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Dettes africaines et prêts chinois

Sinologue et socio-économiste

Longtemps les investissements chinois en Afrique ont été surestimés, comme l’est désormais la dette des pays africains envers la Chine. L’étude et l’appréciation de la présence chinoise en Afrique imposent pourtant de se pencher sur les faits – unique­ment sur les faits objectifs. Et de montrer, par exemple, et au-delà des fantasmes, l’absence de corrélation entre dette africaine et prêts chinois.

Longtemps, les analystes de la présence chinoise en Afrique se sont focalisés sur l’investissement chinois, soit pour en applaudir l’importance rédemptrice, soit pour en fustiger les travers colonialistes. Cet emballement a culminé au début de l’année 2017 avec la publication par le Financial Times d’un rapport intitulé The Africa Investment Report qui fondait sa démarche sur une confusion entre le financement d’investissements africains en infrastructure par des financeurs chinois et les investissements chinois en Afrique dans des projets de fait non-infrastructurels. D’où une surévaluation caricaturale de l’investissement chinois en Afrique. Aujourd’hui, il est admis que le montant de l’investissement chinois est très modeste, environ quatre milliards de dollars en 2017, soit bien moins que les cinq milliards de dollars réclamés par Trump pour construire son mur.

Désormais, l’attention de ces mêmes analystes se porte davantage sur l’endettement des pays africains à l’égard de la Chine. Leur procédé reste le même : généralisations hâtives, approximations conceptuelles et amalgames à partir d’exemples isolés, mais disparates – le tout sur fond d’une grande rareté de l’information. Cet article tente d’évaluer l’hypothèse d’une corrélation entre la dette extérieure des pays africains et les prêts que la Chine peut leur octroyer.

La Banque internationale des recouvrements internationaux a publié en novembre 2018 une analyse sous le titre de Central banks and debt: emerging risks to the effectiveness of monetary policy in Africa. Les auteurs de ce document, Benedicte Vibe Christensen et Jochen Schanz, consacrent un passage assez long aux prêts chinois à l’Afrique qui commence par une série de statistiques du commerce extérieur et des investissements directs chinois mise en graphiques et qui s’achève sur cette phrase : « Chinese lending to African governments shows the same pattern » (Ndlr : Les prêts chinois aux gouvernements africains observent la même courbe).

Le contraste est brutal et parlant. Autant nous disposons de données relatives au commerce extérieur et, dans une moindre mesure, relatives à l’investissement direct chinois en Afrique, autant celles relatives à l’endettement – qui « suit la même courbe » – sont conjecturales et fragiles. Et les auteurs, des analystes financiers chevronnés dont on pourrait espérer qu’ils en sussent davantage que de simples chercheurs et autres journalistes, de reprendre alors les chiffres des prêts accordés par la Chine compilés par le China Africa Research Initiative (CARI) de l’université Johns Hopkins.

Les chiffres des prêts que calcule le CARI sont fiables, mais le problème n’est pas là. Ici, il importe grandement de ne pas confondre l’endettement à une date donnée avec le montant cumulé des prêts obtenus jusqu’à cette même date. Le montant cumulé des prêts obtenus inclut des prêts qui peuvent avoir été remboursés en partie ou en totalité ainsi que des prêts qui n’ont pas encore été servi ou qui ne le seront jamais. De ce point de vue, ce montant pourrait surestimer l’endettement. Mais dans le même temps, il ne révèle pas le coût de ces prêts ni les intérêts restant à servir, et donc pourrait sous-estimer l’endettement.

J’ai donc entrepris de vérifier s’il existait une corrélation entre endettement et prêts chinois dans le cas de l’Afrique (septentrionale et subsaharienne). J’ai utilisé les statistiques du CARI pour les prêts chinois aux pays africains de 2000 à 2017 et celle de la Banque mondiale pour l’endettement.

J’ai eu recours au calcul du coefficient de corrélation de rang de Spearman. Derrière cette appellation savante, les choses sont beaucoup plus simples. La corrélation de Spearman est mesurée lorsque deux variables statistiques semblent corrélées sans que la relation entre ces deux variables soit évidente. Une corrélation parfaite entre les rangs de deux variables se lirait ainsi : l’individu qui arrive au premier rang pour la première variable est aussi l’individu qui arrive au premier rang pour la seconde variable ; l’individu qui arrive au deuxième rang pour la première variable est aussi l’individu qui arrive au deuxième rang pour la seconde variable ; et ainsi de suite.

Si l’hypothèse d’une corrélation entre l’endettement et les prêts chinois était strictement vérifiée pour les pays africains, on devrait trouver que le pays le plus endetté est aussi celui qui a le plus contracté de prêts chinois ; le pays le plus endetté en second est aussi celui qui a le plus contracté de prêts chinois en second ; et ainsi de suite.

De fait, ce coefficient montre rarement une corrélation parfaite (valeur du coefficient 1). On considère qu’il y a une forte corrélation entre les deux variables dès lors que ce coefficient est supérieur à 0,7. Ce coefficient peut aussi prendre une valeur négative. Dans l’hypothèse d’une corrélation entre l’endettement et les prêts chinois, on trouverait alors que le pays le plus endetté serait aussi celui recourant le moins aux prêts chinois.

Les calculs que j’ai menés utilisent les données relatives à l’année 2017.

Premier test : existe-t-il une corrélation de Spearman entre l’endettement extérieur d’un pays africain mesuré par le taux d’endettement relativement au PNB d’une part, et les prêts chinois à ce pays mesurés par le rapport entre le montant de ces prêts relativement au PNB d’autre part ?  Le coefficient calculé est de 0,22 signifiant une absence de corrélation.

Deuxième test : les pays africains les plus riches (ou les plus pauvres) sont-ils ceux dont le montant des dettes extérieures est aussi le plus important ? Le PNB – pris comme mesure de la richesse – est ici confronté à l’endettement extérieur total. Le coefficient calculé est de 0,91 indiquant l’existence d’une très forte corrélation positive : les pays les plus riches seraient aussi ceux dont le montant des dettes serait le plus considérable. Cette conclusion n’est pas étonnante dans la mesure où l’on prête plus facilement aux pays riches, c’est-à-dire à ceux qui seraient à priori le plus à même de rembourser leurs dettes.

La Chine serait moins sélective dans l’attribution de ses prêts. Deux hypothèses seraient alors à vérifier. Soit la Chine consentirait davantage à donner leur chance aux pays les moins riches, soit elle évaluerait de manière très hasardeuse la situation des pays africains.

Troisième test : les pays africains les plus riches (ou les plus pauvres) sont-ils ceux qui bénéficieraient le plus des prêts chinois ? Le PNB – encore pris comme mesure de la richesse – est ici confronté au montant total des prêts chinois. Le coefficient calculé est de 0,71 indiquant l’existence d’une corrélation positive. On peut l’interpréter comme signifiant que la Chine serait moins sélective dans l’attribution de ses prêts dans la mesure où ce coefficient inférieur au précédent reste au-dessus du seuil (0,7) à partir duquel on considère qu’il y a corrélation.

Deux hypothèses seraient alors à vérifier. Soit la Chine consentirait davantage à donner leur chance aux pays les moins riches, soit elle évaluerait de manière très hasardeuse la situation des pays africains. Cette dernière explication semble la plus plausible compte tenu des exigences que le gouvernement chinois voudrait imposer à ses entreprises qui s’internationalisent – « sortent du territoire », zou chu qu.

Quatrième test : les pays africains dont le montant de la formation brute de capital fixe (FBCF, c’est-à-dire l’investissement nouveau plus l’investissement de remplacement) est le plus important sont-ils ceux dont le montant des dettes extérieures est aussi le plus important ? Le coefficient calculé est de 0,83 indiquant l’existence d’une corrélation positive : les pays qui investissent le plus seraient aussi ceux dont le montant des dettes extérieures serait le plus élevé. Cette conclusion n’est pas étonnante dans la mesure où ce sont les pays qui ont le PNB le plus important qui ont la FBCF la plus importante (coefficient de 0,96).

Cinquième test : les pays africains dont le montant de la formation brute de capital fixe est le plus important sont-ils ceux dont le montant des prêts chinois serait le plus important ? Le coefficient calculé est de 0,62 indiquant l’existence d’une faible corrélation positive (inférieure au seuil de 0,7) ; ce résultat confirmerait le comportement de la Chine noté lors du troisième test.

Sixième et septième tests : on ne note aucune corrélation que ce soit entre le taux d’investissement (FBCF) relativement au PNB et le taux d’endettement relativement au PNB (-0,01) ou que ce soit entre le taux d’investissement relativement au PNB et le montant des prêts chinois relativement au PNB (0,38).

En conclusion de ce traitement statistique élémentaire on peut considérer que :

L’endettement extérieur des pays africains ne peut pas être péremptoirement corrélé aux prêts que la Chine leur accorde. Cela ne rejette pas pour autant l’éventualité d’une responsabilité de la Chine dans le surendettement de certains pays. Le poids de la dette ne devient insupportable qu’à partir d’un certain seuil, et ce, quelle que soit la méthode de calcul de ce seuil, car c’est en termes de marge que cela doit être considéré. Les N premiers milliards d’euros de dettes peuvent être supportables, mais c’est le N plus unième milliard qui les rendra insupportables. Dans la conjoncture financière actuelle, il est plus que probable (environ une chance sur deux pour les travaux d’infrastructure selon les statistiques d’l’ICA pour 2017) que ce milliard supplémentaire puisse résulter d’un prêt chinois. Ergo, les accusations dont la Chine est victime.

On ne peut rejeter l’hypothèse selon laquelle les prêts auraient des objectifs à priori plus politiques qu’économiques.

L’engagement de la Chine auprès des pays africains par l’octroi de prêts (qu’ils soient à taux préférentiels ou non) pourrait bien souvent provenir d’une certaine déficience des études de faisabilité et de rentabilité des projets africains que mèneraient les entreprises chinoises. Toutefois, on ne peut rejeter l’hypothèse selon laquelle les prêts auraient des objectifs à priori plus politiques qu’économiques et donc que les études de faisabilité et de rentabilité auraient (ou auraient eu) un rôle plus symbolique qu’effectif. D’où, des déceptions de part et d’autre.

Dans le cas, par exemple, du surendettement de Djibouti où l’encours de la dette auprès de la Chine se monterait à 70,3% de la dette extérieure, il est avéré que le plan de développement qu’elles financent a été pensé, sinon par les autorités chinoises, du moins par la China Merchants et un think tank chinois dirigé par l’éminent économiste chinois Lin Yifu (voir La China Merchants à Djibouti : de la route maritime à la route numérique de la soie). Mais l’intérêt géostratégique de la Chine pour Djibouti est tout aussi avéré et peut avoir encouragé une certaine prodigalité.

Des situations extrêmes ne doivent néanmoins pas conduire à conclure par des formules à l’emporte-pièce caricaturant le comportement des acteurs qu’ils soient africains ou chinois, ni induire à celer la diversité des situations. Dans le cas, par exemple, du Bénin où la gestion de la dette extérieure semble relativement maîtrisée, l’encours de la dette auprès de la Chine se monterait en 2017 à 12% de la dette extérieure alors qu’il était de 6% deux ans plus tôt, l’implication croissante de la Chine dans le financement des travaux d’infrastructure ne fait aucun doute.

Toutefois, la Chine n’y apparaît que comme un bailleur parmi d’autres. Les nouveaux engagements de prêts pris en 2017 montrent que la Chine n’arrive qu’au quatrième rang avec 10,8% des engagements, juste devant la France (9,8%), soit un engagement du tiers de celui de l’Association Internationale de Développement (Banque mondiale) qui arrive au premier rang, soit encore de la moitié de celui de la Rabobank (23,0%, au deuxième rang) ou du Brésil (22,1%, au troisième rang).

L’étude et l’appréciation de la présence chinoise en Afrique imposent de se pencher sur les faits – unique­ment sur les faits objectifs. La Chine n’est certainement, ni le chevalier blanc qui assurément résoudrait le casse-tête du développement africain, ni non plus le mauvais génie qui forcément asservirait à nouveau l’Afrique.

Lamido Sanusi, émir de l’État de Kano au Nigeria et ancien gouverneur de la banque centrale du pays, n’affirme pas autre chose lorsqu’il appelle les pays africains à être proactifs et à mettre la Chine au service de leur stratégie de développement pour que « la romance soit remplacée par une réflexion économique approfondie » et, ajouterions-nous, pour que le persiflage cède la place à une approche dépassionnée.


Thierry Pairault

Sinologue et socio-économiste, directeur de recherche émérite au CNRS et membre du Centre de recherche sur la Chine moderne et contemporaine de l’EHESS