Hommage

Lanzmann, Claude.

Philosophe

« Il ne se laissait jamais faire, pour rien. Il était rigoureusement irrécupérable. Il avait un art extraordinaire de se soustraire à cette fonction symbolique qu’on ne pouvait s’empêcher de lui attribuer cependant. Et ce fut là le secret de sa puissance, puissance qui s’exprime encore, j’espère, dans ces quelques lignes que j’écris à son propos : Lanzmann nous piège au-delà de sa mort, il nous fait hésiter et balancer sans cesse de l’universel au singulier, et c’est cela qui me le rend si cher. »

 

 

A Juliette Simont.

 

Lanzmann est mort. Claude est mort. La même personne. Le même référent. Et pourtant un infini les sépare : cette mesure impondérable qu’on appelle, précisément, la vie. La première phrase est du côté de l’information ; la seconde du côté de la douleur. La première du côté de l’histoire ; la seconde du côté du cœur. La première est dans la bouche de tous ; la seconde à la racine d’une conscience singulière, dans cet espace sans place qui rattache un être sentant à lui-même et qui fait que certains événements peuvent être, comme on dit si justement, déchirants. Déchirants non pas parce qu’ils coupent, séparent, défont une continuité, mais au contraire parce qu’ils rendent ce nœud qui nous attache à nous-mêmes sensible par la manière même dont il devient insupportable : ils nous font sentir que nous sommes ici, irrémédiablement, dans les coordonnées infiniment précises de notre existence, sans possibilité de sauter hors de soi ou de flotter au-dessus de son corps comme ces esprits des morts dont la superstition dit qu’ils assistent d’en haut à ce qu’on fait à leur cadavre… Lanzmann est mort. Claude est mort. Et nous restons. Mais rester veut dire ici que notre être est tout entier tissé dans l’étrange substance que constitue l’écart entre ces deux énoncés : Lanzmann est mort, Claude est mort…

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Lanzmann est mort. Pour certains, la phrase est indifférente. « Tiens ? Lanzmann est mort… Chérie, tu veux bien me passer le sel ? » C’est un petit fait qui a eu lieu quelque part dans le monde et dont on prend note sans savoir vraiment pourquoi. On n’a, littéralement, rien à en faire, aucun usage. Sinon l’enregistrer, par acquit de conscience journalistique, degré zéro de l’appartenance à un monde commun dans la modalité propre à notre civilisation, le journal. Signe court, parole sèche, aussitôt disparue qu’énoncée. Elle se confond avec son énonciation : il fallait le dire, c’est dit, on peut passer à autre chose. Pour d’autres, sans doute, l’énoncé a un sens : ils ou elles ont vu Shoah, ou lu Le Lièvre de Patagonie, ou suivi telle ou telle position publique de Lanzmann, par rapport à Israël ou autre chose. Ils l’ont aimé ou détesté ; ils comptaient peut-être sur lui ; certains ou certaines se sont même réjouis peut-être de sa mort. « Bien fait », pensent-ils, comme si la mort pouvait venger des prises de position qui nous indignent. La phrase, en tout cas, n’est pas ici indifférente. Elle fait une différence.

Pourtant, ce n’est pas la même différence que celle que fait en moi, comme en quelques autres, la phrase : « Claude est mort. » La première ne déchire rien ; elle s’inscrit au contraire, elle inscrit un objet déjà commun, déjà partagé, à une certaine place dans les cartes que nous avons de notre patrimoine intellectuel. La seconde en revanche fait une différence d’une toute autre nature, car c’est une différence qui est tissée dans l’élément de cette déchirure impossible qui nous renvoie encore plus douloureusement sur nous-mêmes que le cours quotidien de nos vies. Lanzmann est mort. Claude est mort. Deux différences, donc, qui ne sont pas de même nature. La première est du côté de la mémoire ; la seconde du côté du souvenir. La première est générale ; la seconde, singulière. Lanzmann est un concept, Claude une existence.

La philosophie, surtout, était, pour l’existentialiste qu’est toujours resté Lanzmann, une manière de faire sentir l’épaisseur de l’être comme tel.

Il ne serait pas faux de dire que toute l’œuvre et toute la vie de Lanzmann a exploré cet écart littéralement démesuré, c’est-à-dire sans mesure. Dans un article intitulé « Lanzmann philosophe », paru dans le recueil de textes publié chez Gallimard l’an dernier, sous la direction de Juliette Simont, en guise de cadeau d’anniversaire pour les 90 ans du grand homme, j’ai moi-même essayé de montrer que son chef d’œuvre, Shoah, se proposait de passer du savoir abstrait que nous pouvons avoir de ce que six millions de personnes ont été assassinées parce qu’elles étaient considérés comme juives par les nazis, à la réalisation concrète de ce en quoi cela consistait [1]. De même, entre ces deux phrases, « Lanzmann est mort », « Claude est mort », il y aurait l’infranchissable distance qui sépare l’abstrait et le concret, l’idée et la chose, le savoir et sa réalisation. Mais je montrais aussi, dans cet article, que Lanzmann comprenait cette distance dans les termes d’une philosophie qui n’était autre que l’existentialisme, celui de Kierkegaard, de Sartre, de Beauvoir, de Jankélévitch aussi, et que c’était en ce sens qu’il fallait comprendre les nombreuses déclarations, curieusement passées inaperçues, dans lesquelles Lanzmann disait qu’avec son film il n’avait voulu faire œuvre ni d’histoire, ni de mémoire, ni même de politique, mais de philosophie. Philosophie voulait dire pour lui : effort pour conjurer dans la pensée l’abstraction à laquelle celle-ci semble spontanément condamnée. Contrairement à ce qu’on imagine souvent, la philosophie n’est pas un art de l’abstraction ; elle en est un contrepoison, ne serait-ce que parce qu’elle est toute entière tendue vers la précision conceptuelle et que la précision conceptuelle permet de saisir le singulier.

La philosophie, surtout, était, pour l’existentialiste qu’est toujours resté Lanzmann, une manière de faire sentir l’épaisseur de l’être comme tel, d’un être qui ne se soumet pas à la pensée humaine, aux grilles que nous tentons de lui imposer, qu’elles soient morales ou intellectuelles, un être qui résiste et qui reste. Simone de Beauvoir, dont on sait qu’elle fut un des grands amours de Lanzmann, avait eu un mot très juste pour parler du réel : l’ambiguïté [2]. Ambigu veut dire : qui n’est ni bien, ni mal, ni vrai, ni faux, ni sensé, ni insensé, mais aussi qui n’est ni ceci, ni cela, car on ne peut le ranger dans aucune catégorie définitive – c’est ce que c’est, c’est tout, son explication est dans son existence même. Cette tautologie d’une maigreur apparemment sans rémission, à force de se répéter sur elle-même, gagne une épaisseur telle qu’aucune lumière ne peut plus la traverser. Je suis convaincu que non seulement Shoah, mais encore tout ce que Lanzmann a fait, à la fois dans son œuvre et dans sa vie, est un inlassable effort pour faire valoir ce simple fait d’être contre les recouvrements, esquives, vaporisations, sublimations inépuisables que nous pratiquons obstinément.

Il suffit de lire Le Lièvre de Patagonie pour sentir combien la vie de Lanzmann fut animée par cette volonté d’en être, de ce monde, de ne pas le laisser se faire à l’ombre de notre paresse, de notre confusion, de notre peur, d’aller partout où il se fait.

Une expression me vient alors pour caractériser cette trajectoire : la passion du réel. Je ne l’emploie qu’avec embarras car elle a été avancée par un auteur dont Lanzmann voulait bien croire qu’il fût un grand philosophe, mais qu’il considérait comme un adversaire définitif à cause de ses positions antisionistes qu’il jugeait complices de l’antisémitisme structurel que la haine d’Israël a permis de reconstruire dans le paysage politique contemporain. C’est Alain Badiou en effet qui, dans son livre Le Siècle, avait caractérisé le XXesiècle par cette expression : « passion du réel » [3]. Le philosophe entendait par là la farouche détermination des esprits de cette séquence de se sortir des illusions bourgeoises qui avaient caractérisé le XIXesiècle, avec son mélange de relative stabilité au proche et d’extrême violence au lointain (dans les usines et dans les colonies), équilibre mesquin et puissant qui devait voler en éclat avec l’atroce imbécillité de la Première Guerre mondiale. Dès lors, il s’est agi, pour les esprits ardents de l’époque, de plonger dans le siècle, de le faire, sans faillir, au risque de la mort, mais aussi de l’erreur et même de l’ignominie.

Il suffit de lire Le Lièvre de Patagonie pour sentir combien la vie de Lanzmann fut animée par cette volonté d’en être, de ce monde, de ne pas le laisser se faire à l’ombre de notre paresse, de notre confusion, de notre peur, d’aller partout où il se fait. Lanzmann est devenu adulte les armes à la main, en rejoignant la Résistance à 16 ans comme partisan, du côté des communistes. Il n’a jamais eu ce qu’on trouve au contraire à foison chez Sartre : la mauvaise conscience de l’intellectuel bourgeois. Il n’a pas cherché à rejoindre ce siècle tout en s’en sentant séparé. Il y a été précipité d’emblée — et c’est peut-être aussi cela que voulait dire « juif » pour lui : ne pas avoir le luxe de choisir entre être pris ou n’être pas pris par l’histoire ; n’avoir le choix qu’entre l’extermination ou la révolte. Il y a participé encore comme opposant à la Guerre d’Algérie : n’oublions pas qu’il fut l’une des dix personnes incriminées pour avoir signé le « manifeste des 121 », déclarant le droit à l’insoumission dans la Guerre d’Algérie, qu’il était proche de Fanon, figure éminente non seulement de l’anticolonialisme, mais aussi de tous les mouvements qui, des années 1970 jusqu’à nos jours, feront, dans la suite de Black Panthers, de la question de l’identité une question centrale de notre temps — et qu’il ne l’a jamais renié.

Si Le Lièvre de Patagonie a impressionné tant de lecteurs, ce n’est sans doute pas seulement parce qu’il racontait, dans un souffle héroïque et cocasse, mythique et biographique, une vie riche en rencontres, anecdotes, audaces, forfanteries et deuils. C’est aussi parce qu’on y sentait passer un siècle tout entier par le chas d’une voix. S’il fallait d’un mot dire ce que représente Lanzmann pour l’histoire, je dirais qu’il est celui qui transmet le XXesiècle aux générations présentes et futures. Non parce qu’il a cherché à en tirer la leçon. Transmettre ne veut pas dire extraire d’un événement la substantifique moelle, le fantôme désincarné, pour qu’on puisse mettre cette petite vapeur de sens dans une fiole portative et la tenir à la main pendant qu’on s’avance dans les siècles suivants. Transmettre veut dire faire sentir, faire sentir ce qui s’est passé – et rien d’autre. À charge pour chacun de laisser se produire en lui les conséquences de cette expérience. Transmettre veut dire lutter contre l’abstraction, lutter contre la volonté de donner du sens, et donc restituer la réalité même, la sensation de ce qui a eu lieu, quoi qu’on en pense, quoi qu’on puisse en faire, juste parce que ça a eu lieu. Lanzmann est celui par qui quelque chose du XXesiècle peut continuer à nous affecter.

Mais cette question de la transmission du siècle ne vaut pas seulement pour Shoah et ses magnifiques panneaux latéraux. Elle vaut aussi pour les autres films de Lanzmann.

Shoah illustre cela éminemment : il s’agissait dans ce film, on l’a assez dit, d’incarner l’événement. Il est inutile d’y revenir. Mais c’est vrai de toute son œuvre. Le film de 1985 (dont Lanzmann disait lui-même que ce n’était pas tant une œuvre particulière qu’une perspective, parmi d’autres possibles, sur un trésor de 300 heures d’enregistrement, riche de très nombreuses œuvres virtuelles) s’est vu flanqué, comme un immense polyptyque en devenir, de plusieurs gigantesques panneaux. Un vivant qui passe, en 1997 ; puis Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, en 2001 ; Le Dernier des injustes en 2013 et enfin, tout récemment, Les Quatre sœurs, film sorti en salle le mercredi précédant le décès de son auteur.

Cette œuvre ouverte et simplement interrompue semble explorer systématiquement les différentes figures de ce point où le concept rencontre à la fois sa limite et son fondement. Car penser, c’est reconstruire du pensable à partir de quelque chose d’impensable et donc de vrai. Or le XXesiècle peut se définir par la rencontre du réel sous au moins ces trois figures : la mort, la mort pure, sans récit, sans projet, sans conversion — l’extermination ; puis la révolte, la mort convertie, la violence qui fait histoire, le soulèvement des corps ; et enfin la compromission, les mains sales, ce qui se tient à la mesure de l’ambiguïté du réel. Shoah, Sobibor et Le Dernier des injustes forment le triptyque central : le premier, on le sait, ne s’intéresse qu’au mécanisme de l’extermination ; le second à l’organisation de l’unique révolte réussie qui eut lieu dans un camp d’extermination à travers le témoignage extraordinaire de Yehuda Lerner, dont le point d’orgue est ce moment où le visage de Lerner s’illumine au souvenir du meurtre coordonné de plusieurs officiers nazis et transmet au spectateur la terrible joie rédemptrice du meurtre, à la fois inacceptable et inexpugnable ; le troisième est consacré intégralement au témoignage de Benjamin Murmelstein, doyen juif du camp-vitrine de Terezin, que Lanzmann interroge à Rome où il vit en banni depuis la fin de la guerre.

Dans tous les cas, c’est bien l’échec de la morale à appréhender le réel que Lanzman saisit – ou si l’on veut la difficulté de ceux qui n’en furent pas à faire quelque chose de cette expérience qui pourtant les concerne car elle interpelle toute conscience. Les autres films de cette matrice, Un vivant qui passe (1997), sur l’aveuglement du dirigeant de la Croix Rouge en visite dans le camp de Terezin, ainsi que Le Rapport Karski, qui n’est autre qu’une version longue de l’entretien avec Jan Karski, ce résistant polonais qui avait tenté d’alerter les Alliés sur la mise en œuvre de l’extermination par les nazis, déjà largement exploité dans Shoah, peuvent être considérés comme des méditations sur l’envers de ce réel, puisqu’ils décrivent la manière dont certains ont pu éviter d’être pris parce cela même dont ils faisaient pourtant partie. Et le dernier film, Les Quatre sœurs, reprend ces différentes figures du réel mais à travers quatre femmes mises dans des situations impossibles par la machine nazie, l’une devant tuer son propre nouveau-né, l’autre faire des poupées pour les enfants des exterminateurs, l’autre la police du ghetto pour un simulacre d’État juif qu’elle déteste et la dernière profiter d’un convoi de privilégiés négocié directement avec Eichmann pour des raisons encore obscures.

Mais cette question de la transmission du siècle ne vaut pas seulement pour Shoah et ses magnifiques panneaux latéraux. Elle vaut aussi pour les autres films de Lanzmann. Ainsi Napalm, son avant-dernier film — car ce vieil homme tourmenté par l’âge et l’amour a trouvé le moyen de finir deux films entre ses 90 et ses 92 ans —, reprend une histoire qu’il avait déjà contée dans Le Lièvre de Patagonie. Il s’agit de sa rencontre érotique éphémère et impossible avec une jeune infirmière nord-coréenne, alors que Lanzmann participait à une délégation d’intellectuels français invités dans les années 1950 par le jeune État communiste pour assister en direct à l’édification du socialisme. On aurait pu attendre du mémorialiste, qui se rendit pour l’occasion à Pyongyang pour filmer clandestinement quelques plans sur les lieux même de l’aventure, un demi-siècle plus tard, une dénonciation du dernier régime stalinien encore en exercice dans le monde. Mais, au cœur de ce fossile du grand drame du XXesiècle, dans cette forteresse braquée contre le monde entier, où le siècle a gelé son horreur, Lanzmann s’installe confortablement, malicieusement, et raconte, avec une gourmandise littéralement vertigineuse, une simple anecdote, une anecdote cocasse et poétique, un peu stendhalienne, un peu casanovienne, récit d’aventure sans prétention, épopée dérisoire d’un homme qui aimait les femmes et se moquait des armées, suite d’héroïsmes drolatiques sans être jamais tout à fait ridicules (plonger dans une rivière pour aller chercher le sac de sa dame) — bref, une petite histoire, une toute petite histoire, qui occupe néanmoins la quasi-totalité de ce bref film. Lanzmann y confie même au passage sa sympathie de l’époque pour ce régime, sa fidélité indéfectible à la fraternité communiste, acquise dans le maquis pendant les années de Résistance. Il ne fait aucune concession à l’antitotalitarisme de bon aloi qui tient lieu de brevet de profondeur et de moralité à tant d’ « intellectuels » sans œuvre depuis les années 1980. Il ne fait aucun commentaire sur les libertés ou les institutions.

Lanzmann ne se montre nulle part aussi proche de lui-même que dans ce film : irrécupérable, littéralement, et pourtant exemplaire.

Il se contente de montrer différents aspects de la réalité nord-coréenne contemporaine : le musée de l’armée, les grandes statues des dictateurs où les mariés viennent se présenter, etc. Et pourtant, il administre au passage une subtile et cinglante leçon de politique. La dictature ne se manifeste pas dans la transgression de grands principes, dont par contraste pourraient se réclamer plus légitimement les soi-disant démocraties libérales où vous vivons. Il n’oppose pas à l’abjection politique des idées abstraites qu’il est si facile de récupérer en faisant d’autres régimes (les nôtres) des incarnations plus fidèles de ces idées. Il lui oppose la singularité d’un désir sans signification historique, juste l’histoire de deux corps qui se frôlent et veulent se mêler. Mais on sent la violence politique d’autant mieux que la monstration n’est mise au service d’aucune démonstration. La critique du régime policier ne sert aucune cause : l’erratique surgissement d’une lubricité ne saurait constituer un programme politique. Et pourtant. La liberté s’impose d’autant plus qu’elle résiste à toute définition politique qu’on voudrait donner d’elle-même. Lanzmann ne se montre nulle part aussi proche de lui-même que dans ce film : irrécupérable, littéralement, et pourtant exemplaire. L’exigence paradoxale de la liberté à l’égard de la politique est peut-être de laisser valoir quelque chose qui lui soit radicalement hétérogène. Il faut qu’elle ne serve à rien, qu’elle soit exigée au nom de rien, au service de quelque chose d’infondé, qui ne regarde pas l’histoire, la grande histoire – par exemple la pulsion. Napalm présente donc à son tour une figure du réel, c’est-à-dire de cette résistance du singulier au général qui traverse toute l’œuvre de Lanzmann.

Il faudrait aussi parler ici d’Israël. Il faudrait pouvoir montrer que l’engagement de Lanzmann du côté d’Israël est incompréhensible tant qu’on ne voit pas qu’il est aussi une facette de cette passion du réel qui le portait en toutes choses. Cela ne veut pas dire d’ailleurs qu’il ne s’y soit pas égaré, notamment dans les dernières années, où son refus de condamner les politiques de l’ultra-droite israélienne a pu sembler mal inspiré à beaucoup d’entre nous. Mais il n’en était pas moins en cela mille fois plus sérieux, c’est-à-dire sombrement enfoncé dans le réel, que ne le sont toutes ces voix hargneuses qui sont spontanément convaincues, sans savoir grand-chose ni se donner la peine de réfléchir même sur le peu qu’elles savent, qu’elles peuvent distribuer dans cette affaire le Mal et le Bien, les bourreaux et les victimes. Car son soutien à l’État hébreu n’a jamais été exempt d’un certain sens du tragique de l’histoire. Il suffit de voir Pourquoi Israël pour sentir que ce pays était pour lui le lieu non pas d’une réponse, mais d’une question. Israël est le nom d’une ligne de crête, qui risque sans cesse de sombrer d’un côté ou de l’autre, et c’est pour ça qu’il touche Lanzmann. Il semble accompagner dans l’impossible les témoins et même dessiner, par le montage des différents témoignages, le graphe de cette impossibilité. Sauf qu’il n’est pas question de renoncer face à l’impossible. L’impossible est notre condition. On doit être bien pénétré d’un certain sens du tragique de l’histoire dès qu’on se hasarde à dire de quoi que ce soit sur qui touche aux États, à la forme étatique, à cette terrible construction dont les humains se sont dotés, si on ne veut pas sombrer dans la plus ridicule superficialité, doublée d’un nombre incalculable d’incohérences politiques et morales. Il ne s’agit pas ici de défendre la raison d’État, toujours détestable, face aux belles âmes, pourtant bien réelles.

La haine que lui a valu son obstination à rétablir le fait israélien dans sa complexité face aux simplificateurs est elle-même symptôme de la difficulté dans laquelle il était pris.

Il s’agit d’inventer une autre figure de la critique de l’État. Il m’est impossible de développer autant qu’il le faudrait la position que j’esquisse ici et je sais bien que ces quelques mots qui n’ont d’autre sens que d’appeler à plus de subtilité seront accueillis sans subtilité. Qu’il me suffise cependant de dire qu’ils n’impliquent pas d’adhérer au soutien volontairement systématique qui fut celui de Lanzmann envers toutes les tactiques actuelles de l’État d’Israël. Elle signifie simplement qu’une critique à la fois sérieuse et juste des politiques israéliennes ne pourra être faite que si on se pénètre d’abord du point de vue lanzmannien sur la question. Je crois pour ma part que le soutien apparemment inconditionnel de Lanzmann (et de bien d’autres) s’explique non par une faiblesse d’âme et d’esprit, mais, d’un côté, par l’écrasante bêtise et la pénible malveillance qui caractérisent si souvent la critique de ces politiques israéliennes, et, d’un autre, par la difficulté qu’il eut de faire son deuil de la séquence véritablement héroïque de construction de l’État d’Israël, qui s’arrête sans doute au début des années 1980. Il aurait probablement fallu renégocier alors le rapport au réel israélien. Lanzmann ne l’a pas fait. Il en est resté à une tâche, historiquement parfaitement légitime : celle de faire sentir ce réel à un monde d’emblée irréductiblement hostile, hostile au point d’effacer les conditions même de position de la question. Mais entretemps l’État d’Israël avait changé : pour restituer ce réel même, pour faire sentir cette complexité de l’intérieur à celles et ceux qui ne la partagent pas spontanément, il fallait probablement en parler autrement et sans doute Lanzmann n’a pas su prendre ce tournant. La haine que lui a valu son obstination à rétablir le fait israélien dans sa complexité face aux simplificateurs est elle-même symptôme de la difficulté dans laquelle il était pris. Je sais d’avance que ces quelques phrases me vaudront à mon tour une part de cette haine, mais je prends date : il faudra, ailleurs, prendre le temps et l’espace nécessaire pour s’expliquer.

Profs sont ceux qui transmettent non pas le réel, justement, mais déjà ce qu’on doit en penser, condamnant leurs élèves à faire l’économie de cette expérience que Lanzmann, lui, visait obstinément à nous faire faire.

Il faudrait aussi ici parler de Lanzmann directeur des Temps Modernes et montrer en quoi cette passion du réel éclaire aussi cet engagement. C’est plus simple. Le texte même par lequel Sartre lançait sa revue, en octobre 1945, annonçait qu’il ne s’agissait pas de défendre une orientation idéologique dans le présent, mais au contraire de favoriser des enquêtes qui s’enfonceraient dans la réalité singulière des situations indépendamment des jugements abstraits qu’on peut vouloir imposer au monde. Et si une ligne générale pouvait émerger de cette masse d’enquêtes, tant mieux ; mais elle ne devait pas être cherchée [4]. C’est exactement ce qu’a fait Lanzmann directeur des Temps Modernes, en défendant une revue attachée à une extraordinaire liberté — liberté de ton, de format, de position idéologique, d’objet. Je ne connais pas d’autre revue qui puisse publier des textes de 80 ou 100 pages aussi bien que des courts poèmes, des chroniques de théâtre aussi bien que des essais métaphysiques, des réflexions de jeunes gens cagoulés participant au cortège de tête aussi bien que des textes de ministres. La revue est à l’image de celui qui fut son directeur pendant plus de quatre décennies ; elle fut aussi pour lui, en retour, un autre véhicule pour embrasser le monde. Lanzmann appelait cela un cap de non-infidélité. Non-infidèle en effet il le fut aussi par le souci qui a toujours été le sien de confier la revue à des sartriens, à commencer par la directrice adjointe, Juliette Simont, éminente sartrienne à qui il a su faire une confiance totale pendant ces dernières années où ses forces ne lui permettaient plus d’assurer la direction de la revue au quotidien.

Il y a sans doute d’autres aspects de l’œuvre de Lanzmann sur lesquels il faudrait s’arrêter pour montrer, sur chacun d’eux, comment cette passion du réel les traverse et dire ainsi, aux lectrices et aux lecteurs qui en ont la curiosité, ce qu’à mon avis il faut retenir de la vie et de l’œuvre de Claude Lanzmann. Oui, sans doute, il le faudrait. Et pourtant, le cœur, précisément, me manque. Il me manque pour une raison qui tient à cela même qu’il s’agit de transmettre. Il me manque parce que je sens combien abstraite serait cette manière de pointer l’abstraction. Tout cela serait, au fond, en cette circonstance, terriblement scolaire. Et j’entends ces mots que Juliette Simont nous rappelle, dans l’éditorial qu’elle a rédigé pour saluer notre directeur et qui paraîtra dans le prochain numéro des Temps Modernes, ces mots souvent lancés aux membres du comité de rédaction : « Vous êtes des profs ! » Profs sont ceux qui transmettent non pas le réel, justement, mais déjà ce qu’on doit en penser, condamnant leurs élèves à faire l’économie de cette expérience que Lanzmann, lui, visait obstinément à nous faire faire. Paradoxe, donc, de mon entreprise ici : transmettre une certaine expérience de la transmission qui s’est réalisée selon moi dans l’œuvre et la vie de Claude Lanzmann, mais ainsi risquer de ne faire de celle-ci que l’illustration d’une idée.

Sa dimension impersonnelle m’est apparue de manière troublante le jour de sa mort, où j’ai traîné mon deuil de plateaux télé en studios radio. La mort de mon ami était un événement national qui faisait les premiers titres des chaînes d’actualité.

À l’école du concret, la mort est le plus terrible et le plus efficace des maîtres : rien ne sait nous apprendre plus concrètement ce que « concrètement » veut dire. Curieuse école, certes : ce qu’on y apprend, on n’est guère capable de le faire valoir ailleurs. Leçon qui ne vaut qu’une fois. Et voilà pourquoi il est impossible de faire, de la différence entre la disparation de Lanzmann et la mort de Claude, l’illustration typique de cet écart qu’il a lui-même sans cesse exploré entre l’abstrait et le concret. Quelque chose résiste. La leçon cède devant le souvenir, la règle devant l’image. Quand Claude était encore vivant, il fallait parler de Lanzmann. Mais maintenant que Lanzmann est mort — et qu’on me demande de parler de lui —, je n’ai envie de parler que de Claude. De son vivant, les textes que j’ai écrits sur lui, aussi savants — et je dirais sincèrement savants — qu’ils aient pu être, étaient toujours en même temps des lettres qui lui étaient secrètement adressées. C’était des mots d’amour enrobés dans de sérieuses méditations. Maintenant qu’il est mort, je ne peux que faire l’inverse : laisser les mots d’amour agir, peut-être, comme de sérieuses méditations, s’ils le peuvent, s’il se trouve — s’il se trouve des mots qui touchent juste, s’il se trouve des gens pour les distiller, s’il se trouve… On a dit parfois que toute philosophie était en même temps une autobiographie cachée. Il est des moments où l’autobiographie est une philosophie involontaire.

Claude, donc. Une sensation, un souvenir, comme un parfum qui ne part pas. Qu’on me permette d’évoquer Claude. Non pour reconduire la creuse nouvelle de la disparition de Lanzmann à la vérité terrible qu’elle dissoudrait, celle de la mort de mon ami. Claude n’est pas plus réel que Lanzmann ; il l’est juste différemment. Le nom et le prénom désignent deux réalités différentes unies dans une équivoque énigmatique. L’une n’est ni plus authentique, ni plus immédiate que l’autre. Ce n’est pas parce que la première renvoie à cette vague image qui se forme à travers les différents médias par lesquels elle passe qu’elle est moins réelle. Nous qui avons « connu » Claude, qui l’avons fréquenté, nous n’avons eu accès à lui, après tout, que par toutes sortes de médiations aussi, y compris les discours que les uns et les autres nous tenions sur lui. Il n’y a donc pas lieu de croire que la réalité serait d’un côté, l’apparence de l’autre, la chose d’une part, le signe de l’autre, l’immédiat ici et le médiat là. Parler d’un grand disparu qui s’est inscrit de son vivant dans le cours de notre vie, ça ne saurait être faire valoir un réel plein auquel nous serions seuls à avoir accès contre les images et les mots qui le diffusent ; c’est articuler les puissances de ces deux êtres, Lanzmann, et Claude, de telle sorte qu’elles ne s’annulent pas, mais se multiplient, chacune valant d’autant plus pour elle-même qu’elles sont énigmatiquement liées.

Si ces réflexions s’imposent au moment d’évoquer Claude, c’est que nul n’a plus que lui manifesté à la fois la différence et la confusion de ces deux réalités indiscernables et irréductibles. Il fut, pour moi en tout cas, la figure à la fois la plus impersonnelle et la plus personnelle qu’il m’ait été donné de rencontrer.

Sa dimension impersonnelle m’est apparue de manière troublante le jour de sa mort, où j’ai traîné mon deuil de plateaux télé en studios radio. La mort de mon ami était un événement national qui faisait les premiers titres des chaînes d’actualité, suscitait des cahiers spéciaux dans les grands quotidiens, entraînait l’interruption des programmes de France Culture toute une journée, etc. Il était clair qu’avec sa disparition, ce n’était pas seulement un personnage important du monde culturel qui mourrait ; c’était un morceau de notre conscience qui se détachait. Raphaël Bourgois, qui m’a invité à parler de lui à l’occasion d’une émission qu’il organisait à France Culture le 5 juillet, avançait qu’avec Lanzmann disparaissait le dernier grand intellectuel de Saint-Germain-des-Prés. Il le disait à Bernard-Henri Lévy, ce qui était d’une ironie sans doute assez cruelle. Mais la phrase me semble exacte. Un intellectuel de Saint-Germain-des-Prés est très précisément une personne qui est à la fois une figure de la conscience nationale à l’âge des « mass-média » (comme aurait dit, justement, Sartre [5]), le symbole d’un moment ou d’un aspect d’une collectivité, comme le sont de nos jours plutôt les chanteurs de variété ou les représentants politiques (Simone Veil ou Johnny Halliday), et en même temps l’auteur reconnu d’une œuvre incontestable dont nul expert ne doute qu’elle soit importante dans son ordre, qu’elle relève d’une certaine éternité. Claude était cela : à la fois Simone Veil et, disons, W. G. Sebald — d’un côté l’auteur d’un chef d’œuvre incontestable, Shoah, devant lequel s’inclinent même les plus farouches adversaires, et de l’autre une icône politique, mobilisée comme telle.

Certes, il ne faut pas être dupe de l’écho très vaste qu’a eu sa disparition. Claude était un symbole, mais il n’était pas populaire. Cette fonction symbolique attachée à son nom se soutient de la conviction active de quelques élites politiques et médiatiques ; elle n’est pas portée par un vaste mouvement d’opinion. Cela tient sans doute à ce que tout pouvoir a besoin de se fonder dans une certaine figure d’universalité, au nom duquel il s’exerce. Et par la manière dont, avec Shoah, Lanzmann a capturé un événement auquel aucune conscience sensible ne peut être indifférente sans renoncer à sa propre nature de conscience, il a incarné un fragment d’universalité. Ce fragment est minimal : l’horreur envers la « solution finale » mise en œuvre par les nazis avec d’infinies complicités peut constituer un socle partagé sur lequel notre monde peut légitimement se satisfaire d’être lui-même. C’est peu, mais c’est déjà ça… Il ne faut donc pas s’étonner de la faveur dans laquelle Lanzmann est tenu par ceux qui ont un pouvoir particulier sur la manière dont notre monde se représente collectivement.

Ce statut un peu ambigu m’a frappé le jour de son inhumation. D’abord parce qu’il y eut relativement peu de monde, finalement, que ce soit à l’enterrement, au cimetière du Montparnasse, ou à la cérémonie d’hommage national qui fut organisée auparavant dans la cour des Invalides. Il semble que Bernard-Henri Lévy ait été très actif pour convaincre les plus hautes autorités de l’État de réserver cette ultime distinction à celui qui fut son ami — distinction unique pour un cinéaste. Mais nous étions quelques-uns à nous amuser de la sensation très précise que nous avions de la colère qu’eut piquée notre cher ami s’il avait dû assister à cette cérémonie. Non parce que Claude n’aimait pas les honneurs. C’est tout le contraire : il aurait fait un scandale en constatant que ce n’était pas le président de la République, mais seulement le Premier ministre, qui lui rendait ce dernier hommage ! Et l’incorrection démesurée de cette revendication en imposait la vérité. L’histoire dira qu’Emmanuel Macron a rendu les hommages ultimes de la Nation à Jean d’Ormesson, mais pas à Claude Lanzmann… Cette phrase, je m’imaginais Claude la dire de son mètre caverneux comme une sentence métaphysique. Et je goûtais la manière dont il ressuscitait le temps de cet ultime mauvais tour.

Cette petite scène imaginaire dit peut-être assez quel charme singulier Claude pouvait exercer. Car s’il fut le plus impersonnel de tous les individus que j’ai rencontrés dans ma vie, il fut aussi le plus personnel. Et son charme tient, je crois, précisément à cette étrange superposition : représenter quelque chose d’universel, imposer sa réalité singulière la plus têtue.

Il ne se laissait jamais faire, pour rien. Il était rigoureusement irrécupérable. Il avait un art extraordinaire de se soustraire à cette fonction symbolique qu’on ne pouvait s’empêcher de lui attribuer cependant. Et ce fut là le secret de sa puissance, puissance qui s’exprime encore, j’espère, dans ces quelques lignes que j’écris à son propos : Lanzmann nous piège au-delà de sa mort, il nous fait hésiter et balancer sans cesse de l’universel au singulier, et c’est cela qui me le rend si cher. Écrire sur lui est effroyablement difficile, car on craint sans cesse de profiter de cette faiblesse définitive qu’est la mort pour l’enrôler dans quelque abstraction. Mais nulle fidélité n’est plus douce, car savoir s’y tenir revient presque à savoir vivre, tout simplement, à égale distance du fait idiot et de la signification creuse. Elle m’est d’autant plus précieuse, cette fidélité, que je ne doute pas une seconde que, sa voix définitivement éteinte, son œuvre et sa personne feront l’objet de récupérations de toutes natures dans les mois et les années qui viennent. Il n’en faut que plus fermement redire combien il savait se rendre insupportable.

Ne pas céder sur son désir : on sait que Lacan résumait ainsi la seule maxime éthique qui puisse s’extraire de la psychanalyse. Claude n’avait pas besoin qu’on la lui explique.

Claude aimait les scandales. Je me souviens de l’excitation joyeuse avec laquelle nous le trouvions, un soir de réunion du comité de rédaction des Temps Modernes, en train d’attendre la parution dans les journaux de son dernier coup : la cession des lettres d’amour que lui avait adressées jadis Simone de Beauvoir, que l’ayant-droit de cette dernière lui avait interdit de publier, à une université américaine qui, certes, n’aura pas le droit de les éditer, mais qui pourra néanmoins les rendre consultables. Car, expliquait-il avec un feu espiègle dans ses yeux clairs et mobiles comme une eau de roche, la loi certes mettait le contenu immatériel et reproductible de ces lettres sous l’autorité exclusive (et abusive à ses yeux) des ayant-droits, mais la matière de cette lettre, le papier sur lequel elles avaient été écrites, était la propriété exclusive de son destinataire : il pouvait donc la vendre, ce qui lui permettait à la fois de toucher de l’argent et de rendre disponible les textes d’une certaine manière. Il admirait la subtilité du droit et jubilait de sa manœuvre.

Claude ne semblait se conformer à aucune règle par principe. Cela ne veut pas dire qu’il n’en respectait aucune — bien au contraire, il était souvent très scrupuleux sur les formes —, mais cela voulait dire qu’aucune règle ne devait avoir le dernier mot. Elle restait suspendue à la décision d’une instance supérieure : la souveraineté de son jugement. Cela lui donnait cet air si singulier d’être en ligne directe avec quelque chose comme la vérité. Je me souviens de ces mots par lesquels il débutait le petit éditorial qui ouvrait un numéro exceptionnel des Temps Modernes où nous avions décidé de publier les textes lus à l’enterrement de son fils, Félix Lanzmann, décédé à 23 ans d’un terrible maladie orpheline. « Cela ne se fait pas », écrivait-il. Non, cela, en effet, ne se fait pas de mettre une revue au service d’une peine privée. Mais ça ne se fait pas non plus de mourir à 23 ans d’un cancer généralisé. Cela ne se fait pas pour un fils de mourir avant l’homme qui devint son père à presque 70 ans. Devant un tel scandale, quelle convention de bonnes manières peut sérieusement tenir ?

On dit de lui qu’il était difficile. C’est vrai : difficile comme la vie. Comme cette vie qui justement n’est comme rien, qui ne se laisse rapporter à rien, s’entête dans son fait propre. Il était encombrant, il ne facilitait pas la tâche ; il fallait faire avec, c’est tout, il ne se divisait pas.

Ne pas céder sur son désir : on sait que Lacan résumait ainsi la seule maxime éthique qui puisse s’extraire de la psychanalyse [6]. Claude n’avait pas besoin qu’on la lui explique. Mais ne pas céder sur son désir, ce n’est pas marrant et Claude paraissait parfois souffrir comme une bête torturée de toute éternité dans quelque cave obscure par un seigneur invisible et cruel et que la bonne société embarrassée entend parfois hurler de loin dans les salons de réception. Et pourtant c’est cela même qui le rendait souvent si marrant. Et il le savait. Il en jouait. Il y avait chez lui un mélange de bouffonnerie et de tragédie qui vous le rendait bouleversant et en même temps vous délivrait du poids d’être bouleversé, car il culbutait tout esprit de sérieux. Il était espiègle et rusé, inconsolable et manipulateur ; on hésitait auprès de lui souvent entre une forme de compassion et le sentiment d’être complice du dernier mauvais tour, malin et profond, qu’un vivant venait de jouer à la vie.

On dit de lui qu’il était difficile. C’est vrai : difficile comme la vie. Comme cette vie qui justement n’est comme rien, qui ne se laisse rapporter à rien, s’entête dans son fait propre. Il était encombrant, il ne facilitait pas la tâche ; il fallait faire avec, c’est tout, il ne se divisait pas.

Claude ne se résignait à rien, et surtout pas au plus notoirement inéluctable, à la mort. Il la considérait comme un ennemi personnel et le lui avait fait savoir. « La mort est un scandale absolu », disait-il sans cesse. Il ne serait jamais son allié. Je n’étais pas là lorsqu’il expira, mais il me semble, d’après les témoignages qui m’ont été faits, qu’au dernier moment, il a cédé, non pas cependant comme un homme qui se rend complice de son ennemi, mais comme un homme qui reconnaît l’impossibilité de lutter plus longtemps. Il n’a pas accepté la mort, uniquement la défaite.

Claude aimait réciter des poèmes, cela a été souvent dit. Je me souviens de ce mois de juin 2016 où nous étions allés ensemble, avec Jean-Pierre Martin, Juliette Simont et Eric Marty, à la « Maison du Banquet » de Lagrasse, dans l’Aude, où étaient organisées deux journées autour des Temps Modernes et de Claude Lanzmann. Claude était fatigué. Il n’avait pas envie de bavarder. Mais il proposa, en lieu et place, de réciter un poème. Il s’agissait d’un passage de la Légende des Siècles de Victor Hugo, Aymerillot, qui commence par ce vers célèbre : « Charlemagne, empereur à la barbe fleurie »… Il expliqua qu’il le récitait souvent avec son fils, alors encore vivant, quoi que déjà très malade. Il dit alors d’une traite les 300 vers de Hugo, sans aucune erreur, sans avoir besoin du soutien de Juliette Simont dont il s’était assuré à ses côtés au cas où sa mémoire aurait failli. Elle n’a pas failli. Ce fut un moment bouleversant. Ce poème raconte comment le vieil empereur, ayant perdu ses meilleurs barons, lui-même épuisé, passe devant Narbonne et s’entête à la prendre. Défilent alors tous les chevaliers de la cohorte, qui refusent de s’en charger : Dreus de Montdidier, Hugo de Cotentin, Eustache de Nancy, tous renoncent à l’honneur et au butin. Alors se lève un jeune homme, un petit compagnon, Aymerillot, qui défie le destin et se promet Narbonne. L’empereur lui fit confiance : « Le lendemain Aymery prit la ville. » Magnifique poème sur la transmission récité par un vieil homme fatigué, qui avait poussé plus loin que tout autre l’art de la transmission. Et cet art, précisément, est très proche de la récitation : car transmettre, je l’ai dit, ne consistait pas pour Lanzmann à dire ce qu’il faut retenir, mais à faire rééprouver ce qui a été. Qu’est-ce que la récitation sinon précisément redire ce qui a déjà été dit ? Ne rien ajouter, ne pas interpréter, juste reproduire. Avec ce que cela a d’intraitable et de non-négociable : c’est exact, ou inexact, il n’y a pas de troisième terme, pas d’arrangement possible. Cette scène incarne à mes yeux encore éblouis le vertige de ce que fut Claude.

J’aimerais en somme qu’on retienne ceci : Claude était un être extraordinairement réel.

Mais il n’était pas seulement personnel par sa manière d’être obstinément lui-même, au mépris de la stature symbolique qu’il avait acquise. Il l’était aussi par sa manière d’entrer en relation. Sa vie n’était protégée de l’amour ou de l’amitié par rien. Ni par l’institution, ni par l’intérêt personnel, ni par la sagesse. Il se liait d’une manière absolument directe et toujours singulière, en dehors de tout cadre, sous la règle d’aucune juridiction. Eric Marty a raconté, lors d’une émission à la mémoire de Lanzmann diffusée sur France Culture, au midi du jour de sa mort, à quel point l’amitié de Claude était charnelle, que ce soit avec les femmes ou avec les hommes. Claude ne faisait pas la bise ; il embrassait. Il complimentait les hommes sur leur apparence et leur disait des mots doux que d’autres réservent aux amoureux. Je l’ai compris dès que j’ai fait sa connaissance. À la suite d’un article sur Sartre que j’avais publié dans les Temps Modernes, Juliette Simont m’avait d’abord sondé pour voir si j’étais intéressé à rejoindre le comité de rédaction de la revue. Ayant accepté, vint le moment de me présenter à l’ombrageux directeur. Rendez-vous est pris chez lui. J’arrive, un peu intimidé, forcément : je fais partie de cette génération qui a grandi avec Shoah et qui avait découvert le nom de Lanzmann dans nos manuels scolaires. À peine suis-je rentré dans son appartement, où il m’attendait avec Juliette, qu’il me dit de cette voix familière comme la conscience : « Ah voilà Maniglier ! Tournez-vous, Maniglier. » « Pardon ? », m’enquis-je interloqué. « Oui, Maniglier, tournez-vous, voyons, tournez-vous ! », et il fait avec la main un petit geste de manège. Je m’exécute, perplexe, et à peine ai-je terminé mon petit tour sur moi-même qu’il s’exclame : « Il est beau, Maniglier, on le prend ! » Et nous rions avant même de nous être serré la main. C’est ainsi que je découvris d’emblée Claude, un homme du corps et du rire, qui aimait déstabiliser mais pour proposer ailleurs une sorte de pacte d’authentique complicité.

Claude ne se cachait pas de souffrir, car cette souffrance n’était pas seulement la sienne : elle était celle de la condition humaine. Et il y avait quelque chose de drôle encore dans cette absence de scrupules ou de manières avec laquelle il confondait, à parfaitement juste titre d’ailleurs, son destin singulier et celui de l’universelle fragilité du corps. Il se prenait en quelque sorte à témoin. Lorsque je vins le voir à l’hôpital, la veille ou l’avant-veille peut-être de sa mort, il était de nouveau très fatigué. Il souffrait, il avait soif, il ne pouvait pas dormir. « C’est pas marrant, tu sais », me dit-il, comme s’il voulait m’informer malgré tout de quelque chose. Et puis, un peu plus tard : « J’en ai marre. » Et moi, doucement : « De quoi as-tu marre, Claude, de vivre ou de souffrir ? » Il me prit la main, me la baisa et dit dans un souffle : « C’est le problème, mon petit, c’est le problème. »

Ce problème, hélas, ne prend pas fin avec ta mort, mon cher Claude. Il reste indécidable comme tout ce qui t’importait vraiment. La frontalité avec laquelle tu as fait face à ces indécidables était sans doute ce que tu entendais par les mots d’honneur et de dignité, qui comptaient pour toi.

J’aimerais en somme qu’on retienne ceci : Claude était un être extraordinairement réel. Peut-être sentira-t-on ainsi ce que fait sa mort à certains parmi nous. Bien sûr la douleur va s’étaler, se diffuser, se mélanger ; notre souvenir de Claude se confondra de plus en plus avec la signification historique de l’œuvre de Lanzmann ; elle y sera absorbée, elle en deviendra une fonction ; puis nul ne sera plus là pour habiter l’équivoque infranchissable entre les deux réalités que constituent ensemble le nom et le prénom. Mais il m’a semblé que la seule manière de rendre hommage à cet homme singulier aura été de retenir un moment encore cette équivoque douloureuse et bouleversante qu’il a incarnée sans fléchir. Ressusciter non pour maintenir fictivement dans l’être ce qui est disparu, mais pour mieux faire sentir la perte d’un être que je ne sais nommer autrement qu’ainsi, deux fois : Lanzmann, Claude.


[1] Juliette Simont (dir.), Claude Lanzmann, Un voyant dans le siècle, Paris, Gallimard, 2017.

[2] Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947.

[3] Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005.

[4] Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes »,Les Temps Modernes, n°1, Octobre 1945.

[5] Voir Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

[6] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, Ethique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.

Patrice Maniglier

Philosophe, Membre du comité de rédaction des Temps Modernes

Notes

[1] Juliette Simont (dir.), Claude Lanzmann, Un voyant dans le siècle, Paris, Gallimard, 2017.

[2] Simone de Beauvoir, Pour une morale de l’ambiguïté, Paris, Gallimard, 1947.

[3] Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005.

[4] Jean-Paul Sartre, « Présentation des Temps Modernes »,Les Temps Modernes, n°1, Octobre 1945.

[5] Voir Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948.

[6] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VII, Ethique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, Seuil, 1986.