Football

Le football, passionnément politique

Sociologue

Quand le football va, tout va ? C’est ce que les hommes politiques qui se saisissent de l’actualité footballistique cherchent à faire croire. Petite histoire de la récupération politique de la ferveur sportive, par les élus locaux et nationaux de tous bords.

Le 11 juillet 1982 à Madrid, dans le stade Santiago Bernabeu, l’Italie affronte la RFA en finale du Mundial. À la 69ème minute, le milieu Marco Tardelli marque le but du 2 à 0. Assis aux côtés du roi d’Espagne, le président socialiste de la République italienne Sandro Pertini exulte. Il se lève, se retourne vers les spectateurs assis derrière lui et manifeste avec exubérance son enthousiasme. À la même période en France, la fièvre du football n’a pas atteint le plus haut sommet de l’État. En 1984, François Mitterrand n’est pas présent lors du match d’ouverture de l’Euro [1], pourtant organisé sur le sol national et, durant ses deux mandats, il n’est jamais venu saluer les footballeurs français à la veille d’une grande compétition.

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Trente quatre ans plus tard, le tableau est bien différent. Quelques jours avant le départ de l’équipe de France masculine pour la Coupe du monde en Russie, Emmanuel Macron a rendu visite aux joueurs et leur a tenu un discours d’encouragement organisé autour de quelques mots-clefs à la résonance très politique : unité, effort, confiance. Pour la première fois, un président de la République française s’est ensuite livré longuement sur son rapport au football pour l’émission Téléfoot, diffusée sur TF1, et a eu notamment ces mots  : « Le football est un sport qui compte dans notre pays, du très local à l’international. Le football fait partie de ces quelques sports qui permettent de donner une place, de rêver qu’on a un avenir possible, justement parce qu’il y a des modèles. Nos joueurs, les vingt-trois, ce sont tous des modèles de réussite par le sport, de réussite républicaine ». Dans une interview accordée presqu’au même moment au journal Le Monde, son prédécesseur François Hollande affirme : « En France, tout est politique. Même le sport » [2]. Longtemps peu légitime, comment le football est-il devenu, dans notre pays, une passion politiquement incontournable ?

Des investissements politiques à la mesure des enjeux

On peut d’abord avancer une règle simple. Les enjeux sociaux et politiques s’affirment à mesure que la passion pour un sport se diffuse et se trouve de plus en plus partagée. Si la pratique et le spectacle du football se répandent en France dès le début du XXe siècle, l’engouement français pour d’autres disciplines sportives telles que le cyclisme et la boxe atténuent le succès du football, sans comparaison aucune, en France, avec ce qui se déroule en Angleterre ou en Italie. Le 28 avril 1923 à Londres, 250 000 personnes se pressent à la finale de la Cup (la coupe nationale) au stade de Wembley. Le 13 avril 1924, il y a 30 000 spectateurs à Paris pour la victoire de l’Olympique de Marseille (OM) en Coupe de France aux dépens du club de Sète.

Marseille dans l’entre-deux-guerres est néanmoins un cas intéressant car, s’il faut se garder de tout anachronisme – le club marseillais n’a pas la place qu’il occupe aujourd’hui dans la ville –, on y trouve des indices de politisation, au sens large du terme. Le retour de l’équipe victorieuse de 1924 est salué par plusieurs milliers de personnes. Un cortège d’une trentaine de voitures parées des emblèmes du club parcourt la ville et, surtout, les joueurs et les dirigeants sont reçus à l’hôtel de ville. Dix ans plus tard, l’OM est devenu un club professionnel et ses rencontres réunissent de 10 000 à 15 000 spectateurs réguliers dans son stade. Signe de l’attractivité croissante du spectacle, des personnalités politiques s’affichent parfois en tribunes. En avril 1935, le maire se félicite publiquement d’une nouvelle qualification en finale de Coupe de France : « C’est une très belle victoire et Marseille peut être fière de ses représentants. Il y a une très bonne équipe qui se doit de nous ramener le trophée qu’elle a déjà gagné plusieurs fois. J’irai la féliciter demain après-midi ».

Le football se politise donc relativement vite au niveau local, du moins en certains endroits. Parce que les élites politiques urbaines sont souvent liées aux notables qui dirigent les clubs, parce que s’impose peu à peu l’idée que les résultats sportifs peuvent participer au rayonnement des villes et parce qu’il est difficile d’ignorer l’intérêt grandissant d’une partie de la population de chaque ville pour « leur » équipe, nombreux sont les maires qui portent un œil attentif à ce qui se joue dans les stades et autour du football d’élite. Force est de constater que ce qui est vrai sur un plan municipal ne l’est plus quand on s’intéresse à l’équipe de France. Pendant longtemps, en effet, c’est plutôt l’indifférence qui prime et les joueurs retenus en sélection cristallisent peu la fierté nationale. La passion populaire est plutôt intermittente et ne s’exprime qu’en certaines occasions. L’absence de résultats sportifs probants qui caractérise la longue période allant de 1958 (date de la demi-finale jouée contre le Brésil lors de la Coupe du monde en Suède) à 1982 (qui voit la France s’incliner au même stade de la compétition contre la RFA après un match à la dimension tragique) explique en partie cette situation. Cette situation change singulièrement à la fin des années 1990.

Un avant et un après 1998 ?

C’est désormais un lieu commun de dire que l’organisation de la Coupe du monde en France, couplée à la victoire de l’équipe nationale, a modifié la place occupée par le football dans le pays. Malgré tout, l’élan patriotique suscité par la compétition a bien ouvert une séquence nouvelle.

Certes, le président de la République honorait de sa présence les équipes finalistes de la Coupe de France, selon une tradition inventée en 1927. Très rares étaient toutefois les personnalités politiques de premier plan à afficher publiquement leur passion du football avant 1998. Peut-être Georges Marchais ? Philippe Séguin surtout. À l’occasion d’un entretien donné au magazine So Foot paru en avril 2006, ce dernier avait confié avoir suivi les rencontres de la Coupe du monde 1994 depuis le perchoir de l’Assemblée nationale, grâce à un écran de télévision astucieusement dissimulé. En juin et juillet 1998, les lignes bougent. À mesure que l’équipe de France progresse dans la compétition, Jacques Chirac et son Premier ministre socialiste Lionel Jospin occupent le terrain et rivalisent de petites phrases. Plusieurs jours avant l’ouverture, le président vient saluer les joueurs de l’équipe nationale durant un entraînement. Quand l’un confesse avoir joué en tant que gardien de but avant de se consacrer à la pratique du basket-ball (Jospin), l’autre déclare en marge du match de la France contre le Danemark qu’il aurait beaucoup aimé être goal (Chirac). En voyage officiel à Sienne, le chef du gouvernement se livre au jeu des pronostics devant son homologue transalpin, alors que se présente l’Italie en quart de finale. Quant au président, en voyage au Mozambique, il se dit le plus heureux des hommes face aux victoires françaises. Sa présence s’affirme au fil des tours de sélection. Il s’invite dans les vestiaires, sympathise avec les joueurs, revêt le maillot bleu à la manière d’un Nelson Mandela lors de la Coupe du monde de rugby de 1995. Le soir de la finale, son inculture footballistique transparaît pourtant au moment de la présentation des équipes. Hormis Zidane, il ne connaît manifestement pas le nom des joueurs. Qu’importe, sa cote de popularité connaît une nette inflexion durant les semaines qui suivent la victoire

Mises en scène de la passion footballistique

Il y a bien ici les éléments d’une rupture avec ce qui précédait. Rupture avec le mépris d’une large partie des élites intellectuelles qui avaient fait du suivi du football une pratique longtemps honteuse. En 1998, le football sort du cercle des seuls pratiquants et amateurs traditionnels. Désormais objet de discours venus de toutes parts, en quelque sorte il ne leur appartient plus et il gagne en légitimité culturelle. Des livres, expositions, pièces de théâtre lui sont depuis consacrés. Rupture aussi avec les passions sportives déclarées des politiques : la course automobile pour Pompidou, le golf pour Mitterrand, la chasse pour Giscard, le sumo pour le Chirac d’avant Coupe du monde… Séguin a beau déplorer l’opportunisme de ses confrères du monde politique et railler leur manque de constance (« on ne les verra pas en février au Parc, ni pour aller voir un Paris FC – Pacy-sur-Eure »), c’est bien le football qui supplante le tennis, discipline sportive pourtant ô combien estimée et pratiquée par de multiples élus mais ne traversant pas toutes les classes sociales.

François Hollande tait ainsi son passé de tennisman ou de skieur pour mieux se présenter en homme normal et accessible : un amateur de foot aimant les clubs modestes et vantant sa fidélité en la matière (vis-à-vis du FC Rouen, le club de son enfance, par exemple). Mais il faudrait aussi citer Nicolas Sarkozy, fervent supporter du Paris-Saint-Germain, Manuel Valls qui n’a d’yeux que pour le FC Barcelone, ou bien encore Philippe Poutou et avant lui Olivier Besancenot, dont la passion tranche quelque peu avec la position de la LCR qui, en 1978, militait pour le boycott du Mundial dans l’Argentine de Videla…

L’OM atteint la finale de coupe d’Europe en mai dernier ? C’est à qui sera le plus « Marseillais ». Emmanuel Macron et Benoît Hamon font valoir l’ancienneté de leur passion, née du temps du grand OM du début des années 1990, comme bon nombre d’amateurs de football de leur génération en France [3]. Le président en exercice est allé jusqu’à disputer un petit match avec les joueurs olympiens au centre d’entraînement du club l’été dernier. Durant sa campagne, il n’avait pas hésité non plus à jouer sur la fibre footballistique à l’occasion d’un meeting à Marseille. Même Jean-Luc Mélenchon, longtemps réfractaire à un sport symbole du capitalisme le plus débridé (« le foot, c’est l’opium du peuple »), se convertit et se met à suivre les rencontres de l’OM après avoir goûté l’ambiance populaire du Stade vélodrome pour la première fois au printemps. Chose surprenante, il est finalement beaucoup plus difficile aujourd’hui de se dire publiquement antifoot.

Usages et mésusages de la métaphore sportive

Reste alors une énigme : au comment s’ajoute le pourquoi d’un tel retournement. Pour y répondre, il faut élargir la perspective et replacer la séquence ouverte par 1998 dans un certain continuum, un processus dont on trouve des germes dans les années 1970. Les Français vibrent alors déjà devant les exploits européens des clubs de Saint-Étienne ou de Bastia. Mais il y a plus. On assiste alors à un renversement progressif de deux ordres. D’une part, le football a auparavant été façonné sur le modèle industriel, imprégné par la métaphore du travail (les joueurs-ouvriers, les vestiaires avec leurs casiers imitant ceux de l’usine, l’équipe qui joue telle « une mécanique bien huilée », etc.). Peu à peu, les choses marchent en sens inverse et c’est le monde sportif qui est pris comme référence pour l’entreprise et même comme outil de management. D’autre part, l’équipe n’est plus seulement la traduction footballistique de son territoire d’implantation, une sorte de décalque ou de simple miroir. Elle a aussi un effet propre, rejaillit vers l’extérieur et agit sur la société environnante [4].

Dans le Forez par exemple, les succès sportifs s’accumulent dans un contexte très particulier : celui d’une région marquée par les difficultés économiques et sociales, le chômage. Sitôt, le thème de la compensation du déclin industriel surgit. L’AS Saint-Étienne en finale de Coupe d’Europe efface les stigmates, la tristesse d’une ville dont le passé florissant s’est comme évanoui. Parce que la puissance médiatique du football s’exacerbe, la chose se confirme et s’amplifie dans les années 1980, notamment avec l’arrivée de Bernard Tapie à la tête de l’OM. Homme d’affaires en vogue certes, mais surtout self made man et entrepreneur incarnation de l’esprit sportif : un battant féru de concurrence, de challenges et de défis. L’OM qui gagne ? Bon pour l’image et le moral des Marseillais, déclare Gaston Defferre. Important pour qu’on parle de Marseille non pas pour dire qu’il y a eu un règlement de comptes mais pour dire que c’est une ville moderne, dynamique et enthousiaste, ajoute Tapie.

Le slogan de la France « black, blanc, beur » n’arrive donc pas par hasard. Le football est sorti des stades plusieurs années auparavant et il est utilisé comme référent, métaphore dans des registres toujours plus étendus de notre réalité contemporaine, pour reprendre les mots d’Alain Ehrenburg [5]. Métaphore pour l’entreprise donc, mais aussi métaphore politique. Le football infuse partout (regardons les meetings politiques aujourd’hui, ils ressemblent à s’y méprendre aux tribunes des stades avec leurs drapeaux, tee-shirts, slogans). Il est censé nous dire quelque chose de plus général sur l’état de la société. On peut passer ainsi en revue les gloires et les déboires de l’équipe nationale à cette aune. La défaite piteuse de 1993 face à la Bulgarie qui prive la France de Coupe du monde ? Elle est à l’image d’un pays en plein marasme. La victoire de 1998, mais aussi celle à l’Euro 2000 ? C’est au contraire la France rêvée de la concorde politique (cohabitation oblige), du renouveau économique, de l’union nationale et du creuset. Au micro d’Europe 1, Lionel Jospin se compare : « je suis un entraîneur-joueur, un mélange de Jacquet et de Zidane ». Une dizaine d’années plus tard, Nicolas Sarkozy veut la peau de Raymond Domenech, et Roselyne Bachelot parle de racailles. L’allégorie n’a plus le même visage. Déroutes sportives, sifflets contre La Marseillaise, grève des joueurs, affaire des quotas… Ce qui devait faire consensus devient discorde et conflit [6]. Les instituts de sondage questionnent : est-ce là le symbole d’une perte des valeurs en France, le signe du déclin français ?

Au gré des victoires et des défaites, mais aussi des scandales montés en épingle dans la presse ou par quelques intellectuels médiatiques incendiaires, le miroir tendu varie mais le principe de surinterprétation reste inchangé. Tout, autour de l’équipe de France, devient politique parce que le football constitue une sorte d’univers refuge du vivre-ensemble, un substitut à une société fragmentée d’un point de vue politique, social, spatial et générationnel. Or, si le football produit bien du collectif, ce pouvoir est fragile et n’engage aucun avenir. L’espérance placée dans des résultats sportifs apparaît d’autant plus insensée et absurde.


[1] Anecdote justement relevée par Frédéric Says dans son édito politique du 6 juin 2018 sur France Culture : « Comment l’équipe de France est-elle devenue un objet politique ? ».

[2] Voir en ligne : https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/06/08/francois-hollande-le-mieux-est-que-les-politiques-ne-se-melent-pas-des-bleus_5311486_5193650.html

[3] Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football. Sociologie des « supporters à distance » de l’Olympique de Marseille, éditions de l’EHESS, 2010.

[4] Voir plus largement : Marion Fontaine, 2010, « Histoire du foot-spectacle », La Vie des idées

[5] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.

[6] Stéphane Beaud (avec Philippe Guimard), Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus, La Découverte, 2014. Voir aussi par exemple : Jérôme Latta, « L’équipe de France dans le piège identitaire »

Ludovic Lestrelin

Sociologue, Maître de conférences à l'Université de Caen Normandie

Rayonnages

Politique SportFootball

Notes

[1] Anecdote justement relevée par Frédéric Says dans son édito politique du 6 juin 2018 sur France Culture : « Comment l’équipe de France est-elle devenue un objet politique ? ».

[2] Voir en ligne : https://www.lemonde.fr/mondial-2018/article/2018/06/08/francois-hollande-le-mieux-est-que-les-politiques-ne-se-melent-pas-des-bleus_5311486_5193650.html

[3] Ludovic Lestrelin, L’autre public des matchs de football. Sociologie des « supporters à distance » de l’Olympique de Marseille, éditions de l’EHESS, 2010.

[4] Voir plus largement : Marion Fontaine, 2010, « Histoire du foot-spectacle », La Vie des idées

[5] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.

[6] Stéphane Beaud (avec Philippe Guimard), Affreux, riches et méchants ? Un autre regard sur les Bleus, La Découverte, 2014. Voir aussi par exemple : Jérôme Latta, « L’équipe de France dans le piège identitaire »