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Steve Bannon, un léger parfum de fascisme (1/2)

Sociologue

Qui est donc Steve Bannon, cette figure de l’alt-right américaine qui vient se mêler de nos élections en offrant son expérience à l’extrême-droite européenne ? Fort d’un discours brutal et décomplexé, c’est avec le suffrage universel qu’il entend détruire les démocraties occidentales. À quel point doit-on s’inquiéter du relent de fascisme que l’on sent poindre sur les élections européennes de mai 2019 ?

Depuis la débâcle qu’a été le processus de ratification du Traité constitutionnel de 2005, les responsables des instances européennes ont tout fait pour repousser l’ouverture d’un débat public sur la nature et la vocation de l’Union européenne. Et voilà que, à l’occasion des élections européennes de mai 2019, cette résistance va probablement être enfoncée. C’est que les partis d’extrême-droite ont décidé d’instrumentaliser à fond l’accueil des réfugiés pour en faire l’enjeu unique du scrutin ; et comme on n’imagine pas que les autres partis du spectre politique parviendront à déjouer cette focalisation sur la question migratoire, il y a de grandes chances de voir les citoyen.ne.s de l’Union embarqué.e.s dans une rude querelle dont on peut craindre qu’elle ne se réduise à un référendum pour ou contre la présence musulmane en Europe.

Les grandes manœuvres de l’extrême-droite en vue du scrutin de 2019 ont commencé. Les réunions se succèdent, ponctuées de conférences de presse dans lesquelles paradent, tout sourire devant les caméras, la noria des divas de ce camp : Orban, Kaczynski, Le Pen, Salvini, Farage, Meuthen, Wilders, De Wever, Kurz et consorts. Et voilà qu’un nouveau prétendant entend prendre place dans ce tableau. Steve Bannon, la figure la plus en vue de l’alt-right américaine – celui qui a guidé Trump dans sa campagne électorale et servi quelques mois comme conseiller spécial à la Maison Blanche avant d’en être renvoyé par l’entourage du Président lassé de ses saillies séditieuses – a décidé de s’installer à Bruxelles après les élections de mid-term de novembre prochain aux États-Unis et de prendre la direction d’une officine créée par un obscur politicien belge : « The Movement »[1].

Son ambition est de mettre son expérience au service de l’extrême-droite européenne pour la fédérer et la faire triompher en 2019. Dans ses plans, la prise du Parlement européen viendrait parachever l’œuvre qu’il se flatte d’avoir accomplie en assurant les succès du Brexit en Grande-Bretagne et de Trump aux USA. Car une fois ce grand chelem réalisé, l’espoir de refaçonner le cours du monde serait enfin à portée. Faut-il ignorer les rodomontades de Bannon et les tenir pour paroles de mythomane ou doit-on s’inquiéter de sa décision – pour autant qu’elle se concrétise vraiment ? Qui est donc ce personnage ?

La convergence des haines

À longueur de textes, de discours ou d’émissions de télévision, Bannon, portant généralement une chemise noire sous une veste de combat beige, ressasse que son but est de détruire l’establishment mondialisé des démocraties occidentales, en s’inspirant de la démarche révolutionnaire de Lénine. Et c’est bien là ce qui le caractérise : le ton brutal et sans apprêt qu’il utilise pour exposer ses thèses, en répétant comme un credo que la politique est une guerre implacable qui se livre contre un ennemi mortel et ne se gagne que par son anéantissement total. Invité à une réunion publique du Front National à Lille, Bannon a conclu par cette phrase : « Laissez-les vous appeler racistes, xénophobes, nativistes, homophobes, misogynes ou n’importe quoi d’autre – arborerez-le comme une médaille d’honneur !» Si cette formule de « combattant de rue », comme il se qualifie lui-même, plaît aux franges les plus virilistes et belliqueuses de l’extrême-droite, elle rebute les états-majors de partis qui, pour cultiver leur respectabilité et briguer les suffrages, veillent à ne pas trop déroger aux règles de bienséance des régimes démocratiques.

La violence crânement assumée par Bannon puise aux sources des vieilles obsessions de l’extrême-droite américaine qui, de McCarthy au Tea-Party en passant par Goldwater, Reagan et LaRouche, ont toujours alimenté la politique made in USA. Sa cible privilégiée est la « gauche marxiste » tenue pour responsable de tous les maux qui ont hâté le déclin de l’Amérique. Martin Jay en a dressé la liste : instauration de délits de racisme ; apprentissage du sexe et de l’homosexualité aux enfants ; dévalorisation de l’autorité de l’école et des professeurs ; destruction de l’identité par l’immigration de masse ; promotion de l’alcoolisme ; désertion des églises ; création d’un système légal injuste qui ne défend plus les victimes ; développement de l’assistanat ; contrôle et étouffement de la liberté des médias ; dissolution de la famille. Des thèmes qui se retrouvent à présent dans le vade-mecum de la droite fondamentaliste européenne.

Pour renouer avec le passé glorieux, Bannon prône l’éradication de l’ordre économique et cosmopolite imposé par le capitalisme financier et mis en œuvre par des élites de pouvoir – de droite comme de gauche – qui ont trahi et sont corrompues. Et pour rendre leur puissance aux États occidentaux soumis à la globalisation, il préconise d’organiser leur ré-industrialisation, en inversant les flux commerciaux et en reprenant possession de circuits de production massivement délocalisés. Ce qui exige une mesure d’urgence : le rétablissement des frontières pour restaurer une souveraineté bafouée. Cette politique de « nationalisme économique » vise à soustraire les ouvriers et les employés blancs à la concurrence déloyale que les pays à bas coût de main d’œuvre et les migrants de toutes origines font peser sur leurs emplois et leurs salaires.

Comme d’autres idéologues d’extrême-droite, Bannon accompagne ce retour de l’État protecteur d’une exaltation de la supériorité de la civilisation chrétienne, qui serait menacée par l’invasion musulmane d’une part, et par l’hédonisme individualiste propagé par le libéralisme d’autre part. Et, pour faire front à cette double menace, il importe de réactiver le respect intransigeant de la hiérarchie « naturelle » qui dicte aux « inférieurs » – noirs, femmes, LGBT, migrants, juifs, musulmans – de baisser la tête et de raser les murs et les dissuade de réclamer fièrement l’égalité des droits.

L’élection comme formalité

Bannon est aussi réaliste et cynique. À la différence d’autres ténors de l’extrême-droite (dont un excellent exemple est Marion Maréchal créant son « académie »), il ne s’embarrasse pas d’engager une lutte pour l’« hégémonie culturelle » afin de s’assurer d’un ascendant politique de long terme. Il a compris que la conquête du pouvoir par le suffrage universel peut précéder le changement des « mentalités » et la transformation de la société, qu’un gouvernement légitime sera ensuite à même d’imposer par la force. Remporter un scrutin est, pour Bannon, une opération technique qui réclame de faire le meilleur usage des instruments de l’evidence based politics et de recruter les experts en carte électorale les plus affûtés.

La révélation des actions de manipulation politique mises au point par le cabinet de conseil anglais Cambridge Analytica (dont Bannon a été l’un des co-fondateurs et une de ses têtes pensantes) au cours des campagnes du Brexit et de Trump donne la mesure de leur sophistication : traiter les données qui circulent sur les réseaux sociaux afin d’identifier les personnes susceptibles de partager les thèses de l’extrême-droite et leur diffuser des messages confortant leur adhésion ; ou, à l’inverse, dissuader celles qui sont censées s’y opposer de se rendre aux urnes en insistant sur les défauts de leurs champions afin de favoriser leur abstention (comme ce fût le cas pour les minorités américaines abreuvées d’informations martelant les errements d’Hillary Clinton).

Lorsqu’on croit en l’efficacité des méthodes d’analyse et d’influence du comportement électoral, seule compte la décision de cette frange marginale d’indécis dont le vote ou l’abstention provoqués permettront d’obtenir la majorité[2]. Et une fois la victoire reconnue, la voie est libre pour conduire le « redressement national », au mépris souverain des critiques, des oppositions et des résistances que le recours aux organes de répression de l’État aura tôt fait de circonvenir.

Pour comprendre cet usage utilitariste de la procédure démocratique, il faut sans doute rappeler qu’aux États-Unis, la loi autorise le financement privé des campagnes électorales sans aucune limitation de dépenses. Ce que reflète cette apostrophe de Bannon : « Quand on m’a dit que le Brexit a coûté 7 millions de livres, je leur ai demandé : vous voulez dire 70 millions de livres ! C’est quoi ce bordel ! Avec 7 millions de livres, on n’achète rien – ni les données de Facebook, ni de la pub. » Et de l’argent, il n’en manque pas : Bannon est millionnaire (grâce à une transaction juteuse qu’il a faite lorsqu’il était analyste financier) et a le soutien de quelques immenses fortunes qui mettent une partie de leurs dividendes au service de la propagation des idées d’extrême-droite.

Le fascisme soft

Le projet politique de Bannon célèbre la supériorité de la civilisation blanche, le volontarisme politique et la dévotion au leadeur.e qui sauve la « nation » de la décadence. Et si, à l’instar de ses comparses européens, il prône la « démocratie directe », c’est pour fonder une autorité absolue sur l’adhésion inconditionnelle du « peuple » et justifier, en son nom, la suppression de tous les contre-pouvoirs (partis, associations, ONG, syndicats, etc.) et la restriction du droit d’opinion (presse et médias présentés comme diffusant des fake-news, justice aux ordres, menace sur la critique, intimidation et répression des opposants). Bannon consolide cet assaut contre les libertés individuelles par un travail opiniâtre de dépréciation des Lumières, de la Raison et du Progrès, dont le but est d’extirper cette « conscience morale » attachée à l’autonomie individuelle, à la tolérance et aux droits de l’homme qui habiterait les cerveaux la classe moyenne.

Pour accomplir cette tâche prométhéenne, Bannon enjoint de rompre délibérément et spectaculairement avec tout ce que le « politiquement correct » prescrit (afficher fièrement l’homophobie, l’islamophobie, la misogynie, le racisme, le patriotisme, etc.) et d’endosser, sans état d’âme et sans rémission, les positions les plus irrecevables (soutenir que le changement climatique n’existe pas ; soutenir que les néo-nazis et les contre-manifestants doivent être jugés de façon identique ; nier farouchement des faits pourtant avérés ou scientifiquement démontrés) comme les plus inhumaines (défendre la liberté de s’armer en dépit de la prolifération des meurtres de masse ; réclamer la séparation des enfants de migrants mexicains ; n’exprimer aucune compassion pour les victimes de la traque aux clandestins ou aux « assistés » ; interdire l’entrée du territoire à toute personne de confession musulmane). On retrouve, dans cette jouissance à tourner en ridicule l’esprit démocratique, l’essence de la tactique fasciste qui consiste à inciter les individus à contrevenir aux principes d’humanité pour faire céder leurs résistances et les entraîner plus tard au bout d’une logique d’abandon et de chaos[3].

Être « cash », assumer une pensée décomplexée, « ne pas se mentir », oublier la repentance : telles sont les instructions que Bannon recommande de suivre pour assurer le réarmement moral de l’Occident. Il est parvenu à persuader Trump du profit qu’il pouvait tirer en campant sur cette posture – même si ce dernier a dû en rabattre un peu au fil du temps. Le raid annoncé de Bannon sur les élections européennes pose donc aujourd’hui deux questions : a-t-il une chance de rallier l’establishment de l’extrême-droite à son offre de service ; et surtout : le camp des démocrates est-il en situation de balayer ce léger parfum de fascisme que son offensive fait flotter dans les airs ?

Cet article sera suivi d’une deuxième partie d’analyse: « Steve Bannon, face au vieux monde», à paraître demain.


[1] L’information, passée un peu inaperçue, date du 23 juillet. Elle a fait la « une » d’Ouest-France le 10 août dernier, avec une analyse de Cécile Réto, « L’américain Steve Bannon veut la peau de l’Europe ».

[2] Ce qui s’est passé aux USA où l’élection de Donald Trump s’est jouée à 70 000 voix glanées dans quelques circonscriptions-cible de trois Etats (sur 136 000 000 de votes) alors qu’il a obtenu près de 3 000 000 de suffrages de moins qu’Hillary Clinton au plan national.

[3] J. Alexander, « Raging Against the Enlightenment: The Ideology of Steven Bannon », Section Culture, vol. 29, 1-2, 2017.

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Lanzmann, Claude.

Par

« Il ne se laissait jamais faire, pour rien. Il était rigoureusement irrécupérable. Il avait un art extraordinaire de se soustraire à cette fonction symbolique qu’on ne pouvait s’empêcher de lui attribuer... lire plus

Notes

[1] L’information, passée un peu inaperçue, date du 23 juillet. Elle a fait la « une » d’Ouest-France le 10 août dernier, avec une analyse de Cécile Réto, « L’américain Steve Bannon veut la peau de l’Europe ».

[2] Ce qui s’est passé aux USA où l’élection de Donald Trump s’est jouée à 70 000 voix glanées dans quelques circonscriptions-cible de trois Etats (sur 136 000 000 de votes) alors qu’il a obtenu près de 3 000 000 de suffrages de moins qu’Hillary Clinton au plan national.

[3] J. Alexander, « Raging Against the Enlightenment: The Ideology of Steven Bannon », Section Culture, vol. 29, 1-2, 2017.