Sciences

La fusion cerveau-machine : science fiction ou futur probable ?

Neurobiologiste

Le transhumanisme aura réussi le tour de force, ces dernières années, de passer pour un horizon possible de l’humanité. La possibilité de voir un jour fusionner l’homme et la machine est le plus souvent abordée sous l’angle éthique, comme si la dimension technique n’était qu’une simple formalité. Pourtant, malgré des progrès évident dans la réparation du vivant, l’augmentation ne va pas de soi comme le montre un simple regard à l’état des connaissances scientifiques.

Depuis la découverte des possibilités de remodelage du cerveau tout au long de la vie, la « plasticité cérébrale » passionne le monde de la recherche et de la médecine. Il est désormais possible d’agir sur le cerveau pour réparer les handicaps physiques et mentaux. Certains vont même jusqu’à prédire la fusion entre cerveau et ordinateur, entre intelligence humaine et artificielle. Quel crédit accorder à ces visions techno-futuristes du transhumanisme ? La réalité des recherches en neurosciences nous éclaire pour faire la part du prouvé, du probable et de l’utopie.

Les neurotechnologies

Un pas immense dans la connaissance du cerveau a été franchi grâce aux techniques d’imagerie cérébrale par IRM. On dispose désormais d’un outil d’exception qui permet d’observer à la fois la structure et le fonctionnement du cerveau vivant sans avoir à ouvrir la boite crânienne. Un apport majeur de l’IRM est d’avoir révélé les extraordinaires propriétés de “plasticité” du cerveau humain. Au cours des apprentissages et des expériences vécues, on peut voir se modifier la structure et le fonctionnement du cerveau.  Rien n’est jamais figé dans nos cerveaux, quelques soient les âges de la vie. Les connexions se réorganisent en permanence dans le temps et dans l’espace, selon l’histoire propre à chacun de nous. Il en résulte qu’aucun cerveau ne ressemble à un autre, y compris ceux des vrais jumeaux.  Les sept milliards d’humains sur Terre ont tous des personnalités différentes et des cerveaux différents.

La découverte de la plasticité cérébrale a ouvert la voie à la possibilité d’agir directement sur le cerveau pour compenser certains handicaps physiques et troubles mentaux. Implanter des microprocesseurs dans le cerveau, décoder les signaux électriques produits par les neurones, stimuler des régions spécifiques du cerveau pour en modifier l’activité, sont des procédés désormais réalisables chez les humains. Ces « neurotehnnologies » s’avèrent efficaces dans un nombre croissant de pathologies du cerveau.

Dans la maladie de Parkinson, des microélectrodes implantées dans une région profonde du cerveau où les neurones sont déficients, ont des effets bénéfiques avérés pour diminuer les tremblements et la rigidité du corps. Des essais cliniques sont en cours pour évaluer l’efficacité de la stimulation cérébrale profonde sur des pathologies telles que l’épilepsie, les troubles obsessionnels compulsifs, la maladie d’Alzheimer…. Les applications thérapeutiques restent cependant limitées de par la lourdeur de l’intervention chirurgicale et des risques importants d’effets secondaires (accident vasculaire cérébral, épilepsie, infections)

D’autres techniques de modification du cerveau consistent à appliquer des stimulations électriques ou magnétiques à la surface du crane, ce qui influence l’activité des neurones des régions cérébrales sous-jacentes. Ces procédés, qui ont l’avantage d’être non invasifs, sont prometteurs dans des troubles neurologiques et psychiatriques pour lesquels les traitements pharmacologiques sont peu ou pas efficaces: hallucinations, douleurs, dépression, addictions. Des effets bénéfiques sur certains déficits cognitifs ont été observés dans la maladie d’Alzheimer. Chez des sujets sains, les stimulations transcraniennes peuvent augmenter les performances dans certaines taches cognitives : fluence verbale, mémoire de travail, attention sélective. Les effets sont observés jusqu’à une semaine après stimulation. Il faut souligner que dans l’état actuel des recherches sur l’amélioration des fonctions intellectuelles, les résultats publiés dans les revues scientifiques sont peu probants et restent préliminaires. Le contraste est flagrant face à l’engouement des médias et des adeptes du tranhumanisme pour le dopage du cerveau promis dans un avenir proche.

Un domaine des recherches neurotechnologiques en pleine expansion est celui des « interfaces cerveau-machine ». Des résultats spectaculaires ont été obtenus chez des patients tétraplégiques. Grâce à une puce électronique implantée dans le cerveau ou à l’aide d’un casque muni d’électrodes sur le cuir chevelu, il est possible d’enregistrer les variations de potentiel électrique produites par le cerveau. Pratiquement, il est demandé au sujet de focaliser son attention sur un objet ou une consigne présentées sur un écran. Les ondes cérébrales associées à l’attention sont reconnues par un logiciel qui les traduit en un signal capable de contrôler un exosquelette, de déplacer un curseur sur un écran d’ordinateur, pour écrire, naviguer sur Internet, etc.

La maîtrise de ces neuroprothèses est étroitement liée aux capacités de plasticité du cerveau des patients pour prendre conscience de son activité cérébrale. C’est le principe du “neurofeedback” : le patient apprend à mobiliser son attention et trouve progressivement les meilleures stratégies mentales lui permettant d’atteindre l’objectif fixé. On estime à 30% la proportion de la population qui peut réussir à contrôler les systèmes actuels. D’autres applications du neurofeedback sont en cour d’expérimentation dans des pathologies telles que l’autisme, la dépression, l’insomnie, les troubles de l’attention, l’hyperactivité etc.

A l’évidence, les différentes techniques de modifications de l’activité cérébrale ouvrent de vastes perspectives thérapeutiques. Néanmoins, de nombreuses interrogations restent en suspend sur leurs mécanismes d’action. Quelles conséquences les stimulations cérébrales peuvent-elles avoir sur le fonctionnement du cerveau à long terme ? Leurs effets sont-ils réversibles ? Les risques d’épilepsie et d’altérations des capacités de plasticité cérébrale sont du domaine du probable. Une autre menace est porter atteinte à l’autonomie du patient, en interférant avec ses pensées, ses émotions, son libre arbitre. On est loin de disposer du recul nécessaire pour évaluer les bénéfices par rapport aux risques d’effets secondaires indésirables, non seulement dans le cadre thérapeutique et encore moins dans l’utilisation personnelle de la neurostimulation. Passer de la réparation à l’augmentation ne va pas de soi, contrairement aux discours des transhumanistes qui prônent les bienfaits des neurotechnolologies pour doper les capacités intellectuelles et la mémoire, avec pour objectif de fusionner l’intelligence humaine avec l’intelligence artificielle.

Hybridation cerveau-machine : mythes et réalité

Raymond Kurzweil, théoricien du transhumanisme et directeur de l’ingénierie chez Google déclarait en 2016 : « Nous utiliserons des nanorobots intracérébraux branchés sur nos neurones pour nous connecter à Internet vers 2035 (…) On pourra transférer notre mémoire et notre conscience dans des microprocesseurs dès 2045 ». Dans ce domaine, la concurrence est rude. Ellon Musk, à la tête des entreprises Tesla et SpaceX a créé en 2016 la startup Neuralink, pour « nous fusionner efficacement d’une manière symbiotique avec l’intelligence artificielle en utilisant une sorte d’interface directe, un lacet neuronal ».

Fusion, hybridation des intelligences humaine et artificielle, téléchargement de la pensée sur des microprocesseurs… Mais comment s’y prendre ?

Le cerveau ne ressemble en rien à un ordinateur, ni dans sa structure, ni dans son fonctionnement. Il est constitué de 100 milliards de neurones et de 100 milliards de cellules gliales (cellules nourricières), qui sont interconnectées dans des réseaux infiniment complexes : chacune de ces cellules est reliée en moyenne à 50 000 autres. Le nombre de points de contact entre les neurones – les synapses – est de l’ordre d’un million de milliards. Les informations qui circulent dans les réseaux neuronaux sont à la fois électriques et chimiques. Les différences de potentiels de l’influx nerveux et les molécules des neurotransmetteurs se combinent en une cascade d’interactions qui permettent de nuancer sans limites le contenu des messages échangés entre les cellules. C’est à partir de cette « symphonie cérébrale » qu’émergent la pensée, la conscience, les émotions, l’imagination…

L’intelligence humaine se forge progressivement au cours du développement de l’enfant et de la maturation de son cerveau. Elle ne cesse d’évoluer en fonction des expériences vécues et des changements du monde  environnant. Elle résonne avec le corps et avec les autres humains à travers le langage, la pensée, la culture. Nos processus cognitifs n’ont de sens que parce qu’ils sont incarnés dans un corps vivant, animé par le désir de vivre et la crainte de mourir.

Rien de tout cela dans l’intelligence artificielle. Les puces électroniques sont constituées de couches nanométriques d’atomes (en particulier le silicium) dont les variations d’états énergétiques varient entre 0 et 1 pour faire passer, ou pas, une tension électrique. Les« neurones artificiels » qui composent les microprocesseurs de dernière génération ne fonctionnement en aucun cas comme des vrais neurones. Ils traduisent en impulsions électriques règles de calcul des algorithmes programmés dans la machine.

Certains algorithmes sont conçus de telle sorte que leur comportement évolue dans le temps en fonction des données qui leur sont fournies. C’est le « machine learning », ou apprentissage automatique, qui est la base de l’intelligence artificielle. L’apprentissage nécessite d’alimenter la machine avec des milliers d’exemples, à suivre ou à ne pas suivre, pour atteindre le but recherché. En 2016, la machine Alpha Go développée par Google a battu le champion sud coréen au jeu de Go. Mais peut-on parler d’une intelligence produite par la machine  ? Il s’agit ni plus ni moins d’une capacité supra-humaine de stockage et de traitement statistique des données numériques. La vraie intelligence est bien celle des chercheurs qui ont conçus le programme informatique.

Incontestablement, la matière vivante du cerveau diffère radicalement de la matière inerte des microprocesseurs. Si l’on cherche à les hybrider encore faut-il trouver un support commun, ce qui jusqu’à présent relève de la science fiction. Et si on y arrivait… comment télécharger les contenus de la pensée, de la mémoire, de la personnalité  ? Comment capturer dans le cerveau un souvenir ou une idée ? Les réseaux de neurones qui sous-tendent les fonctions cognitives sont distribués dans de nombreuses régions et se réorganisent en permanence en fonction des interactions avec l’environnement, des apprentissages, de l’âge, etc.

Le cerveau humain se modifie perpétuellement grâce à la plasticité cérébrale. De plus, tous les êtres humains ont des cerveaux différents, chacun le mobilise à sa façon en fonction du passé, du présent et des anticipations qui sont propres à chaque individu. Notre cerveau est le résultat de millénaires d’évolution biologique qui ont permis l’émergence de la pensée. Cette connaissance semble échapper aux adeptes du transhumanisme qui, dans leur vaste majorité sont des ingénieurs, des informaticiens et non des chercheurs en biologie ou en neurosciences.

L’enthousiasme suscité par les perspectives de victoires sur les handicaps et le vieillissement du cerveau ne doit pas occulter la vigilance face à ceux qui nous vante un monde futur où l’hybridation entre les cerveaux et les machines conduira à une intelligence artificielle infiniment plus performante que l’intelligence humaine. L’idée que la conscience peut être dissociée du corps relève de la mystique religieuse et non de la démarche scientifique. La fusion entre la pensée et l’ordinateur est une utopie technologique qui ne soutient pas la comparaison avec la réalité biologique du fonctionnement du cerveau et de ses capacités de plasticité.

C’est un déni de la réalité de la vie psychique, de sa diversité, de sa richesse, qui confère aux êtres humains la liberté de décider, d’agir, de créer, d’imaginer et de rêver. L’idéologie transhumaniste qui fait de la transformation de la nature humaine par les technologies le moteur du progrès est d’un simplisme et d’une arrogance affligeante au regard de l’histoire de l’humanité et des civilisations. Car c’est d’abord et avant tout l’amélioration des conditions de vie sociale dans un contexte politique de justice et d’égalité qui est le moteur de l’émancipation des humains.

(NDLR Catherine Vidal vient de publier Nos cerveaux resteront-ils humains ?, aux éditions Le Pommier)
 


Catherine Vidal

Neurobiologiste, Directrice de recherche honoraire à l’Institut Pasteur