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Élections à haut risque au Brésil

Historienne

La campagne pour l’élection présidentielle du Brésil a été officiellement lancée le 15 août, dans un contexte de plus en plus alarmant depuis le coup d’État de 2016. Avec un favori en prison, une extrême droite qui refait surface, une démocratie fragilisée, une société qui se fractionne, comment s’annoncent les élections d’octobre ? Tour d’horizon du paysage politique brésilien.

Depuis quatre ans, le Brésil – 8e économie du monde, 210 millions d’habitants –, se débat au milieu d’une crise généralisée. Tous les indicateurs – pauvreté, chômage, santé, croissance, criminalité, féminicide, assassinat des jeunes noirs, corruption, violence politique, destruction de l’environnement…  – sont alarmants et détonnent singulièrement par rapport à la décennie précédente, qui semblait annoncer l’avènement d’une grande puissance.

La démocratie brésilienne elle-même se fissure. Depuis 2016, le pays vit sous un drôle de gouvernement, né du coup d’État parlementaire qui a remplacé la présidente Dilma Rousseff (Parti des Travailleurs, PT-gauche) par Michel Temer (Mouvement Démocratique Brésilien – droite). La popularité de Michel Temer tourne autour de 5% dans ses moments les plus fastes et son intégrité personnelle est notoirement sujette à caution.

Il n’est pas sûr que les élections générales, celles du président, des gouverneurs des États et du Congrès national, qui doivent se tenir en octobre prochain, permettront au Brésil d’arrêter ce processus de décomposition et de goûter au vent du renouveau. La campagne électorale, qui s’est ouverte le 15 août, se déroule sous les auspices les plus étranges. Le principal candidat, l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva (2003-2010), est en prison depuis le mois d’avril, mais reste favori des sondages avec 30% des intentions de vote. La Cour suprême chargée des questions électorales ne devrait pas tarder à annoncer l’inéligibilité de Lula, ce qui ne devrait pas l’empêcher de jouer un rôle majeur le scrutin. Lula, le plus brillant animal politique qu’ait porté le Brésil depuis la disparition du président Getúlio Vargas en 1954, s’est lancé à la fois dans un combat personnel et un pari extraordinaire : reconquérir le Planalto (l’Élysée brésilien) pour le Parti des Travailleurs depuis sa cellule, en la personne de son colistier Fernando Haddad (PT). Le risque est cependant élevé : celui de voir les candidatures progressistes ne pas franchir le premier tour et de réduire le choix des électeurs, au 2e tour, à la droite néo-conservatrice ou à l’extrême-droite. La stratégie du PT personnalise à outrance les enjeux du scrutin et confisque en partie le débat.

La démocratie à vau-l’au

Des ombres inquiétantes planent, en effet, sur la démocratie brésilienne, déjà minée par la destitution extravagante de Dilma Rousseff en 2016, et la situation pénale de Lula. Les palinodies auxquelles se livre régulièrement la Justice brésilienne, depuis les juges de première instance à ceux de la Cour Suprême, les libertés prises avec les procédures, ont fini par rendre crédible la thèse du lawfare et de la mise à l’écart politique de l’ancien président. La vie politique brésilienne regorge de délinquants, présumés ou avérés, qui obtiennent la suspension de leur peine par toute sorte de subterfuges et continuent paisiblement leur carrière à l’abri de leur immunité, en attendant la prescription. Aucun cadeau de ce genre n’aura profité à Lula, condamné à 12 ans de prison ferme pour une affaire assez mince et sans preuve formelle. On aurait tort de croire, comme ses adversaires le répètent à son propos, que « la loi s’applique à tout le monde » et qu’il est un justiciable ordinaire, ce que, de toute évidence, il ne peut pas être. Détenu et très largement privé de communication avec le monde extérieur, Lula tente de maintenir à flot son enfant, le parti des Travailleurs, usé par le pouvoir et discrédité par les scandales.

Les deux partis qui se sont disputés la présidence de la République au cours des 6 dernières élections organisées depuis 1994, le Parti des Travailleurs (gouvernements de Lula et de Rousseff), et le Parti de la Sociale Démocratie Brésilienne (PSDB) (les deux mandats du sociologue Fernando Henrique Cardoso, 1994-2002), sont en très piteux état. Le PT a du mal à exister sans son leader historique. Lula parviendra-t-il à transférer sa popularité à son substitut probable, Fernando Haddad, peu connu dans le Nord-Est du Brésil, où, dans certaines municipalités, les sondages donnent 60% des voix à Lula ?

Le PSDB, qui a glissé du centre-gauche vers la droite, ne se porte guère mieux que le PT. Il est également discrédité, tant par son compagnonnage avec l’équipe très détestée de Temer que par de très graves scandales de corruption, même si les « toucans » (l’oiseau symbole du PSDB) échappent pour l’instant aux rigueurs de la Justice. Son candidat, Geraldo Alckmin, battu par Lula à la présidentielle de 2006, tente désespérément de décoller dans les sondages. PT et PSDB se battent pour assurer leur prééminence sur leur camp respectif, étouffer l’émergence de toute candidature alternative et continuer d’imposer leur face-à-face dans la vie politique brésilienne.

Une nouvelle confrontation entre ces deux grandes formations est souhaitable, si l’on considère qu’elles représentent des choix de société et des intérêts distincts et que leur alternance au pouvoir a constitué pendant deux décennies le pilier de la démocratie brésilienne. Elle est rendue difficile par le dérèglement qu’a provoqué le coup d’État parlementaire contre Dilma Rousseff, l’interrègne désastreux de Michel Temer, l’écœurement et la tentation du dégagisme qui semblent saisir les Brésiliens, la profondeur des clivages. Depuis les dernières élections, la société a bien changé. Les Brésiliens, excédés, ont deux priorités : la réduction du chômage (13% de la population active) et la lutte contre la criminalité.

« Jaunes » contre « rouges » : le Brésil au bord de la fracture

Depuis 2014, le Brésil a renoué avec une bipolarisation qui évoque les heures les plus intenses de la guerre froide et les crises politiques aiguës de 1954 et 1964, les réseaux sociaux en plus. Les familles se brouillent ; des amis de longue date ne s’adressent plus la parole ; la couleur rouge (celle du PT) est considérée comme antinationale ; le maillot jaune de la Seleção devient le signe de ralliement des droites. Même Chico Buarque, l’un des plus prestigieux artistes brésiliens, considéré jadis comme une « unanimité nationale », est pris à partie et insulté pour son soutien indéfectible au PT. Quelques semaines avant son incarcération, un grand propriétaire foncier du Sud du Brésil a fait tirer des coups de feu contre le véhicule où se trouvait Lula. Le fanatisme anti-PT englobe l’ensemble des gauches ou des positions modérées, également stigmatisées comme « populistes ».

« Populisme » est redevenu, comme dans les années 1950 et 1960, synonyme de « communiste », de corruption, d’autoritarisme, de décadence des mœurs. Dans les années 1950 et 1960, les « populistes » étaient accusés de vouloir transformer le Brésil en république péroniste, puis en Cuba soviétisé. Aujourd’hui, c’est le Venezuela bolivarien qui sert de repoussoir. Le caporal Daciolo, un candidat folklorique et improbable comme les campagnes présidentielles brésiliennes savent en inventer, a dénoncé sans rire un plan visant à instaurer l’Union des Républiques Socialistes d’Amérique latine (Ursal), qui a beaucoup fait rire les réseaux sociaux et certainement conforté les fantasmes paranoïaques de l’extrême-droite.

Du côté opposé de l’échiquier, on ne lésine pas non plus sur les références au coup d’État de 1964 et à la dictature militaire, en ajoutant un élément de sociologie historique raciale : c’est l’ « élite blanche », indisposée par l’ascension des couches modestes et colorées sous les gouvernements du PT, qui serait à la manœuvre pour préserver sa domination et gripper les mécanismes de démocratisation sociale.

Au bonheur des droites radicales

 La présidence Temer, loin de calmer les esprits, a renversé la boîte de Pandore des passions mauvaises. Des mouvements sociaux néo-conservateurs, l’activisme d’extrême-droite, qui flirte souvent avec le banditisme, défraient de plus en plus la chronique et se déchaînent sur les réseaux sociaux, notamment par l’intermédiaire des groupes fermés WhatsApp.

Le MBL, « mouvement pour un Brésil libre », qui s’est formé à l’occasion de la campagne contre Dilma Rousseff, est l’exemple même de cette nouvelle droite start-up, qui attire les jeunes privilégiés, diffuse sans le moindre scrupule rumeurs et fausses nouvelles, prône à la fois l’ultralibéralisme sur le plan économique et les valeurs sociétales les plus réactionnaires. Le MBL soutient les revendications d’une autre organisation,  « l’école sans parti » (Escola sem partido), qui s’efforce de placer l’éducation publique sous tutelle en faisant adopter sa charte « contre les abus de la liberté d’enseigner » par les municipalités et les gouvernements locaux. Ce sont surtout les enseignants « communistes », accusés d’endoctriner les élèves et de répandre la prétendue théorie du genre, qui sont visés par l’ « école sans parti ». Là où le mouvement a l’oreille des autorités locales, les parents peuvent obtenir le renvoi d’un professeur pour des mots qui ne leur conviennent pas.

Ces mouvements courtisent les Églises évangéliques qui ont connu une croissance exponentielle depuis 30 ans et représentent désormais un tiers de l’électorat. De nombreux « pasteurs » sont entrés en politique, sont influents au Congrès et défendent des programmes attentatoires à la laïcité, aux droits des femmes et des minorités sexuelles.

Une contre-révolution culturelle

Plus largement, se dessine une sorte de contre-révolution culturelle, intolérante et obscurantiste, qui vise à établir une hégémonie de l’inculture. Le MBL s’est illustré dans des opérations de happenings et de lobbying pour faire interdire des expositions ou des performances artistiques qu’il juge contraire aux bonnes mœurs. Récemment, la philosophe américaine Judith Butler, figure éminente des gender studies, a été brûlée en effigie (et agressée à l’aéroport) à São Paulo par des gens qui n’en ont probablement jamais lu une ligne. Les LGBT, leurs droits et leurs personnes, sont, en effet, la cible privilégiée de toutes les composantes des droites radicales et du néo-conservatisme évangélique. Les homosexuels représentent l’un des visages du démon à mille têtes, des « bandits » qui menacent les « bons citoyens » (cidadão de bem). Les « défenseurs des droits humains » (et toute personne en appelant au respect de la légalité),  sont mis dans le même sac que les « bandits » qu’ils sont censés protéger.

En mars dernier, la députée municipale de Rio de Janeiro Marielle Franco, élu du PSol (parti socialisme et liberté), a payé de sa vie le fait d’être l’image inversée du « bon citoyen » : femme, homosexuelle, noire, défenseuse des droits des favelados, intellectuelle. Son exécution par des tueurs professionnels (probablement liés aux milices mi criminelles mi paramilitaires qui mettent en coupe réglée certains quartiers de Rio) a cristallisé les divisions brésiliennes : émotion intense dans une partie de la population, relativisation et calomnies de la part des « bons citoyens ».

Jugulaire et manière forte

L’extrême-droite, qui avait disparu de l’espace public depuis la fin du régime militaire en 1985, a refait surface et affiche ses ambitions. Phénomène impensable il y a encore 5 ans, les banderoles demandant le retour des militaires au pouvoir, comme une panacée contre tous les maux du pays, ne sont plus exceptionnelles. Les nostalgiques des « années de plomb » tiennent leur homme : le capitaine de réserve et député depuis 1991, Jair Bolsonaro. Dans les sondages, ce dernier obtient autour de 17% des intentions de vote et est en tête de la course présidentielle, si l’on exclut Lula. Jair Bolsonaro, applaudi, contre toute attente, par les milieux économiques, notamment les grands propriétaires fonciers à la mentalité féodale, clame pourtant qu’il ne comprend rien à l’intendance. En 1999, Bolsonaro estimait que le Brésil avait besoin d’une bonne guerre civile avec 30 000 morts [https://youtu.be/M-tkPPwT9Xw]. Ses déclarations récentes feraient presque passer Donald Trump pour un philanthrope éclairé et équanime.

Bolsonaro bute sur les mécanismes qui font normalement gagner l’élection au Brésil. Un présidentiable doit rassembler autour de lui une coalition de partis pour lui permettre d’acquérir le plus de temps possible à la télévision, dans le cadre de la propagande officielle, très inégalitaire entre les candidats et viabiliser la campagne dans chaque État de la Fédération. Jair Bolsonaro, membre du Parti Social Libéral, une toute petite formation ni sociale ni très libérale, a pour colistier un général de réserve, fameux pour ses déclarations factieuses et fracassantes. Cette alliance ne sert ni à augmenter son temps d’antenne ni à élargir sa base électorale. Les scénarios de second tour ne lui donne guère de chance de l’emporter, mais une surprise ne peut pas être écartée. Le candidat du PSDB, le catholique très conservateur Geraldo Alckmin, durcit son discours pour attirer à lui la droite de la droite.

Toute la question est de savoir où se porteront les voix des électeurs de Lula. Si  les néo-conservateurs gagnent l’élection présidentielle, l’exclusion de Lula entachera durablement la consultation et la légitimité du vainqueur. Inversement, en cas de succès de Fernando Haddad (et donc de Lula), on voit mal les droites accepter sans barguigner le résultat des urnes et une cinquième victoire consécutive du PT à l’élection présidentielle. Le Brésil semble en plein divorce d’avec lui-même : la moitié de la société attribue à l’autre moitié la responsabilité de la régression du pays.


Armelle Enders

Historienne, Professeure d’histoire contemporaine, Université Paris-8-Vincennes-Saint-Denis / Institut d’Histoire du Temps Présent