ou weixin), le WhatsApp chinois. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme de servitude volontaire qui permet de réduire largement l’ampleur de la répression.

Il suffit de procéder à quelques arrestations et à quelques violences pour décourager les éventuels opposants. Ainsi, en juillet 2015, plus de 300 avocats défenseurs des droits de l’Homme ont été interpellés par la Sécurité publique. Seuls 25 d’entre eux ont été arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison tandis que certains étaient libérés après avoir été torturés et intimidés. Les autres hésitent aujourd’hui avant de continuer leur  combat. Les nouvelles technologies de surveillance permettent de cibler la répression, évitant ainsi de provoquer de fortes réactions dans la population.  Pendant ce temps, les médias chantent les louanges du nouveau timonier, tandis que les journalistes étrangers affirment que la majorité de la population soutient Xi Jinping, en raison de la détermination dont il a fait preuve dans on combat contre la corruption.

En 1976, ces mêmes observateurs s’émerveillaient de l’enthousiasme des Chinois pour le Grand timonier. Mais cette année-là, le 5 avril, plus de 100 000 personnes déferlaient sur la place Tiananmen pour dénoncer sa dictature. L’histoire se répètera-t-elle ?


Jean-Philippe Béja

Sinologue, Directeur de recherche émérite CNRS-CERI-Sciences-Po