Politique

La folle interdiction administrative individuelle de manifester

Juriste

Loin de défendre le droit de manifester ainsi que ses promoteurs le prétendent dans une novlangue familière à tous les lecteurs de George Orwell, la loi « anti-manifestants » l’abîme et participe, au nom de la défense de l’ordre public, à un abaissement qui désormais semble irrémédiable des défenses immunitaires des libertés individuelles et collectives.

De fortes voix du barreau ont déjà dénoncé ce qu’il est convenu d’appeler la proposition de loi « anticasseurs », qui est plus exactement une loi « antimanifestants », adoptée en première lecture au Sénat le 23 octobre 2018 et à l’Assemblée nationale le 5 février 2019 (voir notamment : Ellen Salvi, « Cette loi anticasseur ne menace pas le délinquant, elle menace le citoyen », Mediapart, 3 février 2019 ; Arié Alimi, « La loi anticasseur, nouvel outil du mécano autoritaire », AOC, 8 février 2019 ; voir aussi la lettre adressée le 5 février 2019 par la présidente du Conseil national des barreaux à la rapporteure de la proposition de loi à l’Assemblée nationale).

Ce texte de circonstance est basé sur un constat factuel à ce point erroné qu’il en vicie de manière irrémédiable l’intégralité de son contenu : selon les premières lignes de l’exposé des motifs de la proposition de loi déposée le 14 juin 2018 au Sénat, le droit de manifester serait « aujourd’hui menacé, en raison de l’agissement malveillant et récurrent de groupuscules violents qui agissent masqués, pour échapper à la justice », et le recours à la violence se serait « accru ces dernières années » alors au surplus que « un palier dans la violence a été franchi, les 5 et 22 mai 2018, par des groupes provocants et offensifs, qui forment une foule anonyme difficilement identifiable ». Ces éléments très alarmistes ont été repris par la majorité à l’Assemblée nationale et des membres du gouvernement, dont par exemple la ministre des Affaires européennes le 3 février 2019 : « Jamais les manifestants n’avaient attaqué les forces de l’ordre avec la violence [de ces dernières semaines] ».

France Inter a facilement fait litière de ces élucubrations dans un reportage mis en ligne le 11 février 2019, où il est relevé que « l‘histoire contemporaine récente regorge d’exemples d’actions violentes, parfois bien plus que les manifestations actuelles » des « gilets jaunes », lesquelles ne se sont tenues que trois semaines après l’adoption en première lecture de la proposition de loi « antimanifestants », telles les manifestations de 1947-1948 ou 1968. Plus près de nous, en avril 1994, le ministre de l’Intérieur Charles Pasqua évoquait déjà les actions des « casseurs» et autres « voyous» commises à l’occasion des manifestations contre le projet de « Contrat d’insertion professionnelle ».

Plus la République adopte des lois de police, plus elle devient anomique – elle dégrade les valeurs qui devraient régler son ordre social.

On souhaiterait que ce phénomène condamnable de violences sporadiques – et au demeurant ultra-minoritaire parmi les personnes défilant sur la voie publique – soit utilement asséché par une culture démocratique renouvelée, fondée sur l’écoute réciproque, donnant place aux corps intermédiaires et réduisant la violence de l’État et de ses agents – laquelle, en démocratie, appelle inéluctablement la violence sociale. Ce n’est pas la voie qu’empruntent les pouvoirs publics qui, tout en reconnaissant être dans un « état d’urgence économique et sociale », privilégient le cadre policier et la restriction des libertés individuelles pour tenter de limiter, par la peur de la sanction pénale, les manifestations de violence collective et, partant, les manifestations tout court. Qui peut penser que boucher la soupape d’une cocotte-minute l’empêchera d’exploser tôt ou tard ?

De regrettables débordements sont donc le prétexte d’une nouvelle législation hors-sujet, insusceptible d’apurer les raisons d’être des violences sociales. Avec le résultat paradoxal suivant : plus la République adopte des lois de police, plus elle devient anomique – elle dégrade les valeurs qui devraient régler son ordre social.

Cette mauvaise méthode politique, cet abus du monopole étatique de la violence légitime, devient dramatique lorsque s’y ajoutent la panique des pouvoirs publics face à une situation sociale inédite, la précipitation dans l’examen de la loi et une part d’amateurisme juridique que révèle une analyse de l’article 2 de la proposition de loi « antimanifestants ». Des apprentis-sorciers du ministère de l’Intérieur ayant partie liée à ces « nains de jardin » (François Sureau, Le Monde) que seraient (sont ?) certains des députés de la majorité présidentielle ont concocté, dans l’urgence absolue, un texte dangereux, en créant une interdiction administrative individuelle de manifester (IAIM), seule évoquée par la suite – il y aurait beaucoup à dire également sur la création d’un délit de dissimulation du visage dans une manifestation, fausse bonne idée qui permettra des gardes à vue « préventives » le temps de la manifestation.

On ne peut qu’être saisi de stupeur à l’idée que l’IAIM est directement inspirée des dispositions à portée prédictive de l’article 5 de la loi n° 55-385 du 5 avril 1955 relative à l’état d’urgence qui permet aux préfets, afin de prévenir des troubles à la sécurité et à l’ordre publics, d’interdire « à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics » de séjourner dans tout ou partie du département. Cette disposition avait été mise en œuvre notamment en mai 2016 dans le cadre de la contestation de la « loi Travail » (v. Contre l’état d’urgence, Dalloz, 206, p. 89-91), la justice administrative ayant validé son utilisation à l’égard d’une personne « considérée comme un membre très actif de la mouvance ultra-gauche » ou d’un leader local de la contestation contre l’action gouvernementale. Oui, il était nécessaire d’être, en temps utiles et à rebrousse-poil de la propagande gouvernementale de l’époque, contre l’état d’urgence déclaré du 14 novembre 2015 au 1er novembre 2017, non seulement parce que ce régime de police exorbitant du droit commun ne permet pas, passé l’effet de surprise résultant de son déclenchement, de prévenir une action terroriste, mais aussi par la greffe profonde et durable qu’il incruste dans le corps social en faveur de la « sécurité » et au détriment des libertés individuelles.

Cette transposition des interdictions de séjour de l’état d’urgence témoigne, une fois de plus, de l’effet d’engrenage des mesures sécuritaires, justement déploré en son temps par le candidat Emmanuel Macron dans son ouvrage de campagne dont chaque page se révèle opposée aux réalisations effectuées, à tel point qu’il lui suffira de le rééditer tel quel sans en changer une ligne pour la campagne présidentielle de 2022 : « on sait bien que la diminution des libertés de tous, et de la dignité de chaque citoyen, n’a jamais provoqué nulle part d’accroissement de la sécurité. (…) Nous devons nous désintoxiquer du recours permanent à la loi et de la modification incessante de notre droit criminel » (Révolution, XO Editions, 2016, p. 183 et 185).

La commission des Lois de l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée sur le contenu de cet article 2 lors de sa réunion des 22 et 23 janvier 2019 : elle l’a adopté dans sa version issue du Sénat et a choisi de « renvoyer le débat en séance publique » (AN, rapport n° 1600, 23 janvier 2019, p. 11), lequel a commencé le mardi 29 janvier 2019.

Indépendamment de ses enjeux politiques et philosophiques majeurs, ce texte pose des questions juridiques tout aussi considérables.

Or, ce n’est qu’à cette date que le gouvernement a déposé un amendement n° 228 (Rect.) modifiant le régime de l’IAIM tel qu’envisagé par le Sénat, obligeant les députés à se prononcer essentiellement sur la base de cet amendement gouvernemental, dans une précipitation incompatible avec la conception même de ce que doit être une disposition législative. Au bénéfice d’une précision – inutile, on le verra – quant au régime de recours contentieux contre les interdictions administratives de manifester, cet amendement gouvernemental a été adopté par les députés en séance publique le mercredi 30 janvier à 20h30. Les députés ont donc disposé de 24 heures pour analyser un dispositif d’une importance symbolique et pratique considérable…

Dans sa version qui sera examinée en deuxième lecture en séance publique par le Sénat le 12 mars 2019, l’article 2 de la proposition de loi « antimanifestants » crée une IAIM à l’article L. 211-4-1 du Code de la sécurité intérieure, que la lectrice intéressée ou le lecteur intéressé pourra trouver en note de bas de page.

Indépendamment de ses enjeux politiques et philosophiques majeurs, ce texte pose des questions juridiques tout aussi fondamentales, à trois égards.

En premier lieu, pour ce qui a trait aux personnes potentiellement concernées par l’IAIM.

L’IAIM concernera donc des personnes vis-à-vis desquelles il est allégué par le préfet : 1/ qu’elles représentent une menace particulièrement grave pour l’ordre public ; 2/ qu’elles ont antérieurement commis des dégradations ou des violences à l’occasion de précédentes manifestations. La participation à une telle manifestation en dépit de l’interdiction préfectorale est passible de six mois de prison et 7 500 € d’amende.

Ce second critère ne laisse pas d’étonner. Il a été justifié sur France Info le 11 février 2019 par le secrétaire d’État auprès du ministre de l’Intérieur Laurent Nunez par cette fausse évidence : « Quand les services de police et de renseignement repèrent un individu dans son périple (…) il serait irresponsable de notre part de laisser le samedi suivant cette personne venir à une manifestation, alors qu’on a documenté d’ores et déjà les exactions commises ». Or, si une personne s’est effectivement rendue coupable de telles infractions ou délits lors de manifestations sur la voie publique, la conséquence normale et bienvenue est sa sanction par la juridiction pénale, laquelle peut prononcer la peine complémentaire d’interdiction judiciaire de manifester prévue pour trois ans maximum par l’article L. 211-13 du Code de la sécurité intérieure – peine qui n’a été prononcée qu’à 33 reprises entre 1995 et 2018.

En l’absence d’une telle reconnaissance juridictionnelle de culpabilité, le principe constitutionnel non-modulable de présomption d’innocence devrait interdire à l’autorité administrative de prendre en compte l’éventualité d’une infraction pénale passée ou future lorsqu’elle adopte une mesure de police administrative à l’encontre d’un individu. Hélas, par sa déplorable ordonnance Dieudonné du 9 janvier 2014 validant l’interdiction préfectorale d’un spectacle au regard de la nature des propos qui pourraient y être tenus, le président de la section du contentieux du Conseil d’État a complètement faussé les cartes en la matière ; il n’est pas indifférent que cette ordonnance scélérate soit mentionnée à l’appui de la loi « antimanifestants » dans le rapport de la commission des Lois de l’Assemblée nationale (p. 30 : « le Conseil d’État a déjà jugé conforme au droit une décision administrative restreignant la liberté d’expression d’une personne au motif de la forte probabilité que celle-ci commette une infraction lors de la tenue d’un spectacle »).

La loi « antimanifestants » crée donc, parallèlement et indépendamment de l’interdiction judiciaire de manifester, une IAIM à l’encontre de personnes vis-à-vis desquelles il est simplement allégué par l’autorité préfectorale, c’est-à-dire par l’exécutif, qu’elles ont commis des actes répréhensibles lors de précédentes manifestations sans pour autant avoir été pénalement répréhensibles et qu’elles constituent pour l’avenir une menace grave pour l’ordre public.

On voit immédiatement les difficultés en termes de charge de la preuve que l’IAIM comporte, qui sont identiques à celles déjà rencontrées avec les assignations à résidence de l’état d’urgence : comment un administré peut-il apporter l’allégation, inverse à celle contenue dans une « note blanche » des services de renseignement et qui bénéficie en justice d’une présomption de crédibilité ainsi que l’a reconnu un ancien président de la section du contentieux du Conseil d’État, qu’il n’a pas commis telle ou telle violence dans telle ou telle manifestation, sans au surplus qu’aucune prescription ne joue en sa faveur ?

Le mécanisme de l’IAIM repose sur une présomption non-écrite de véracité des faits avancés par l’administration, d’autant plus favorable à cette dernière que la loi « antimanifestants » permet la création d’un fichier de personnes supposément dangereuses qui n’ont pas fait l’objet d’une condamnation par une décision judiciaire.

Il suffit pour en mesurer les conséquences potentiellement dévastatrices d’imaginer ce que pourrait être sa mise en œuvre pratique, au temps présent. Avec l’IAIM, le pouvoir en place – quel qu’il soit ou sera – est en mesure de sélectionner les « bons » et les « mauvais » manifestants, en refusant à ces derniers le droit à défiler sur la voie publique.

Le 31 janvier 2019, le président de la République a considéré, sans révéler les sources qui sont à l’origine d’une telle affirmation, qu’en France, « entre 40 000 et 50 000 ultras » voudraient « la destruction des institutions » – rien que cela.

Si ces 40 000 ou 50 000 « séditieux», pour reprendre le qualificatif employé par le ministre de l’Intérieur, ont à un moment participé à une manifestation des « gilets jaunes », ainsi qu’il doit être facile de le démontrer par l’analyse des réseaux sociaux ou des caméras de vidéo-surveillance, rien ne sera plus facile au pouvoir en place que de prononcer des IAIM à l’encontre de chacune d’entre elles et chacun d’entre eux en leur imputant la commission d’un acte de violence largement entendu (cris, port d’un masque, participation à une manifestation « tendue » ou même simplement non-autorisée, refus d’un boulanger – placé en garde à vue pour « refus de vente » et « outrage » le 12 février 2019 – lors d’une manifestation de gilets jaunes du 2 février de laisser entrer un policier armé dans son commerce, appels à la démission du président de la République, chants « séditieux », lazzis et/ou insultes proférées à l’égard du ministre de l’Intérieur, placement en garde à vue « préventive » ayant donné lieu à un simple rappel à la loi…). Tout militant politique ou associatif, et au-delà tout citoyen actif, est susceptible de tomber sous le coup d’une IAIM.

Avec l’IAIM, le pouvoir en place – quel qu’il soit ou sera – est en mesure de sélectionner les « bons » et les « mauvais » manifestants, en refusant à ces derniers le droit à défiler sur la voie publique.

En second lieu, l’article 2 de la « loi antimanifestants » interroge s’agissant des compétences dévolues au préfet, dans l’espace et dans le temps.

Les préfets pourront prendre deux types d’IAIM, assortissant chacune d’elles d’une obligation de pointage au commissariat pendant la ou les manifestations, à respecter sauf à se voir condamné à trois mois de prison et 3 750 euros d’amende.

L’une, de portée locale, sera limitée au département dont le préfet à la charge. Elle pourra concerner une ou des manifestations. L’article 2 de la proposition de loi ne fixe pas de borne temporelle à l’IAIM relativement aux faits reprochés aux manifestants potentiels, en ce sens que des violences supposées commises il y a un mois, un an, dix ans, trente ans, peuvent être traitées identiquement par le préfet et servir de justification à l’IAIM. S’il existe une prescription en matière pénale, il n’y a à guère en matière administrative, laquelle peut se révéler plus rigoureuse que le droit répressif ! Dans le silence de la loi, l’IAIM locale peut être renouvelée indéfiniment, en dépit de l’assurance contraire donnée en séance publique à l’Assemblée nationale par le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur qui ne correspond pas au texte voté (« une mesure nouvelle dépendra bien évidemment d’éléments nouveaux que les préfets devront établir »).

L’autre, de portée nationale, pourra étendre l’IAIM l’intégralité du territoire national lorsque le préfet du département où l’administré a sa résidence à « des raisons sérieuses de penser » que cet administré pourrait participer à des manifestations en dehors de ce département. En clair, le préfet des Hauts-de-Seine pourra par exemple interdire à quelqu’un de manifester à Nice ou à Saint-Denis de La Réunion. Et cette interdiction sera générale et absolue, en ce sens qu’elle portera sur tout type de manifestation sur la voie publique, y compris par exemple une manifestation sportive ou une manifestation de… soutien aux pouvoirs publics en place… Il y a là un déséquilibre manifeste entre les considérations d’ordre public et la liberté d’aller et de venir. L’arbitraire préfectoral ne trouve aucune contradiction possible : il suffira à tel préfet d’affirmer qu’il a « des raisons sérieuses de penser » que Mme X ou M. Y entend manifester ailleurs que dans le département de sa résidence – et cela pourra en particulier être le cas pour toute personne n’habitant pas à Paris –, sans que la preuve contraire puisse jamais être rapportée par Mme X ou M. Y – il est absolument impossible de démontrer que l’on n’a pas l’intention de manifester dans un futur proche. Une telle technique administrative porte un nom : l’arbitraire.

Même si en séance publique à l’Assemblée nationale, le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur a assuré que « un dispositif de même nature existe déjà : le préfet peut prendre une mesure s’appliquant sur l’ensemble du territoire national » et que des députés ont évoqué par analogie les arrêtés préfectoraux obligeant tel étranger à quitter le territoire national, on ne connaît pas en matière de police administrative générale de précédent significatif à une telle extension de la compétence territoriale des préfets du point de vue des effets d’un acte administratif individuel, y compris sous l’empire de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. Le préfet de département est compétent pour les seules affaires qui concernent son département, ainsi que le prévoit l’article L. 2215-1 du Code général des collectivités territoriales.

La loi « antimanifestants » déroge à cette saine règle d’exclusivité territoriale. Au cours de cette même séance publique, des députés de la majorité présidentielle se sont vainement offusqués de cette « nationalisation » de l’IAIM : « la rédaction proposée permet dorénavant qu’une personne ayant participé à une ou plusieurs manifestations et qui opte pour une sorte d’itinérance, puisse faire l’objet d’une interdiction de manifester sur tout le territoire pour une durée pouvant aller jusqu’à un mois. Cette adjonction ne nous paraît pas nécessaire et fait peser un risque sur l’ensemble du dispositif, car l’interdiction nous semble disproportionnée en droit » (intervention de Lauriane Rossi).

Quant à la limitation à un mois de cette IAIM nationale, la loi n’interdit pas son renouvellement, puis le renouvellement de son renouvellement et ainsi de suite ; dans la mesure où les motifs de « dangerosité » de la personne concernée n’auront pas disparu, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher la réitération perpétuelle des IAIM d’un mois, à plus forte raison lorsque l’un d’eux a été validé par la juridiction administrative – ce qui rendrait au surplus totalement inutile un recours contentieux contre les suivants, fondés sur des motifs labellisés par la justice.

Enfin, en troisième lieu, le contrôle juridictionnel des IAIM est manifestement ineffectif.

Les IAIM sont des actes administratifs relevant pour leur contentieux des tribunaux administratifs en première instance, lesquels peuvent être saisis selon une procédure d’urgence (notamment le référé-liberté de l’article L.521-2 du Code de justice administrative, visé au 6ème alinéa de l’article 2 de la proposition de loi) ou selon la voie de recours de droit commun qu’est la demande d’annulation pour excès de pouvoir.

La proposition de loi adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale prévoit que l’IAIM est notifiée à la personne concernée soit 48 heures avant une manifestation, laquelle doit elle-même être déclarée dans le délai de droit commun de trois jours franc avant la date à laquelle il est prévu qu’elle se tienne (article L. 211-2 du Code de la sécurité intérieure), soit le cas échéant au cours de la manifestation lorsqu’elle a été déclarée tardivement ou n’a pas été déclarée.

Le 11 février 2019, le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur a cru pouvoir affirmer que « ces dispositions sont placées sous le contrôle étroit du juge administratif ».

C’est faux.

D’une part, certes, le 6ème alinéa de l’article 2 de la proposition de loi indique que les IAIM pourront faire l’objet d’un référé-liberté de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative qui imparti au juge de se prononcer dans le délai indicatif de 48 heures, et qu’alors la condition d’urgence prévue par ce texte est présumée remplie (ce que le Conseil d’Etat aurait semble-t-il admis par analogie avec sa jurisprudence du 11 décembre 2015 concernant les assignations à résidence de l’état d’urgence).

Mais encore faut-il que le juge administratif du référé-liberté non seulement puisse être utilement saisi, mais puisse se prononcer avant que la manifestation ait lieu, ce qui peut très difficilement être le cas lorsque l’IAIM est notifiée dans les heures précédant une manifestation, et ce qui ne peut jamais être le cas lorsqu’elle est notifiée pendant la manifestation.

On relèvera, sur ce dernier point, que la notification de l’IAIM en cours de manifestation rend cette interdiction immédiatement exécutoire ; dans la minute qui suit cette notification in situ, la personne concernée est passible des sanctions pénales de six mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende !

Au surplus, à supposer même qu’il puisse statuer avant le début de la manifestation, le juge administratif du référé-liberté n’exerce qu’un contrôle superficiel de légalité de l’acte administratif contesté devant lui : il doit vérifier que cet acte ne méconnaît pas « de manière grave et manifeste » une liberté fondamentale – ici la liberté de manifester ou d’aller et de venir.

À deux reprises, s’agissant des mesures individuelles de la loi « sécurité intérieure » du 30 octobre 2017, le Conseil constitutionnel a jugé que ce contrôle en référé-liberté n’était pas équivalent à celui que peut exercer le juge de l’excès de pouvoir saisi au fond (CC, décision n° 2017-691 QPC du 16 février 2018, point 19, à propos du renouvellement d’une « assignation à résidence » : « En permettant que la mesure contestée soit renouvelée au-delà de trois mois sans qu’un juge ait préalablement statué, à la demande de la personne en cause, sur la régularité et le bien-fondé de la décision de renouvellement, le législateur a opéré une conciliation manifestement déséquilibrée entre les exigences constitutionnelles précitées et l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public » ; décision n° 2017-695 QPC du 29 mars 2018, point 54, à propos de l’interdiction préfectorale de se trouver en relation directe avec certaines personnes). Ce raisonnement est évidemment transposable au contrôle des IAIM : à supposer même qu’il puisse être saisi en temps utiles, le juge administratif du référé-liberté ne permet pas de satisfaire l’exigence constitutionnelle du droit à un recours juridictionnel effectif contre les actes administratifs.

D’autre part, le juge administratif de l’excès de pouvoir, susceptible d’être saisi dans le délai de deux mois suivant la notification de l’acte individuel litigieux, ne peut en aucun cas se prononcer avant que l’IAIM litigieuse ait produit tout ou partie de ses effets – il faut en moyenne un ou deux ans pour qu’un tribunal administratif règle un litige « au fond ». Ainsi que l’a relevé la commission des Lois du Sénat, « la voie d’un recours a posteriori devant le juge administratif ne paraît pas apporter suffisamment de garanties à la personne intéressée, dès lors qu’elle ne lui permettrait de faire annuler une décision qu’une fois que celle-ci a fini de produire ses effets » (Sénat, rapport n° 51, 17 octobre 2018, p. 30).

Au total, on ne voit pas très bien comment une IAIM peut respecter le droit constitutionnel à un recours effectif. La sagesse commanderait d’abandonner cette réforme de circonstance – et plus généralement de ne pas adopter l’ensemble de la proposition de loi « antimanifestants ».

Loin de consolider le droit de manifester ainsi que ses promoteurs le prétendent, la loi « antimanifestants » l’abîme et accélère cette diminution, qui semble irrémédiable.

Depuis la fin de l’année 2001, les pouvoirs publics nationaux ne cessent, toutes majorités confondues, de « faire baisser les défenses immunitaire» (Jean-Pierre Mignard, Libération, 5 février 2019, p. 3) des libertés individuelles et collectives, au nom des exigences de l’ordre public. Loin de consolider le droit de manifester ainsi que ses promoteurs le prétendent dans une novlangue familière à tous les lecteurs de George Orwell, la loi « antimanifestants » l’abîme et accélère cette diminution, qui semble irrémédiable. Sans aucun commencement de résolution, en parallèle, de l’une quelconque des difficultés sociales et économiques qui sont à l’origine des manifestations que le législateur tente d’étouffer.

Dans Révolution, le candidat Macron considérait que « avant de préparer une règle nouvelle, il faut commencer par une véritable évaluation des situations concernées. (…) Chaque texte important devrait contenir une clause d’abrogation automatique en l’absence d’une évaluation probante » (p. 244-245). La proposition de loi « antimanifestants » est assise, on l’a vu, sur une simple intuition qu’il est facile de déconstruire ; elle ne comporte pas de clause d’abrogation automatique, pas plus d’ailleurs qu’aucune des dispositions législatives adoptées depuis juin 2017. On ne peut alors, pour cette loi « antimanifestants » comme pour toutes celles adoptées sous le quinquennat Macron, que réitérer une suggestion à l’attention de la majorité qui sera désignée en mai-juin 2022, qui rejoint l’idée de « clause d’abrogation automatique » : il serait envisageable que l’Assemblée nationale nouvellement élue en juin 2022 adopte comme acte fondateur une loi qui comprendrait un seul article, ainsi rédigé : « A l’exception des dispositions législatives autorisant la ratification de traités internationaux ou assurant la mise en œuvre d’une obligation européenne, sont abrogés tous les actes législatifs adoptés depuis le 22 juin 2017, ainsi que tous les actes réglementaires pris pour leur exécution » (v. « Nous avons fait des erreurs », Blog Mediapart, 18 décembre 2018).

Les « ennemis de la République » – pour reprendre l’expression employée par le ministre de l’Intérieur le 12 février 2019 annonçant triomphalement via son compte twitter l’arrestation de quatre personnes mises en cause pour des dégradations commises dans un ministère le 5 janvier 2019 – ne sont pas toujours ceux que l’ont croit.


Paul Cassia

Juriste, Professeur de droit public à l'Université Panthéon-Sorbonne (Paris I)