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France-Italie : un début de campagne électorale européenne

Journaliste

Lors d’un récent échange téléphonique Emmanuel Macron et Sergio Mattarella ont « réaffirmé l’importance pour chacun des deux pays de la relation franco-italienne ». Cette déclaration fait suite à une longue tempête diplomatique entre la France et l’Italie qui se sont opposées deux visions de l’Europe dans un contexte pré-électoral. Mais l’extrême-droite italienne semble surtout s’être servie de ces tensions pour nourrir une animosité anti-français au profit du nationalisme italien.

Les lustres du Palazzo Farnese sont à nouveau allumés, l’ambassadeur est rentré à Rome. Après avoir été rappelé par le Quai d’Orsay pour consultations, Christian Masset est retourné en Italie et son premier geste a été de rendre hommage au président de la République italienne, Sergio Mattarella, en lui remettant l’invitation d’Emmanuel Macron à l’Élysée pour une visite d’État solennelle. C’est la fin – pour le moment – de la crise diplomatique la plus étrange jamais vue en Europe depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.

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Cela ne date pas d’hier : les relations entre les deux pays ne sont pas seulement faciles ; les éléments de langage sur les « sœurs latines » utilisés lors de chaque sommet officiel cachent parfois des désaccords et des intérêts divergents. On l’a vu, par exemple, lors de la rencontre franco-italienne de septembre 2017. L’Italie était alors conduite par Paolo Gentiloni et son gouvernement de centre-gauche très pro-européen, et pourtant il aura fallu un escamotage plutôt original pour venir à bout de la dispute portant sur les Chantiers de l’Atlantique.

L’une des dernières décisions de François Hollande, en tant que président, avait été de donner son accord au rachat des Chantiers par la société italienne Fincantieri. Emmanuel Macron, à peine installé à l’Élysée, avait jugé cette entente dangereuse pour les intérêts nationaux et stratégiques de la France, et l’avait dénoncé. La France ne voulait plus passer sous le seuil des 50% du capital des Chantiers, et l’Italie exigeait de ne pas renoncer aux 51% garantis par les accords précédents. La solution fut finalement de reconnaître à Fincantieri la propriété de 50% des Chantiers, plus 1% prêté par la France en échange de garanties sur le maintien des emplois et la protection des secrets industriels. C’était le 27 septembre 2017 à Lyon, lors de ce qui est resté le dernier sommet officiel entre la France et l’Italie. Les « sœurs latines » ont alors parfois fait montre de positions différentes, mais ont aussi manifesté la volonté de surmonter les difficultés en recourant si nécessaire à un peu de créativité méditerranéenne.

Depuis, tout a changé. Le 4 mars 2018 les élections en Italie ont fait tomber le gouvernement mais aussi la ligne traditionnelle d’un des grands pays fondateurs de l’Union européenne. Les très bons scores du Mouvement Cinq Étoiles et de la Ligue ont d’emblée laissé prévoir un séisme politique majeur à l’échelle européenne — ce qui ne fut pas tout de suite compris en France. Pendant des semaines, les Français ont regardé les nouvelles qui venaient d’Italie avec leur habituelle désinvolture, comme si la politique italienne était quoi qu’il en soit une chose mystérieuse et incompréhensible. On se passionne pour la culture de l’Italie, l’art, le savoir-vivre, l’économie à la limite, mais certainement pas pour sa politique machiavélique et trop compliquée. Et pourtant, ce qui était en train d’arriver à Rome était destiné à changer la donne, y compris les ambitions européennes du président Macron.

Très vite, le nouveau gouvernement souverainiste formé par la Ligue de Matteo Salvini et le Mouvement Cinq Étoiles de Luigi Di Maio a choisi de revendiquer sa différence en refusant au navire Aquarius l’accès aux ports italiens, et en déclenchant une crise en plein été. Quelques maladresses du côté français – par exemple le « à vomir » prononcé par le porte-parole de la République en marche Gabriel Attal à propos des décisions italiennes – ont donné à Salvini un prétexte pour accroître et consolider le consensus autour de sa personne parmi les Italiens, en désignant un nouvel ennemi commun : la France.

Dans le viseur de Salvini il n’y avait pas seulement la politique du gouvernement français, mais la France entière.

Salvini, homme fort à Rome, sait qu’il n’est pas nécessaire d’être nationaliste pour qu’un citoyen italien éprouve au moins un peu de rivalité à l’égard des Français. Sentiment moins partagé de ce côté des Alpes : les Français se sentent depuis toujours en compétition avec les Allemands, sans doute, mais pas avec les Italiens. Or évoquer l’« arrogance française » peut être populaire, en Italie, et Salvini le sait bien.

On a alors assisté à une escalade rhétorique sans précédent. Dans le viseur de Salvini il n’y avait pas seulement la politique du gouvernement français du moment, mais la France entière. Et quel meilleur moyen de surfer sur les passions populaires que le foot ? La gestion politique de la Coupe du monde en Russie a été un petit chef-d’œuvre de cynisme politique.

Il peut alors être intéressant de faire un pas en arrière, et de revenir à l’Euro qui s’est tenu aux Pays-Bas et en Belgique en l’an 2000. Matteo Salvini, à l’époque, milite à la Ligue qui s’appelle encore « Lega Nord », qui prône la sécession du Nord de l’Italie et qui ne reconnaît même pas l’existence d’un peuple italien. L’ennemi, pour la Ligue de l’époque, ne se trouve pas en Europe mais à côté, dans la Péninsule. Ce sont les Napolitains, les Siciliens, les Sardes, les Calabrais, tous ceux qui n’appartiennent pas à la souche des gens auto-proclamés laborieux et productifs de la Lombardie et de la Vénétie. Donc, pas question de soutenir la Squadra Azzurra. Quand, durant la finale de l’Euro 2000, la France et Italie s’opposent, Matteo Salvini se range alors du côté de la France, contre l’Italie. À l’antenne de Radio Padania, il exulte lorsque le but de Trezeguet donne la victoire aux Français.

Été 2018, c’est tout l’inverse. Après les très modestes résultats électoraux des années précédentes, la Ligue n’est plus la Ligue du Nord mais devient simplement « la Lega », Salvini est le vice-président nationaliste du Conseil et son slogan devient « Prima gli Italiani », les Italiens d’abord. Ainsi, s’il ne peut malheureusement pas soutenir l’Italie absente de la phase finale de la Coupe du monde, il va du moins crier contre l’équipe de France.

Toute la communication politique de Salvini s’appuie sur la rivalité dans le foot : ce n’est pas un vrai sentiment anti-français, qui est propre aux nationalistes, mais elle touche une base assez large quand on veut parler au plus grand nombre. Salvini explique alors qu’il va à Moscou pour assister au match final et soutenir bien sûr la Croatie, et non pas la France. Lorsque finalement ce sont les Bleus qui gagnent, il se montre mauvais perdant : il tweete que de toute façon le vin italien est meilleur que le vin français, de même pour le cinéma et la musique, et que la Sardaigne est beaucoup plus belle que la Corse.

Or, si on peut penser que tout ça est anecdotique, que la communication sur les réseaux sociaux c’est autre chose, une chose plus amusante et décontractée, ce n’est en fait que le début d’une stratégie. Qui finit par conduire Salvini quelques mois plus tard à qualifier Macron de « pire président possible », et son collègue vice-président du Conseil Luigi Di Maio à déclarer aux gilets jaunes qui demandent la démission de Macron : « Non mollate ! » (« Ne cédez pas ! »).

À ce moment-là, il ne s’agit plus de l’ancienne rivalité sur les terrains de foot, qui pouvait amuser même les Italiens pas trop acquis à la cause souverainiste. Quand Di Maio vient en France, sans prévenir les autorités françaises comme le voudraient les usages diplomatiques, pour rencontrer un leader des gilet jaunes comme Christophe Chalençon qui évoque l’insurrection et un possible coup d’État, « une ligne rouge est dépassée » prévient le ministre des Affaires étrangères français Jean-Yves Le Drian, et il a raison.

Deux Italie existent. Et elles ne sont pas capables de se parler. La crise avec la France a rendu ce clivage on ne peut plus clair.

Le rappel à Paris de l’ambassadeur Masset a marqué la fin de la récréation, et a fini par souligner la fracture profonde existant dans l’opinion italienne. Les partisans du couple Salvini-Di Maio se sont mobilisés du côté du gouvernement, mais les autres sont abasourdis. Deux Italie existent. Et elles ne sont pas capables de se parler. La crise avec la France a rendu ce clivage on ne peut plus clair. Pourquoi pas cultiver notre rivalité sportive avec les Bleus, mais beaucoup d’entre nous ne supportent pas qu’à l’alliance traditionnelle avec la France soit substitué un rapport privilégié avec des « démocraties illibérales » comme la Hongrie et la Russie.

C’est tout le sens de l’intervention du président de la République italienne, Sergio Mattarella. En accueillant immédiatement au Quirinale l’ambassadeur français qui venait de rentrer à Rome, et en acceptant chaleureusement l’invitation du président Macron à l’Élysée, Mattarella a rappelé quels sont les intérêts historiques et les engagements internationaux de l’Italie. Nous regardons depuis toujours vers Paris, et non pas vers Budapest, et les élections européennes imminentes ne légitiment pas un changement si radical de l’attitude de l’Italie face à la France.

Peut-être peut-on trouver un aspect positif à l’intérêt soudain du gouvernement italien pour le franc CFA, et au soutien douteux aux gilets jaunes. Mais le point important est que, pour la première fois, les élections européennes se jouent vraiment à l’échelle du continent et ne sont pas dominées par des thèmes locaux comme auparavant. On a assisté souvent à des campagnes européennes qui avaient pour seul but le parachutage à Bruxelles de quelques notables qui n’étaient plus suffisamment puissants pour être de vrais protagonistes dans la vie politique de leur pays — le seul championnat qui compte.

En 2019, ce n’est plus ça, et l’Europe commence à exister au moins dans les controverses et les débats. On aurait pu voir les interventions de Di Maio et de Salvini comme les signaux d’un nouvel espace politique véritablement européen en construction. Malheureusement, ils se sont montrés trop tranchants, pas assez habiles, et ce premier coup d’essai d’une confrontation politique légitime au-delà des frontières nationales peut être considéré comme un échec.

Désormais, la relation franco-italienne passe par Macron et Mattarella. Le président du Conseil Giuseppe Conte, avec qui le président français avait essayé de bâtir un rapport fructueux, a complètement disparu des radars, submergé par la rivalité électorale entre Salvini et Di Maio, auxquels il doit son fauteuil.

Des nouveaux moments de tension sont à craindre, surtout avant le vote européen du 26 mai : sur les migrants, le projet Lyon-Turin, la Libye, l’extradition des anciens terroristes réfugiés en France, mais Mattarella et Macron sont d’accord pour rappeler que les stratégies électorales des uns et des autres ne peuvent pas primer sur le fond des relations bilatérales. Elles sont anciennes, solides, et ne reposent pas que sur l’histoire commune, la culture et les sentiments.

Quand le cœur n’est plus là, on peut faire appel à la raison. Et la force de la relation entre Rome et Paris est avant tout l’économie : si nos entreprises sont parfois en concurrence, la France est pour l’Italie une source d’emplois et de richesses. À partir de 2015, la balance des échanges commerciaux est favorable à l’Italie à hauteur de 10 milliards d’euros chaque année. C’est ainsi que les Français achètent des meubles italiens pour 1,5 milliard d’euros, soit treize fois plus que l’inverse. Le chiffre d’affaires de la mode italienne en France est le double de celui de la mode française en Italie.

Les nationalistes se plaignent du « shopping » des entreprises françaises en Italie, et du passage de griffes historiques italiennes sous pavillon français : Lactalis achète Parmalat, LVMH s’offre Bulgari et Fendi, Gucci fait partie du groupe Kering. Mais au final, les investissements français en Italie se traduisent par l’emploi de 250 000 personnes. Des enjeux trop importants pour que des rivalités de campagne électorale viennent les déranger.


Stefano Montefiori

Journaliste, Correspondant en France du « Corriere della Sera »

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