Littérature

Le livre de la mère (à propos du premier « roman » de Violaine Huisman)

Écrivain

Premier récit plein de ferveur, plus que véritablement roman, Fugitive parce que reine s’affirme comme le portrait d’une mère d’une beauté hors du commun et d’un caractère impossible dont le destin sombre apparaît troué d’éclats et de rechutes. C’est aussi l’acte de naissance d’une belle écrivaine.

Le livre de la mère : c’est un peu un genre en soi, dans l’histoire moderne de la littérature… une histoire où ce sont souvent des fils, du reste, qui ont tenu la plume de l’hommage, du tombeau. Or, peut-être par le simple fait du hasard, il semble qu’il y ait eu récemment nombre de récits, souvent à succès, qui aient été écrits par une fille pour (ou contre) sa mère, dans le souvenir en tout cas d’un personnage fort, parfois d’essence presque tragique, qui interroge inévitablement le rapport aux hommes, aux père, et les processus de transmission, d’émancipation. Bien sûr, il y a eu Colette et Duras, il y a Annie Ernaux, mais on remarquera qu’à des degrés divers, et de façon évidemment différente, Delphine de Vigan (Rien ne s’oppose à la nuit, 2011), Chantal Thomas (Souvenirs de la marée basse, 2017), Eva Ionesco (Innocence, 2017) ou encore Christine Angot (Un amour impossible, 2015) ont, parmi d’autres, écrit les actes individuels d’une sorte de procès plus général en cours aujourd’hui. Est-ce encore la fameuse « affaire Weinstein » qui réoriente le regard, pour faire mieux sentir qu’être « écrivaine » n’est pas toujours allé de soi, dans un monde de fils ?

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Même si on ne se pose pas forcément la question, on ne peut s’empêcher d’y penser en découvrant le premier « roman » de Violaine Huisman, Fugitive parce que reine, au beau titre emprunté à Proust (encore un fils à maman…). Rien d’Albertine, pourtant, dans le personnage principal dont ce récit plein de ferveur – qui nous entraîne sans oser toujours reprendre son souffle – restitue l’aura particulière : c’est une mère d’une beauté hors du commun, d’un caractère impossible, au destin sombre troué d’éclats et de rechutes. Livre de la mère, Fugitive parce que reine est d’abord un portrait de femme(s), une chronique de la génération, depuis la deuxième guerre mondiale jusqu’au présent de l’auteure, qui n’a pas quarante ans. Violaine Huisman tire le fil de sa famille un peu décousue, défaite par le décès de sa maman si spéciale, et le récit prend toute sa force quand, abandonnant les séquences-patchwork de souvenirs très écrits de la première partie, elle suit l’ordre chronologique d’une vie avalée, parfois dévalée, on ne sait plus, à toute allure… C’est la vie de Catherine, née dans un milieu modeste d’une mère danseuse violée très jeune par une sorte de beau gosse douteux qui fera, faute de mieux, un père provisoire, vaguement proxénète, faux rescapé des camps, vite abandonné à ses ombres. Catherine est un bébé plus que fragile, qui passe ses premières années seule à l’hôpital, survit avec une jambe plus courte que l’autre de plusieurs centimètres, fait tout enfant l’apprentissage de l’hostilité du monde, ne s’adapte pas à l’école, très tôt affirme son caractère farouche et sa verve sans limite, se sauve enfin en devenant à son tour danseuse : une femme hors-norme, d’une beauté qu’on remarque, entre toutes. Cette femme va d’abord se marier avec un amoureux gentil, connaître le petit confort d’une famille, puis la passion folle en rencontrant un homme riche et original, philosophe et entrepreneur, qui deviendra le père de Violaine et de sa sœur Elsa…

L’histoire de ce couple, qui commence par un voyage à Venise, va de crise en retrouvailles dans les beaux quartiers, embardées en Jaguar, infidélités, dépression, etc. L’argent ne manque jamais, ni les drames dans la famille du père que Violaine Huisman rebaptise Antoine, personnage fantasque de « coureur » érudit, dont l’amour semble aussi inépuisable que le compte en banque. Catherine boit, Catherine fume, danse, invente un quotidien parfois chaotique mais volontiers enchanté. Elle a aussi une longue liaison avec son amie Claude, qu’elle abandonnera plus tard avec une sécheresse sans mot, d’une violence radicale : elle file, fuit l’ennui, nourrit sa vie de désirs et d’angoisses dans une sorte de course contre l’enfance où ne disparaissent jamais vraiment la figure ambivalente de sa mère, ni le fantôme trouble de son père abusif. On traverse avec elle, et les espèces de minutes scrupuleuses qu’en tient sa fille, une certaine époque, un certain Paris, et ce parcours est haletant, qui pourtant n’a rien de romanesque. Fugitive parce que reine reste, pour le meilleur, un récit – quand Eva Ionesco, par exemple, faisait d’Innocence, sur un  sujet assez voisin, une sorte de fantasmagorie post-modianesque, dont la beauté strictement littéraire semble avoir échappé à beaucoup, sans doute voilée par l’aura « people » de son auteure. Si le récit est ici poignant, c’est qu’on devine, dans le désir de justesse de l’écriture, le souci d’identifier la mère perdue : comme on reconnaît un corps ; comme aussi, peut-être, on peut se reconnaître soi-même dans le miroir toujours incomplet de sa génitrice. Violaine se dit dans les errances et fulgurances de sa mère Catherine, et ce qu’elle suggère de ses rapports aux autres, aux hommes, est dans la ligne de ce travail de reconnaissance, dont la vérité demeure une affaire de style, de foi dans le sérieux d’un livre. Rien de décoratif, d’inutilement anecdotique : Fugitive parce que reine engage la vie, si on peut le dire ainsi.

Nul paradoxe alors à ce que la dernière partie du livre s’écrive dans l’ombre de la mort de la mère, une fois qu’elle est annoncée : ce que furent ses dernières années, comment se font les obsèques. Est-ce la clausule d’un destin ? On pleure aux dernières lignes, parce que c’est la voix simple de l’enfant disant l’adieu, l’impossible et l’ordinaire de la séparation, qui achève en beauté le portrait. Mais on s’interroge aussi sur ce qui fait, comme on le dit banalement, le sens d’une vie… Cette femme adorée et souvent si peu aimable, n’est-elle pas rattrapée, dans le tableau pourtant fervent qu’en fait sa fille, par les codes qu’elle a tant fuis ? Retirée à Dakar, celle qui est devenue la « toubab » ne s’est pas affranchie de la nécessité de séduire, d’exercer ainsi une forme de pouvoir qui n’est plus possible qu’en Afrique, semble-t-il, parce que le temps, simplement, a passé. Quelque chose crée alors comme un malaise… Soumise à ce besoin d’avoir une place (royale ?) – cela passe par la provocation, le panache, l’outrance même des excentricités – la femme libre est prisonnière, d’une certaine façon, du lien qui la fait exister dans la domination des hommes. Séductrice parce que fugitive, essayant d’échapper à son destin initial par le jeu de sa beauté, et l’intelligence inouïe qu’elle y met sans relâche, Catherine n’a jamais cessé d’être la rivale de sa mère, au fond, et quand celle-ci disparaît, quelque chose se referme, qui dit la détermination non résolue d’un parcours de fille. Bien sûr, il serait excessif de réduire la singularité d’une vie – et d’une vie si formidablement engagée dans un certain élan de liberté – à une sorte de fatalité socio-psychologique… Mais la force du livre de Violaine Huisman est aussi de préserver le lecteur des jugements trop univoques : ni bonne, ni mauvaise, égoïste et irrésistible, prise dans son temps comme éprise d’une sorte d’ailleurs indécis, cette « reine » n’a pas à être sympathique ou modèle. Ce fut une mère, ce ne fut pas simple : de cette difficulté est née, aussi, une belle écrivaine.

Violaine Huisman, Fugitive parce que reine, Gallimard, 2018.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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