Ecologie

Les aventures écologiques du libéralisme

Philosophe

Dans une série de trois articles sur les politiques de l’écologie, le philosophe Pierre Charbonnier interroge la façon dont les trois principaux grands blocs idéologiques modernes – le libéralisme, le conservatisme et le socialisme – intègrent dans leurs discours des éléments environnementaux, des éléments qui ont trait aux conditions physiques, biologiques et territoriales de l’existence collective. Premier volet : le libéralisme.

La situation politique de l’écologie interroge. Apparemment fixés depuis une génération sous la forme d’un parti impliqué dans la représentation démocratique – Les Verts, puis EELV, le discours et le mouvement écologiques débordent pourtant largement ce cadre. De plus en plus marqué depuis les années 2000, le recours tous azimuts à des arguments environnementaux, que ce soit du côté du pouvoir ou des contestations, alimente la perplexité, et peut-être la confusion. Quelle politique est adéquate pour répondre à la vulnérabilité des milieux naturels ? Dans quelles coordonnées idéologiques l’exigence d’une limitation environnementale de l’activité économique, d’une responsabilité écologique des personnes et de l’État, peut-elle s’exprimer ? Et si l’écologie n’appartient à aucun parti, à aucune frange particulière du spectre politique, alors comment se repérer dans la variété des discours publics sur l’environnement ? Les essais qui suivent tentent de répondre à ces questions en interrogeant la façon dont les trois grands blocs idéologiques modernes principaux que sont le libéralisme, le conservatisme et le socialisme, intègrent dans leurs discours des éléments environnementaux, des éléments qui ont trait aux conditions physiques, biologiques et territoriales de l’existence collective.

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En suivant les analyses classiques de Karl Polanyi, on définira provisoirement le libéralisme comme le mouvement qui attache à la personne des droits inaliénables et universels, et pour lequel la concrétisation de l’autonomie individuelle et collective est fournie par l’accès à la prospérité matérielle au sein de marchés libres. Le conservatisme et le socialisme sont des réponses à cette impulsion libérale de la modernité : le premier mouvement cherche à réinstaurer une autorité verticale d’inspiration monarchique et religieuse, et à donner une référence nationale, voire raciale, au corps social ; le second accepte la théorie libérale du progrès mais prend acte des formes spécifiques d’exploitation et d’inégalité induites par l’industrie et le marché mondial, pour protéger la société contre ses propres tendances destructrices.

Nous obéirons dans les trois essais qui suivent à un fil directeur simple [1]. Il consiste à montrer que la raison politique moderne, depuis le 18e, voire le 17e siècle, est saturée de références à l’exploitation de la terre, à l’industrie, au partenariat qui se noue entre les hommes et leur milieu. Cela ne signifie pas qu’une norme écologique limiterait ou encadrerait l’action collective dès cette époque lointaine, mais tout simplement que le politique ne s’est jamais pensé hors du monde. Au-delà des arrangements institutionnels et des valeurs que chacun de ces trois mouvements promeut, on trouve donc aussi en eux une façon d’orienter l’usage du monde.

Plus encore, nous voudrions montrer que la différenciation entre libéraux, conservateurs et socialistes, toujours en partie valable aujourd’hui, peut être décrite comme une divergence quant à l’usage du monde, une divergence entre trois façons de nouer le destin des hommes et des choses. Et même si le paysage politique a profondément changé au cours du temps, notamment parce que les trois mouvements issus de la modernité se superposent de plus en plus, même si l’urgence de la protection de la Terre s’est affirmée comme une nouvelle composante du débat démocratique, l’écho des options prises il y a quelques siècles persiste. Il colore toujours les discours actuels et permet de prendre nos repères dans les politiques de l’écologie.

Commençons ce parcours par le système de pensée économique et politique qui constitue à bien des égards le cœur de la modernité occidentale, à savoir le libéralisme.

Et si c’était la richesse naturelle du territoire américain qui rendait possible l’émergence d’une société démocratique ?

De son voyage en Amérique, Tocqueville a rapporté l’un des récits fondateurs de cette école de pensée. La société qu’il décrit a selon lui intégré les valeurs républicaines et démocratiques de la liberté et de l’égalité comme une seconde nature : nés du refus de la domination exercée par l’aristocratie anglaise, les États-Unis entrent d’emblée dans l’histoire comme une nation autonome. La liberté est leur raison d’être, l’égalité est par principe la condition des hommes qui l’habitent, et cela d’où qu’ils viennent. De la Démocratie en Amérique, publié entre 1835 et 1840, n’est pas connu pour être un essai sur la dimension économique du libéralisme : Tocqueville s’y attache en priorité aux facteurs institutionnels et moraux qui expliquent la réussite américaine et qui en font un modèle à la fois pour l’Europe et pour la science politique en général. Il reconnaît pourtant, comme la plupart des libéraux, que l’un des bénéfices principaux que tire un peuple de la révocation des tyrans est l’ouverture des possibilités économiques. Un gouvernement limité, le respect des droits, et l’égalité des opportunités, tout cela n’a au fond pas de meilleure traduction que le développement des affaires et de l’industrie. Des vagues successives de migrants s’établissent alors sur un État-continent où la liberté et l’abondance semblent indissociables. Une nation riche et prospère, des citoyens capables de placer leurs espérances dans la jouissance des biens de ce monde et de ne pas laisser la faim leur dicter des passions tumultueuses, tout cela découle en principe d’une saine résolution à appliquer les principes libéraux à la lettre, et parmi eux en particulier la mise en place d’institutions protectrices de la propriété.

Tocqueville évoque pourtant dans un chapitre étrange, et pour cette raison particulièrement intéressant, une hypothèse radicalement inverse. Et si c’était au contraire la richesse naturelle du territoire américain qui rendait possible l’émergence d’une société démocratique ? Autrement dit, dans des termes qui ne sont pas les siens, y a-t-il des conditions écologiques à l’égalité et à la liberté ? Notre auteur appelle cela des causes « accidentelles ou providentielles », et il désigne par là l’étendue quasiment illimitée de terre disponible, fertile, la présence de minéraux, de forêts, de tout ce qui en définitive peut faire envie à l’homme, mais aussi l’absence de rivaux à ses frontières. Aux détails près que constituent l’élimination des populations amérindiennes – qui de toute façon « ne pensaient point à utiliser les richesses naturelles du sol » – et la déportation de millions d’esclaves dans les plantations du grand Sud, les Américains disposent d’un trésor qu’il ne leur reste plus qu’à exploiter. « Leurs pères, dit Tocqueville, leur ont donné l’amour de l’égalité et de la liberté, mais c’est Dieu même qui, en leur livrant un continent sans bornes, leur a accordé les moyens de rester longtemps égaux et libres. » Puis quelques lignes plus loin, « aux États-Unis, ce n’est pas seulement la législation qui est démocratique, la nature elle-même travaille pour le peuple ».

Pas de prospérité sans propriété et marché, dit la doctrine officielle du libéralisme ? La doctrine officieuse, elle, suggère l’inverse.

Cette idée n’est sans doute pas si étrange pour un lecteur contemporain, surtout si celui-ci est déjà conscient du rôle que joue l’abondance des ressources dans la construction du projet moderne. Mais pour un libéral comme Tocqueville, elle résonne comme la trahison d’un petit secret – un secret déposé au fond du dispositif libéral et que personne, chez ceux qui entendent défendre cette doctrine, n’aime voir ébruité. D’ailleurs, lui-même relativise quelques pages plus loin cette supposition en rappelant que les colons espagnols n’ont jamais aussi bien réussi en Amérique du Sud, qui présente pourtant des opportunités similaires. Ce secret, résumons le ainsi : le pacte qui s’est noué entre croissance économique et démocratisation de la société, dont l’économie politique du 18e siècle est sans doute la première formulation conséquente, suppose que d’abondantes réserves de terres et de richesses (essentiellement de l’énergie) soient disponibles – ou rendues disponibles. La dynamique vertueuse des intérêts individuels et des institutions égalitaires, qui fait la fierté des libéraux jadis comme aujourd’hui, ne peut fonctionner durablement si elle n’est pas alimentée par un afflux matériel suffisant.

Pas de prospérité sans propriété et marché, dit la doctrine officielle du libéralisme ? La doctrine officieuse, elle, suggère l’inverse : c’est l’exploitation intensive des richesses naturelles qui rend possible la genèse d’une société égalitaire. Ainsi la libération des hommes est avant tout la désinhibition des instincts productifs, qui ne peut se réaliser sans une certaine marge de manœuvre écologique.

Si l’on considère l’histoire du libéralisme sous cet angle, un certain nombre de choses apparemment anodines peuvent nous revenir en mémoire. On se souvient par exemple que, bien avant Tocqueville et les économistes, John Locke décrivait au 17e siècle, dans le Second traité du gouvernement civil, le citoyen typique d’une république libre comme un paysan capable de rendre productive sa terre. La propriété privée, concept central de la pensée et du gouvernement libéral, est conquise par le défrichage, l’assèchement ou l’irrigation, le labour d’une terre : la capacité à faire plier une nature avare de ses dons et à prémunir sa famille du manque est, dans l’Europe préindustrielle, le principal symbole du progrès. C’est à la force des bras et de la charrue que la condition civile se gagne, et toute communauté réputée incapable de socialiser la nature sera privée de la protection du souverain, et sa terre saisie. Le libéralisme, qui a conquis l’Europe et le reste du monde pendant la période industrielle, est d’abord une idéologie terrienne, agraire, hantée par la perspective de la rareté, et qui investit l’essentiel de son espérance dans la résolution techno-scientifique et marchande de ce que Keynes appelait le « problème économique ». Plusieurs historiens ont montré que le premier libéralisme était attentif à la durabilité, la soutenabilité, de son modèle économique : il s’agissait d’optimiser l’usage des ressources tout en garantissant leur reconstitution. Mais cette précaution liée aux connaissances agronomiques a été battue en brèche lorsque les stocks d’énergie fossile ont été découverts et exploités : désormais, s’affranchir des limites naturelles allait devenir un horizon réaliste.

L’idée d’une illimitation de la puissance humaine vient s’effondrer dans la crise écologique et climatique.

Dans un contexte où la vie était brève et l’avenir incertain, ce pacte libéral a eu un succès absolument phénoménal, et pas seulement chez les classes dominantes. L’émancipation juridique et la perspective de l’amélioration matérielle ont constitué pour longtemps l’horizon des espoirs et des luttes, par-delà même leur socle libéral initial. L’illimitation conjointe de la raison économique, du déploiement des forces productives, et de la démocratisation a défini le progrès, mais aussi négativement ses contestations.

Or deux choses séparent cette période triomphale du présent : nous avons bien moins de raisons qu’auparavant d’adhérer à cette mythologie progressiste, notamment depuis la catastrophe de 1940, et l’idée d’une illimitation de la puissance humaine vient s’effondrer dans la crise écologique et climatique. La reconfiguration de la Terre à des fins productives peut conduire à la discorde, à l’arbitraire et à l’aliénation, elle peut aussi céder sous son propre poids et saper ses propres fondements. Tout cela nous laisse face à une question aussi élémentaire qu’angoissante : le ressort de la démocratisation est-il brisé pour toujours ? Inutile de réserver au lecteur un suspense artificiel : c’est selon nous l’acception libérale du progrès, le pacte entre croissance et émancipation, et seulement elle, qui est remise en cause.

En quoi les libéraux actuels sont-ils les héritiers de ce problème écologique inscrit au cœur de leur doctrine favorite ? Un manifeste récemment publié révèle par exemple avec candeur le soubassement de l’écologie libérale du 21e siècle. Il s’agit principalement de montrer que la croissance (et donc la satisfaction du désir d’abondance) est possible dans un monde fini – c’est ce que l’écomodernisme appelle le « découplage ». L’accès à des énergies sobres en carbone (le nucléaire en particulier) et la concentration de la population dans des entités urbaines densifiées à l’extrême permet de soulager la pression exercée sur les ressources. Moyennant quelques arrangements techniques dont on ignore les conséquences à long terme, comme la géo-ingéniérie, le pacte libéral du 18e siècle sort donc indemne de l’épreuve écologique. Un peu plus tôt, dans les années 1980, la modernité libérale avait déjà espéré trouver en elle-même les moyens pour se sortir de l’impasse écologique : il suffisait pour cela, comme l’a théorisé Ulrich Beck dans La société du risque, de rendre le pouvoir économique et politique sensible aux risques industriels et sanitaires. L’écomodernisme et la société du risque sont ainsi des variantes intellectuelles d’une foi progressiste qui, tout en se donnant le nouveau visage d’une utopie futuriste, renvoie sans cesse au mythe de Locke, de Tocqueville, de l’utilitarisme – bref, au vieux pacte libéral.

Actuellement, des consortiums bancaires mettent en place des labels certifiant la qualité environnementale de vos placements, la banque mondiale incite à la responsabilisation des marchés de capitaux internationaux, et les invitations à la consommation responsable se multiplient (car acheter, c’est voter). C’est que l’on considère, en partie à juste titre, que l’organisation économique issue des grands traités internationaux conclus depuis les années 1970 dispose d’une marge de manœuvre réelle pour faire émerger un capitalisme vert. Face à l’alliance spectaculaire entre les intérêts pétroliers et le repli nationaliste dont Trump est le symbole sidérant, la promesse universaliste des libéraux pur jus a trouvé un nouvel élan : Make the Planet Great Again, cela signifie que la réponse au défi climatique passera par une responsabilisation bénévole des marchés, qui constituent la seule institution non répressive (ou qui se définit comme telle) capable de s’adapter à une crise d’une telle ampleur.

Le paysan anglais du 17e siècle a fait la preuve de son appartenance à la civilisation et a mérité ses droits en cultivant la terre pour éviter le manque ; l’investisseur global du 21e siècle construira la civilisation de demain en répondant à l’appel de la Terre.

D’une terre à l’autre, c’est toujours la même tension qui est à l’œuvre. L’exercice sans entraves de la liberté est présenté comme la seule réponse valide aux enjeux écologiques, mais l’empreinte écologique de cette liberté n’est pas toujours prise en compte de façon juste. L’aisance avec laquelle le paradigme libéral s’est reformulé et réaffirmé dans un contexte de crise écologique peut nous frapper. Il mêle en effet des composantes absolument utopiques, qui renvoient à un imaginaire futuriste et optimiste, et des composantes d’une grande trivialité, ou qui se font passer pour telles – comme ces dispositifs de marché, ou l’appel à la responsabilité individuelle. Mais l’écologie libérale s’appuie sur une longue tradition intellectuelle et politique : mieux la connaître permettra sans doute de juger ce que vaut cette réaffirmation.

NDLR : ce texte de Pierre Charbonnier est le premier d’une série de trois publiés dans AOC et titrée « Les politiques de l’écologie ». Ces trois textes ont été réunis en une publication papier, disponible en librairie, dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».


[1] NDLR : ce texte de Pierre Charbonnier est le premier d’une série de trois publiés dans AOC et titrée « Les politiques de l’écologie ». Ces trois textes ont été réunis en une publication papier, disponible en librairie, dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».

Pierre Charbonnier

Philosophe, Chargé de recherche au CNRS

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Notes

[1] NDLR : ce texte de Pierre Charbonnier est le premier d’une série de trois publiés dans AOC et titrée « Les politiques de l’écologie ». Ces trois textes ont été réunis en une publication papier, disponible en librairie, dans notre collection « Les Imprimés d’AOC ».