Société

Revenu de base, les enjeux de l’expérimentation locale

Historien

À l’heure du « grand débat national » et des appels répétés à l’initiative des territoires et à l’expérimentation locale, la majorité présidentielle a rejeté, avant même d’en discuter (!), la proposition de loi socialiste proposant l’expérimentation d’un revenu de base pendant trois ans dans des territoires volontaires…

Dix-huit départements ont mené pendant plus de deux ans [1], en partenariat avec la Fondation Jean-Jaurès, des travaux en vue d’expérimenter un revenu de base, automatique, inconditionnel, dégressif en fonction des revenus d’activité et ouvert dès l’âge de dix-huit ans, à partir d’une fusion du RSA, de prime d’activité, voire des APL. Les députés socialistes ont porté ce projet à l’Assemblée nationale le 31 janvier 2019 sous la forme d’une proposition de loi. Ils se sont néanmoins heurtés à une motion de rejet préalable du groupe En Marche, qui a suscité les protestations de toutes les oppositions, des insoumis aux républicains. De fait, le vote a été très serré, la motion n’étant adoptée que par 65 voix contre 49. Cette procédure a empêché le débat sur les articles du texte, ne laissant la place qu’à des discours généraux.

Cette crispation du pouvoir central face aux territoires témoigne de la force de l’idée du revenu de base, qui continue de faire son chemin. Marginale il y a trois ans, défendue par le département de la Gironde, puis par huit, treize et enfin dix-huit départements, elle vient d’être ralliée par l’ensemble des forces de gauche, des socialistes aux insoumis en passant par les communistes. Les centristes (Modem et UDI) ont reconnu l’intérêt des propositions sur l’automatisation des prestations sociales et l’ouverture des minimas sociaux aux jeunes de 18-24 ans.

Le refus de débattre a révélé les deux contradictions internes du macronisme. À l’heure du « grand débat national » et des appels répétés à l’initiative des territoires et à l’expérimentation locale, la majorité présidentielle a renié sa promesse démocratique. Après les annonces du plan pauvreté de lutter contre le non recours aux droits et de favoriser l’égalité des chances, elle vient de récuser sa promesse sociale. Le « en même temps » n’était qu’un slogan de campagne. Le pouvoir est nu.

  • La perspective ouverte par le projet gouvernemental de revenu universel d’activité

On ne doit cependant pas conclure de cet épisode à l’échec du projet d’expérimentation du revenu de base. Aiguillonné par les départements, Emmanuel Macron a inscrit un projet de réforme des minimas sociaux dans son plan pauvreté sous l’appellation de « revenu universel d’activité » (RUA). À quelques jours de l’examen de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, il a nommé rapporteur général de la réforme Fabrice Lenglart, statisticien et auparavant auteur pour France stratégie d’un rapport confidentiel sur l’allocation sociale unique.

Si la secrétaire d’État auprès de la ministre des Solidarités et de la Santé, Christelle Dubos, en charge du dossier pour le gouvernement, a indiqué dans l’hémicycle qu’elle part d’une « page blanche », cette nomination peut faire craindre une approche exclusivement budgétaire, sur le modèle du « Universal Credit », mis en place en Grande-Bretagne, qui a fait de nombreux perdants. Une concertation sur le RUA est cependant prévue qui donnera l’occasion aux départements de formuler de nouveau leurs propositions et de rappeler au gouvernement la promesse du Président de la République que « si des territoires, des structures sont déjà candidates, [ils puissent en] expérimenter des premières formes, pour aussi pouvoir les évaluer ».

  • Les trois débats : inconditionnalité, automatisation et ouverture aux jeunes

Le débat à l’Assemblée nationale s’est polarisé sur la question de l’inconditionnalité. Il est en effet aujourd’hui possible de suspendre ou de radier un allocataire du RSA si celui-ci ne justifie pas d’une recherche active d’emploi. Une obligation qu’Emmanuel Macron entend durcir, sur le modèle de l’assurance chômage, en radiant les allocataires refusant plus de deux offres dites raisonnables d’emploi ou d’activité. Il est pourtant avéré que les politiques d’activation sont un échec et que les freins à la reprise d’emploi des allocataires tiennent très largement, outre l’absence d’offres, aux problèmes de santé, de mobilité, de formation ou de modes de garde. Le très faible montant du RSA – environ 550 € – est à lui seul incitatif au retour à l’emploi, comme l’a récemment rappelé Guillaume Allègre dans une tribune au Monde. Les politiques d’accompagnement gagneraient à développer le pouvoir d’agir des personnes en leur offrant des opportunités plutôt qu’à la stigmatiser.

Ce clivage bien réel entre un référentiel démocratique considérant les individus comme des ayants droit et un référentiel philanthropique qui établit des tutelles pour les contraindre à des comportements pro-sociaux, avait aussi vocation à reléguer au second plan la question de l’extension du périmètre des prestations sociales à de nouveaux publics, c’est-à-dire aux jeunes de 18-24 ans et aux personnes qui ne recourent pas à leurs droits (35 % pour le RSA). La majorité présidentielle a refusé de débattre des articles de la proposition de loi pour éviter d’exposer ses propres dissensions. Le groupe du Mouvement démocrate et apparentés s’est en effet montré favorable aux propositions en faveur de l’automatisation et de l’ouverture aux jeunes.

L’automatisation doit permettre de résorber le non recours (estimé à 35 % pour le RSA), de synchroniser le montant versé des prestations sociales avec le revenu disponible des allocataires [2] et de renforcer l’accompagnement social et professionnel en supprimant les tâches d’instruction de dossier. Les droits, aujourd’hui quérables, seraient ainsi attribués automatiquement et s’adapteraient avec réactivité aux variations de revenus des allocataires. De plus, hormis le Luxembourg, la France est le seul État de l’Union européenne à ne pas intégrer les jeunes au droit commun ; d’où un émiettement de dispositifs (garantie jeunes, bourses…) faiblement protecteurs et un niveau de pauvreté très élevé (environ 25 % des 18-24 ans vivent sous le seuil de pauvreté). La prise en charge des jeunes ne repose ainsi presque que sur les solidarités familiales, intrinsèquement inégalitaires, là où une politique d’investissement social ambitieuse devrait au contraire en faire une priorité de la solidarité nationale.

  • L’expérimentation locale pour moderniser l’action publique

La concertation autour du revenu universel d’activité sera enfin l’occasion de reposer la question des libertés locales. Alors que l’article 15 du projet de révision constitutionnelle prévoit l’introduction d’un droit à la différenciation territoriale pour encourager l’expérimentation locale, il serait absurde que le RUA ne soit pas expérimenté, surtout après l’échec du RSA qui a été généralisé avant toute évaluation des expérimentations. La modernisation de l’action publique, défendue aujourd’hui par les 18 départements engagés sur le revenu de base, mérite mieux que des postures politiciennes.

Le gouvernement pourrait ainsi expérimenter plusieurs scénarios de revenu universel d’activité, intégrant notamment les préconisations des départements, ce qui lui permettrait d’obtenir un consensus autour de son projet de réforme, de rétablir le dialogue avec les collectivités territoriales et d’apporter des réponses à la crise sociale que traverse le pays. Il lui appartiendrait ensuite, dès le démarrage de l’expérimentation, d’instaurer un comité scientifique indépendant, composé de toutes les parties prenantes, à commencer par les allocataires, et d’experts qui font autorité, pour produire une évaluation transparente et démocratique alimentant le débat public pour sortir des controverses stériles.

L’expérimentation locale deviendrait enfin le levier du changement institutionnel. Mais notre culture politico-administrative verticale sera-t-elle capable d’accueillir en son sein l’initiative locale ? Le combat pour l’expérimentation du droit au revenu ne fait que commencer.

(NDLR : Timothée Duverger a publié L’invention du revenu de base, la fabrique d’une utopie démocratique, Le Bord de l’Eau, 2018)

 


[1] Alpes-de-Haute-Provence – Ardèche – Ariège – Aude – Dordogne – Finistère – Haute-Garonne – Gers – Gironde – Hérault – Ille-et-Vilaine – Landes – Loire-Atlantique – Lot – Lot-et-Garonne – Meurthe-et-Moselle – Nièvre – Seine-Saint-Denis.

[2] Aujourd’hui, les APL sont calculées sur les ressources à n-2 et le RSA sur les ressources des trois derniers mois.

Timothée Duverger

Historien, Maitre de conférences associé à Sciences Po Bordeaux, directeur de la Chaire TerrESS

Notes

[1] Alpes-de-Haute-Provence – Ardèche – Ariège – Aude – Dordogne – Finistère – Haute-Garonne – Gers – Gironde – Hérault – Ille-et-Vilaine – Landes – Loire-Atlantique – Lot – Lot-et-Garonne – Meurthe-et-Moselle – Nièvre – Seine-Saint-Denis.

[2] Aujourd’hui, les APL sont calculées sur les ressources à n-2 et le RSA sur les ressources des trois derniers mois.