Société

Face au mépris social, la revanche des invisibles

Sociologue

Publié il y a 25 ans, un ouvrage semble avoir été tout particulièrement annonciateur du malaise social qui s’exprime à la faveur du mouvement des gilets jaunes : La Misère du monde. Et, au-delà de ce livre collectif dirigé par Pierre Bourdieu, les travaux ultérieurs ne manquent pas, ni les concepts – « misère de position », «exclusion de l’intérieur », «intégration fragilisée »… – qui permettent de comprendre l’invisibilisation des personnes qui manifestent aujourd’hui.

Un mouvement social comme celui des « gilets jaunes » est à bien des égards difficile à saisir tant il fait remonter à la surface des formes multiples de ressentiment et de frustration qui se sont accumulées au fil du temps dans des couches sociales diverses dont on peine à trouver immédiatement ce qu’elles ont en commun. Cette colère provient en effet à la fois de salariés du privé intégrés mais au revenu modeste, d’agents peu valorisés des services publics, d’artisans, commerçants ou petits entrepreneurs à la peine, de retraités proches du seuil de pauvreté, de travailleurs précarisés inquiets face à l’avenir, et elle semble s’étendre progressivement aux agriculteurs, mais aussi aux lycéens et aux étudiants.

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Dans une France habituée à prendre en considération les revendications spécifiques émanant de chaque groupe professionnel, ce mouvement social surprend par son ampleur et sa capacité à court-circuiter les organisations syndicales et les partis politiques. Pourtant, si rien ne pouvait le prédire avec exactitude, il serait faux de dire qu’aucun signe de ce malaise ne ressortait de nombreuses enquêtes sociologiques menées au cours des dernières décennies.
Un ouvrage me semble avoir été tout particulièrement annonciateur de ce malaise social, mais il date de 25 ans ! Il s’agit de La Misère du monde publié par Pierre Bourdieu et son équipe. Diverses formes de souffrance sociale y sont analysées à partir d’entretiens approfondis collectés auprès d’individus appartenant à différentes couches sociales, mais ayant pour point commun de faire quotidiennement l’expérience douloureuse de l’infériorité de leur statut, ce que les auteurs qualifieront de misère de position en opposition à la misère de condition. Il s’agit d’une infériorité à l’origine de différentes formes de détresse psychologique, notamment la perte de confiance en soi et le sentiment d’inutilité. Ce qui frappe à la relecture de cet ouvrage, c’est qu’on y trouve tous les ingrédients du ressentiment qu’éprouvent aujourd’hui les « gilets jaunes ».
Les personnes disqualifiées et reléguées en marge du marché du travail – dont on parlait déjà beaucoup à l’époque après la mise en place du RMI – ou encore celles qui vivent dans les quartiers les plus pauvres des banlieues, y sont étudiées, mais Bourdieu entend bien déplacer le regard en prenant en compte également de nombreuses situations de souffrance qui se répandent non pas seulement en dehors de la société salariale, mais bien en son sein en y incluant les jeunes qui se préparent à y entrer. Avec Patrick Champagne, il parle des « exclus de l’intérieur » pour qualifier l’amertume et le désespoir des jeunes maintenus dans le système scolaire tout en y étant orientés vers les filières les plus dévalorisées.

Les « exclus de l’intérieur » d’aujourd’hui sont à bien des égards les mêmes que ceux étudiés dans La Misère du monde : des invisibles.

Mais cette expression pourrait être utilisée aussi pour qualifier d’autres exemples mis en avant dans l’ouvrage : agriculteurs en difficulté, ouvriers de la sidérurgie inquiets face à leur avenir dont certains deviennent de simples intérimaires, employés des postes, secrétaires, commerçants, travailleurs sociaux, responsables de services administratifs, gardiens d’HLM, enseignants, journalistes, etc., autant de cas analysés minutieusement pour faire remonter du bas l’ensemble des souffrances souvent tues et le plus souvent ignorées.

Les « exclus de l’intérieur » d’aujourd’hui sont à bien des égards les mêmes que ceux étudiés dans La Misère du monde : des invisibles. Ils ne font pas l’actualité. Même si beaucoup sont proches du seuil de pauvreté, ils ne sont pas considérés comme pauvres et ne peuvent être définis comme catégories cibles des dispositifs de l’action sociale. Même si certains ont pu connaître le chômage, ils ne sont pas, dans l’ensemble, caractérisés par l’absence d’emploi. Au contraire, ils travaillent, souvent durement, et ne se sentent pas pour autant reconnus. Souvent contraints, faute de mieux, de conserver un emploi qui ne leur apporte aucune satisfaction et les plonge même parfois dans une précarité existentielle, ils subissent le quotidien sans avoir de prise sur leur avenir, sans pouvoir faire de projets, et en ayant le plus souvent, à chaque fin de mois, le sentiment de joindre difficilement les deux bouts.

Il faut essayer de comprendre cette épreuve en la rapportant aux normes sociales auxquelles se réfèrent les individus qui en font l’expérience. Lorsque ces derniers ont intériorisé les normes qui sous-tendent le modèle d’intégration de référence de la société dans laquelle ils vivent et qu’ils continuent de vivre, en dépit de leurs efforts, dans des conditions précaires – comme c’est le cas pour la grande majorité des « gilets jaunes » – ils éprouvent inévitablement un sentiment de frustration et d’injustice. On peut parler alors d’une intégration fragilisée. Les liens sociaux qui attachent les individus entre eux et aux groupes sociaux ne sont pas rompus, mais ils sont affaiblis et incertains. On pourrait être tenté de souligner que le principal facteur de ce type d’intégration est la précarité professionnelle.

Le lien au monde du travail en devenant plus fragile risque de se rompre. Mais avant cette échéance de privation prolongée d’un emploi, de nombreux salariés peuvent se maintenir dans une incertitude professionnelle structurelle. C’est le cas bien entendu de personnes employés sous la forme d’un contrat à durée déterminée ou qui connaissent l’expérience du sous-emploi, mais c’est aussi le cas des personnes dont l’emploi, bien que stable, est néanmoins usant psychologiquement et parfois menacé à plus ou moins long terme. Il est inutile d’insister sur l’effet que provoque l’annonce de licenciements collectifs sur les salariés concernés tant il a été abondamment documenté.

Mais l’incertitude professionnelle n’est pas le seul facteur de cette souffrance. C’est aussi le sentiment d’être fragile dans tous les domaines de l’existence. La vie familiale est souvent réduite à plus simple expression tant elle est soumise aux compressions inévitables du budget, aux accélérations et désarticulations des rythmes de vie, ce que soulignent de nombreux « gilets jaunes » interviewés récemment. La vie associative, culturelle ou militante est également souvent mise entre parenthèses faute de temps ou de moyens. Les liens sociaux ne cèdent pas forcément, mais ils sont menacés. Et dans ce contexte morose, la confiance dans les institutions qui garantissent la citoyenneté et le sentiment de participer à la vie de la Cité s’effrite inexorablement.

La force du mouvement actuel est précisément qu’il porte sur la question de la justice sociale et fiscale face à ce qu’Axel Honneth appelle la « société du mépris ».

L’enquête « Perception des Inégalités et Sentiment de Justice », réalisée en France en 2009 [1], avait permis de vérifier que l’insatisfaction dans la vie croît selon trois facteurs essentiels : 1) le fait de ne pas avoir amélioré son statut pendant les dix dernières années ; 2) le fait de recevoir un traitement salarial de moins bonne qualité que ses amis, ses parents et ceux qui ont le même âge ; 3) le fait de se sentir discriminé en matière salariale et en matière de logement. Autrement dit, la frustration naît d’une insatisfaction à l’égard de soi qui se nourrit à la fois de la comparaison avec des proches de même condition dont la situation est meilleure et d’une perception aiguë de l’injustice.

Le sentiment d’injustice est d’autant plus fort que celles et ceux qui font l’expérience de l’intégration fragilisée ont joué le jeu avec loyauté et continuent un peu malgré eux à le jouer, mais ils se voient désormais perdants, sans réel espoir d’une transformation possible de leur condition sociale. Cette expérience peut se traduire à terme par une réaction de découragement et d’apathie, mais aboutir aussi, lorsque les conditions sont réunies, à des manifestations collectives de colère, comme on l’a vu dans le passé avec le mouvement des « indignés », et comme on le voit aujourd’hui avec celui des « gilets jaunes ».

Ces vies invisibles n’ont finalement en commun que cette « invisibilité sociale » [2]. Mais cette France qui se sent méprisée et oubliée tient désormais sa revanche. Ces vies anonymes sans espoir, ces souffrances intériorisées peuvent enfin être rendues visibles. La lutte pour les faire reconnaître est en réalité une lutte pour une plus grande justice sociale. Il est frappant de constater qu’elle a pour cible principale les riches, ceux qui proches du pouvoir, voient leur situation s’améliorer sans cesse, soutenus par un gouvernement qui leur a fait un beau cadeau fiscal en supprimant en grande partie l’ISF.

La droite avait tenté ces dernières années d’opposer ces invisibles qui travaillent et qui ne se sentent pas valorisés à toutes les catégories accusées de profiter des aides sociales sans travailler. Dans un discours dénonciateur de l’assistanat, assimilé à un cancer social, il s’agissait en réalité, de façon très stratégique, de capter cet électorat frustré et de lui offrir le sentiment d’être soutenu tout en le détournant encore davantage des pauvres ou des immigrés. Cette stratégie est à l’origine d’une « pauvrophobie » qui s’est répandue dans des couches profondes de la société française, des plus riches aux classes moyennes infériorisées. Mais le mouvement des « gilets jaunes » semble, au moins pour le moment, avoir éludé ce débat sur l’assistanat pour concentrer sa révolte contre le pouvoir et les élites. Que les scènes de manifestation et de violence se déroulent dans les plus beaux quartiers de Paris en est tout un symbole. C’est en quelque sort la revanche du peuple contre les gros pour reprendre les termes de l’ouvrage déjà ancien de Pierre Birnbaum.

La force du mouvement actuel est précisément qu’il porte sur la question de la justice sociale et fiscale face à ce qu’Axel Honneth appelle la « société du mépris ». Les Français dans l’ensemble sont sensibles à cette injustice. Le président, à la fois par ses choix en matière de politique sociale et fiscale et par ses expressions arrogantes et méprisantes à l’égard des classes populaires, porte une responsabilité dans ce malaise. Sans doute de façon en partie inconsciente, en laissant libre cours à sa spontanéité, il a renforcé dans la conscience collective, le sentiment d’agir sans se soucier de la France d’en bas. Il ne peut aujourd’hui qu’en payer le prix fort par un rejet de sa politique et de ses méthodes. Même si la crise se résorbe, elle en laissera des traces profondes. Il faudra que le pouvoir en tire des leçons et donne des signes de sa volonté de réduire l’injustice sociale en faveur de ces invisibles rendus désormais bien visibles par leurs gilets jaunes.


[1] Michel Forsé et Olivier Galland (dir.) Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, 2011.

[2] Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, PUF, 2009.

Serge Paugam

Sociologue, Directeur d'études à l'EHESS et directeur de recherche au CNRS

Notes

[1] Michel Forsé et Olivier Galland (dir.) Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, 2011.

[2] Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, PUF, 2009.