La « mise en biais » des problèmes sociaux : ce que l’économie comportementale fait aux situations complexes
L’économie comportementale est le fer de lance des sciences cognitives contemporaines. S’appuyant sur des résultats de la psychologie et des neurosciences, elle entend mettre en évidence les limites à la rationalité des individus et dessiner des politiques publiques « clés en main ». Popularisées sous le terme nudge, celles-ci jouent avec les « biais de rationalité » des individus, pour les pousser à agir dans leur intérêt ou dans celui de la collectivité.
La légitimité scientifique et politique de l’économie comportementale semble désormais bien établie. Elle a reçu les marques de l’institutionnalisation dans le domaine scientifique, à travers, notamment, l’octroi de Prix de la Banque de Suède à plusieurs de ses représentants (dont Richard Thaler en 2017) comme dans le domaine politique, avec la création de structures ad hoc, appelées nudge units ou behavioral insight teams, dans divers gouvernements (démocratiques ou non). La sphère économique n’est pas en reste avec la création de structures similaires dans des entreprises, à, l’instar, en France, de la société d’études et de conseil BVA.
Néanmoins, l’économie comportementale et les solutions politiques qu’elle inspire ont fait l’objet de critiques : le caractère éthique des expérimentations et des solutions politiques déployées a été amplement débattu, du fait de la part de manipulation des individus qu’elles recèlent. De même, des doutes ont été émis sur l’efficacité de ces solutions, en particulier à long terme. Un autre problème, moins souligné et pourtant essentiel à nos yeux, auquel nous souhaitons consacrer cet article, réside dans la propension de l’économie comportementale et des nudges à réduire des problèmes sociaux, fussent-ils complexes, à des biais cognitifs.
La « mise en biais » occulte la complexité des causes des problèmes publics pour les aborder sous un angle principalement cognitif.
Le succès scientifique et politique de l’économie comportementale contribue à une mise en biais de processus complexes, c’est-à-dire à transformer des problèmes sociaux aux causes génériques complexes dans le « langage » des biais. L’économie comportementale prétend pour ce faire intégrer dans ses modèles ce que disent d’autres sciences sociales – notamment l’influence sociale – pour prescrire des interventions, qui, par conséquent, semblent subsumer toutes les autres sciences sociales. Dans sa langue, des problèmes de discriminations à l’université à l’égard de certains groupes deviennent des biais d’affinité (la tendance à privilégier celles et ceux qui nous ressemblent) ; une addiction au tabac, définie comme l’impossibilité de s’abstenir de fumer devient la combinaison d’un biais d’optimisme (la tendance à penser que l’on est moins exposé aux risques que d’autres) et d’un biais d’escompte hyperbolique (le présent compte plus que le futur) ; le trop faible engagement des entreprises pour la cause écologique devrait se comprendre comme l’activation de biais de perception, d’optimisme et même de « biais de volonté » ; les conspirationnistes et les créationnistes partageraient un « biais théologique » ; ou encore, les affres de la gestion du Brexit par le gouvernement britannique s’expliqueraient essentiellement par les biais cognitifs des dirigeants, dont l’excès de confiance et la tendance à se bercer d’illusions (« wishful thinking »). Nous avons recensé plus d’une trentaine de types de biais dans la littérature économique, certains se recoupant, d’autres entrant en contradiction.
On le voit à travers ces quelques exemples, cette mise en biais occulte – par réduction et par amalgamation – la complexité des causes des problèmes publics pour les aborder sous un angle principalement cognitif. Le domaine de la santé illustre à quel point cette perspective est problématique.
La légitimité croissante de ces savoirs comportementaux dans le domaine de la santé focalise l’attention sur les décisions et les comportements (fréquemment conçus comme « à risque ») des individus en première ligne du système de santé, à savoir les patients et leurs médecins. D’innombrables recherches comportementalistes visent désormais à identifier les biais de rationalité chez les professionnels de santé et chez les patients ; l’attrait pour les big data et les objets connectés accentue encore ce tropisme individualiste et cognitiviste. Or, c’est un phénomène bien mis en évidence par les chercheurs en science politique et en sociologie : lorsqu’une façon particulière de définir un enjeu public ou scientifique (on parle de « cadrage ») devient dominante, elle attire l’attention sur certaines dimensions dudit enjeu au détriment d’autres, qu’elle risque de placer ou de laisser dans l’ombre.
Il existe de fortes différences dans les capacités des individus à surmonter les épreuves de la vie, qui ne sont pas des biais de rationalité mais des effets de leur place dans une structure sociale donnée.
Jusqu’aux années 1990, de riches traditions de recherche s’intéressaient aux interactions entre acteurs ou aux contextes organisationnels et institutionnels et avaient démontré en quoi ces dimensions étaient essentielles pour comprendre les décisions et les comportements de santé. Pourtant, de tels travaux sont aujourd’hui moins nombreux et moins visibles, au profit de travaux massivement orientés vers l’analyse des biais cognitifs. Karen Luftey Spencer et Matthew Grace, pourtant non hostiles aux sciences cognitives, qu’ils pratiquent dans certaines recherches, situent ce virage cognitiviste – et la marginalisation des autres approches – au tournant des années 2000 et déplorent cette situation dans un article de la prestigieuse revue littéraire Annual review of sociology. Elles appellent à s’intéresser à nouveau aux « fondations sociales des inégalités de santé et des biais de traitement ».
C’est ce qu’a proposé un groupe de chercheurs nord-américains, autour de la sociologue Michèle Lamont et du politiste Peter Hall. Dans une démarche pluridisciplinaire mêlant l’anthropologie, la sociologie et la science politique, mais aussi l’épidémiologie et l’économie, ces chercheurs concluent que les déterminants des états de santé dépendent des ressources non seulement matérielles (économiques), mais aussi sociales des individus. Ces derniers, en fonction de leur position dans la structure sociale n’ont accès ni aux mêmes ressources « horizontales » provenant de l’insertion dans des réseaux – d’entraide et de soutien – d’autres individus, ni aux même ressources « verticales », associées au statut social. Par exemple, une recherche comparative a montré pourquoi les habitants d’Ouganda avaient été mieux protégés de l’épidémie du sida que ceux du Botswana, pourtant considéré comme un pays exemplaire par la communauté internationale car son gouvernement applique à la lettre les recettes des organisations internationales. Toutefois, le gouvernement ougandais a réussi, en s’appuyant sur les structures sociales et les communautés locales, à mobiliser les solidarités entre individus, ce qui s’est avéré in fine plus efficace dans la prévention du sida.
Ce groupe de chercheurs souligne aussi que les individus ne sont pas exposés aux mêmes niveaux de stress, dont le lien avec la santé a été démontré depuis longtemps. Or, ce niveau de stress, contrairement à certaines idées reçues, n’est pas le plus élevé dans les postes dits à responsabilité, mais, au contraire, dans les catégories socioéconomiques les moins favorisées et en bas de la hiérarchie des grandes organisations. Enfin, les structures symboliques, institutionnelles et culturelles, variables selon les contextes nationaux et les groupes, sont susceptibles de peser sur les états de santé des individus, en les exposant à plus de contraintes ou, au contraire, en leur offrant plus de ressources politiques pour défendre leur cause et intérêts. Finalement, au regard de tous ces facteurs, qu’il faut concevoir en interaction, on comprend qu’il existe de fortes différences dans les capacités des individus à surmonter les épreuves de la vie, qui ne sont pas des biais de rationalité mais des effets de leur place dans une structure sociale donnée. Ces différences expliquent les fortes variations des états de santé au sein d’une population donnée.
Une telle démarche, rendant à la santé ce qu’elle doit au collectif et à la société et exhibant les disparités entre individus et entre groupes, est aux antipodes de la raison comportementaliste. Cette dernière ne contribue pas seulement à masquer les déterminants structurels des comportements en attirant sélectivement l’attention (publique et politique) sur ses déterminants individuels, mais elle absorbe autant qu’elle invisibilise ces déterminants structurels dans la notion de biais. Elle empêche ainsi de s’attaquer aux causes profondes des inégalités de santé. Les politiques de lutte contre l’obésité en fournissent un exemple saisissant. Dans ce domaine, les inégalités, sensibles dès l’enfance, sont particulièrement saillantes. Or, en plus des traditionnelles communications nationales, des interventions entendent modifier l’« architecture de choix » des individus pour corriger leurs biais et les orienter souplement vers des comportements plus bénéfiques pour leur santé : aménagement spatial des cantines scolaires, aménagement des cours d’école pour que les enfants jouent plus, peinture de touches de piano sur les escaliers pour que les passants les empruntent… interventions dans lesquelles les inégalités restent finalement un impensé.
Faire de la politique et développer des politiques publiques, c’est d’abord affronter la différence.
Le cas du tabac mentionné plus haut fournit un autre exemple des problèmes que pose une approche cognitiviste quand elle entend encapsuler les déterminants des comportements dans des biais identifiés. En résumant le tabagisme à une combinaison d’un biais d’optimisme et d’un biais d’escompte hyperbolique, elle ne se donne pas les moyens de s’attaquer à une donnée fondamentale du problème, à savoir que les catégories socioéconomiques les plus défavorisées fument plus que les autres et que l’écart tend à s’accentuer, à mesure que les politiques de prévention font preuve de plus d’efficacité à l’égard des fumeurs des catégories socioéconomiques plus élevées.
On ne s’en étonnera pas, au fond, puisque les sciences cognitives, comme l’explicitait Stanislas Dehaene dans une émission de France Culture, revendiquent de s’intéresser aux traits communs de l’humanité, plutôt qu’à la diversité qui la caractérise, et s’attachent à montrer ce qui seraient ses invariants anthropologiques : les biais que tout un chacun a, qu’il vive en Chine, en Afghanistan ou en Californie. L’actualité nous le rappelle chaque jour : ce dont on a besoin en premier lieu, ce sont des savoirs et connaissances qui identifient et permettent de comprendre les différences, y compris les différences de comportement.
Le raisonnement développé dans cet article autour des politiques de santé publique s’applique à d’autres secteurs de l’action publique au sein desquels nous constatons l’acuité de la tentation comportementaliste : environnement, emploi, finance… Comment lutter contre le crime et la délinquance, sans comprendre ce qui pousse certains, mais pas tous, à s’engager dans des carrières déviantes ? Comment réduire les inégalités de santé, sans sérier les facteurs qui expliquent que certains segments de la population n’adoptent pas des styles de vie favorables à la préservation de leur santé (pratique de l’exercice physique, diète alimentaire équilibrée, arrêt du tabagisme, diminution de la consommation d’alcool, etc.) ? Comment prévenir la fraude fiscale sans discerner ses causes singulières ? À nos yeux, faire de la politique et développer des politiques publiques, c’est d’abord affronter la différence.
NDLR : Henri Bergeron, Patrick Castel, Sophie Dubuisson-Quellier, Jeanne Lazarus, Étienne Nouguez et Olivier Pilmis ont publié Le Biais comportementaliste, Presses de Sciences Po, 25 octobre 2018.