Colombie, une paix qui ne règle pas le conflit agraire
Le 11 novembre, au forum de la paix de Paris, le président colombien Iván Duque, arrivé au pouvoir en août dernier, vantait la trajectoire vertueuse du pays, qui lui aurait permis de clore la dernière guerre civile du continent américain et le plaçait résolument sur le chemin de la stabilité et du développement. Ses déclarations ont les plus grandes chances d’être saluées par les partenaires internationaux de la Colombie, dont la France. En effet, les accords de la Havane, signés en 2016, ont permis la démobilisation de la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) en 2017 et sa participation en tant que parti politique aux élections de 2018, font figure de rare bonne nouvelle dans une actualité internationale anxiogène. Comment ne pas se réjouir de la fin d’un conflit qui depuis le début des années 1980 a coûté plus de 250 000 vies et généré le déplacement de plus de six millions de personnes ?
Les ambiguïtés de ce « post-conflit » ont été abondamment soulignées par des observateurs avisés. L’existence de groupes dissidents des FARC, qui n’ont pas accepté le mot d’ordre de démobilisation, les négociations qui pataugent avec l’autre groupe rebelle du pays, l’ELN, et surtout la violence des milices paramilitaires liées au narcotrafic, assombrissent le tableau que les autorités colombiennes s’efforcent de peindre.
Un sujet échappe cependant souvent aux commentateurs : alors que les négociations avec les FARC ont ouvert la porte à un timide élargissement de la participation politique, elles ont aussi acté la consolidation d’un modèle économique profondément inégalitaire, qui avait fourni le terreau de la rébellion. Cette réalité est particulièrement palpable dans les espaces ruraux du pays, où la violence est intimement liée aux conflits pour la terre, au pouvoir des grandes exploitations et à l’asservissement de la main d’œuvre agraire. La paix tant vantée fournit ainsi les bases d’un capitalisme d’après-guerre, dans lequel des formes de domination économique consolidées durant des décennies par une violence brutale peuvent désormais revêtir les habits de l’économie légale et du « développement ». La stabilité toute relative du pays permet ainsi la consolidation de l’économie agro-industrielle, mais aussi l’élargissement de la frontière agraire ou encore l’exploitation renouvelée des ressources du sous-sol.
Une enclave agro-industrielle au cœur du conflit pour la terre
Le département du Magdalena, situé sur les rives de la Caraïbe, est illustratif de la relation complexe longtemps entretenue entre l’économie agro-industrielle et la violence armée. Ce territoire accueille dans sa partie nord une enclave agro-industrielle vieille d’un siècle. La compagnie agro-industrielle étasunienne United Fruit Company y a installé dans les années 1900 ses premières plantations de banane. La seconde décennie du XX siècle a vu un transfert progressif du contrôle des plantations dans les mains de la bourgeoisie locale, alors que la firme Chiquita – héritière de United Fruit Company – et sa concurrente Dole monopolisaient l’exportation.
Les années 1990 marquent un boom de l’économie de la banane, qui se traduit par une croissance vertigineuse des plantations et du nombre d’ouvrières et d’ouvriers. Cela s’accompagne d’une dynamique renouvelée dans la mobilisation syndicale, dans une région longtemps marquée par les conflits entre organisations ouvrières et patrons des plantations. Les seconds font alors appel aux milices paramilitaires, des groupes armés proches des milieux des affaires et des militaires, et fermement anti-communistes. Les leaders syndicaux deviennent des cibles à abattre. Selon le centre d’études CINEP, les paramilitaires assassinent entre 1994 et 1998 plus de 200 personnes dans les plantations ou dans les villages et campements attenants. Alors que des anciens leaders des milices ont affirmé à plusieurs reprises que ces meurtres étaient liés à une alliance avec des patrons de l’agro-industrie, aucun d’entre eux n’a été poursuivi par la justice.
Le boom des années 1990 a été court. La production entre en déclin durant la seconde moitié de la décennie, du fait de l’imposition de taxes par l’Union Européenne, d’une série d’événements climatiques extrêmes, et d’une maladie qui ravage les plantations. Des patrons endettés cherchent alors à se débarrasser d’une main d’œuvre devenue excédentaire. De leur côté, les syndicats de paysans et d’ouvriers agricoles y voient une opportunité pour réclamer la terre. Les occupations d’exploitations se multiplient. Les ouvriers exigent le paiement des arriérés, en espèces ou en terre. Des occupations de plantations aboutissent à la création de coopératives paysannes, où l’on caresse le rêve de posséder enfin la terre que l’on travaille. Des décisions de justice condamnent les patrons à rembourser les arriérés, et reconnaissent la possibilité pour les collectifs paysans de saisir les plantations.
La récupération progressive de l’économie de la banane au tournant des années 2000, et l’arrivée dans la région des plantations de palmier à huile ouvrent des opportunités à ces coopératives. Certaines obtiennent des licences d’exportation et développent leurs activités. Or, l’amélioration de l’économie locale conduit aussi les anciens patrons à réclamer les terres dont ils estiment qu’elles ont été « envahies » par des paysans. C’est alors que les assassinats paramilitaires reprennent. Dans toutes les exploitations occupées, les paysans sont expulsés par les armes. Des assassinats ciblés, viols et menaces détruisent les collectifs qui s’étaient formés dans ces années-là. Même la trésorerie des coopératives est saisie par les paramilitaires.
Restitution des terres ou consolidation d’un modèle économique ?
En 2011, alors qu’une partie des milices paramilitaires a rendu les armes, l’État met en place une politique de restitution des terres. Les victimes de spoliation sont censées ainsi pouvoir récupérer les terres perdues par la violence. Or, cette politique échoue à transformer les rapports de domination dans des zones comme le Magdalena. Dans ce département, sur les dizaines de cas visant des exploitations agro-industrielles de banane ou palmier à huile, seul un jugement a été prononcé. Si l’entreprise a été condamnée à restituer la terre aux paysans, elle multiplie aujourd’hui les manœuvres juridiques pour faire obstacle à l’application de la décision judiciaire. Aucune enquête sur la responsabilité pénale de cette firme n’a été menée. Surtout, la politique de restitution ne fait qu’effleurer la réalité de la spoliation. Dans la municipalité de Zona Bananera, au cœur de l’enclave agro-industrielle, l’administration a dénombré 27 088 déplacés forcés entre 2000 et 2013. Seules 381 demandes de restitution ont été enregistrées.
Bien qu’elle apparaisse comme impuissante face à l’ampleur de la violence, la politique de restitution a été prise pour cible par la droite conservatrice, dont est issu l’actuel président. La restitution a été accusée de tous les maux : elle permettrait à des « fausses victimes » de racketter des honnêtes propriétaires et elle serait un frein à l’investissement, tant il serait devenu risqué d’acheter des terres dont on ignore si elles seront réclamées demain par leurs anciens propriétaires. Dans le Magdalena, ce risque ne semble pas avoir calmé la fièvre agro-industrielle. Dans les zones proches des axes routiers, le prix de la terre a été multiplié par trois en moins de dix ans. On y négocie aujourd’hui l’hectare à plus de 30 000 euros. De toute manière, la restitution n’est plus un risque. Par un décret de juillet 2018, la période d’admission des demandes a été close dans de nombreuses régions du pays, dont le Magdalena. Le travail est censé avoir été terminé. Par ailleurs, le président Duque a pris soin de remplacer l’ancien directeur de l’administration en charge de la politique de restitution, accusé par les conservateurs de faire preuve d’un biais « pro-paysan », par un ancien lobbyiste ayant fait carrière au sein de la fédération des producteurs de palmiers à huile.
L’action collective qui a longtemps agité les campagnes du Magdalena n’existe plus. Ceux des leaders paysans qui n’ont pas été assassinés sont aujourd’hui éprouvés par l’âge et par les privations d’une vie de déracinés. Les rares tentatives de mobilisation sont menées avec la plus grande prudence. La peur d’un retour des assassinats est un puissant frein à l’action. De plus, la violence et le déplacement forcé ont porté atteinte au renouvellement générationnel des collectifs paysans. Les enfants des militants, ayant grandi comme des déplacés dans les bidonvilles des villes voisines de Santa Marta ou Barranquilla n’ont souvent aucune envie de se battre pour la terre que leurs parents ont perdue.
Pour le reste, le modèle agricole basé sur l’agro-industrie, consolidé par la violence, n’est plus remis en cause. L’agriculture paysanne peine à survivre dans un contexte où les ressources naturelles et les espaces communs sont accaparés par les grandes exploitations. La privatisation de l’eau en fournit le meilleur exemple. Alors que la dureté des saisons sèches éprouve la capacité des paysans à faire vivre leurs plantations, l’eau des fleuves est déviée par les exploitations agro-industrielles. Les canaux et réservoirs ont été construits à un rythme effréné ces vingt dernières années, alors que plusieurs programmes de développement rural les finançaient avec de l’argent public. En aval des fleuves, l’eau ne coule plus durant les mois les plus secs. De surcroît, les biens communs, tels les chemins ou les marais, où l’on pouvait se fournir en bois et gibier, sont eux aussi clôturés. Les marécages sont asséchés pour laisser la place à de nouvelles plantations. Les exploitations paysannes qui restent sont cernées par les plantations industrielles.
Les profits de la paix
C’est ainsi que la « paix », ou en tout cas la stabilisation relative de la situation sécuritaire colombienne, est acclamée par le gouvernement auprès des investisseurs colombiens et étrangers. Le modèle économique poursuivi par un grand nombre des décideurs est celui des grandes puissances de l’agrobusiness régional, Brésil ou Argentine. Les régions marginales du pays, désormais accessibles, sont alors montrées comme des espaces d’opportunités, des lieux qui seraient « vides » et disponibles pour l’installation de grandes plantations.
Les plaines de l’Orénoque, situées à l’Est du pays, sont l’exemple paradigmatique de ces nouvelles frontières agraires. Dans cette immense région, les fonctionnaires du ministère de l’agriculture vantent la disponibilité de quatre millions d’hectares de terres agricoles. Les incitations pour l’installation des géants des agro-industries colombiens et étrangers datent de 2004. À cette époque, la politique de consolidation militaire du territoire est concomitante à l’idée que la paix doit ouvrir des nouvelles opportunités pour l’agrobusiness. Alors que les guérillas sont chassées d’une région où elles furent longtemps influentes, des exploitations de plusieurs dizaines de milliers d’hectares s’y développent. Violant la législation en matière d’accumulation de terres, ces opérations sont réalisées par le biais de firmes façades avec des sièges sociaux à Panama ou aux Bermudes. Lorsque l’affaire est rendue publique par un député de l’opposition, travaillant de concert avec l’ONG internationale Oxfam, le gouvernement s’empresse de faire voter une loi établissant des exceptions aux mesures anti-accumulation dans les régions marginales du pays. La justification est significative de l’esprit de la loi : puisque ces immenses espaces manquent cruellement d’infrastructures routières et n’ont fait l’objet d’aucun investissement public, la façon la plus sure d’y apporter le développement est de les donner en concession à des firmes privées.
La ruée vers les terres de l’Orénoque s’étend désormais aux espaces voisins de la forêt amazonienne, où des projets d’infrastructures routières sont à l’étude. Ces environnements fragiles, longtemps inaccessibles en raison de la présence de la guérilla des FARC, sont eux aussi exposés à la ferveur agro-industrielle.
Ainsi se profile la silhouette de ce capitalisme d’après-guerre, bâti sur la négation de l’acuité du problème agraire du pays, alors que les conflits pour la terre ont nourrit durant des décennies divers cycles de violence, et qu’un tiers des Colombiens sont des ruraux. Derrière les discours de congratulation qui saluent la fin d’un conflit long de plusieurs décennies se nichent en réalité des nouvelles violences qui, bien que moins visibles, ne sont pas forcément moins destructrices sur le long terme. Les bailleurs européens de l’aide publique au développement, sollicités par le gouvernement colombien pour financer son « post-conflit », auraient tout intérêt à tenir compte des cruels paradoxes d’une paix qui ne fait que consolider les inégalités produites par la guerre.