Littérature

Une guerre sans fin – sur un roman d’Antonio Lobo Antunes

Écrivain

Un jeune Portugais revient chez lui, après vingt-sept mois de guerre en Angola, avec un petit garçon noir, un orphelin. Quarante ans ont passé et, comme tous les ans, cet homme, sa femme, son fils adoptif, sa bru, sa fille se retrouvent au village pour la tue-cochon traditionnelle. On le sait dès le prologue, le même couteau servira à tuer et le cochon, et le père. Comme une sorte de tombeau pour des milliers de soldats, un flot de paroles dense et fragmenté, une coulée d’images diffractées et cruelles donnent corps à cette guerre sans fin. Le père, le « fils nègre » et la fille racontent tour à tour : c’est une sorte de concentré de l’art polyphonique et proprement génial de Lobo Antunes, qui atteint à l’universel en racontant l’histoire tragique et ordinaire d’une famille portugaise.

On regarde la bibliographie d’Antonio Lobo Antunes, elle est longue, on a lu beaucoup de ses livres, leurs souvenirs parfois se croisent et d’eux nous reviennent surtout des moments, les circonstances aussi où c’était comme une espèce d’apnée nécessaire, addictive, que de demeurer dans le tourbillon organisé des voix, leitmotive, séquences, dont l’organisation si particulière n’a pas varié jusqu’à ce vingt-huitième roman traduit en français, Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau.

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On regarde une œuvre, en vérité, et chaque livre donne à lui seul l’immédiate impression d’une globalité accessible par le plus petit détail de sa plus infime partie : une toile ou une cathédrale, une tapisserie si l’on veut, toutes les métaphores sont disponibles pour suggérer ce qui fait l’espèce de force mégalomane et scrupuleuse de Lobo Antunes, dont l’entrée prochaine dans la bibliothèque de la Pléiade (de même que l’annonce toujours reportée d’un possible Prix Nobel de littérature) ne relève pas de la simple anecdote : voilà bien un romancier du tout, un homme de fresque aux talents de miniaturiste, une sorte d’ogre poète, génie bougon, qui met son monde et l’univers en bouteille et les boit d’un coup, les restitue par tonneaux, les charrie enfin en pages-fleuves jusqu’à la mer toujours inachevable d’une « œuvre complète » identique et recommencée, d’une absolue cohérence de globe.

Toujours la même histoire, et presque à chaque fois, pourtant, le choc d’un livre singulier.

Bien sûr, cette œuvre-terre (et mer) tourne autour du même axe et d’obsessions sempiternelles, universelles de toute façon : la mémoire, la guerre, la mort ; toujours la même histoire, et presque à chaque fois, pourtant, le choc d’un livre singulier, un motif inédit dans le riche tapis de tant d’ouvrages déjà parus… Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau produit cette déflagration neuve, même si on y retrouve, en effet, tout ce qui constitue depuis Mémoire d’éléphant le matériau habituel du romancier Lobo Antunes. Mais peut-être par le mystère ordinaire de la vieillesse venant (il va avoir 77 ans) quelque chose est devenu à la fois plus concentré encore et paradoxalement plus souple, si c’est possible, dans son écriture magnifiquement servie par la traduction en français de Dominique Nédellec : la parfaite mélodie du malheur, dont quelques mots sifflés suffisent d’entrée pour que se reconnaisse la symphonie à venir, ritournelles et grandes orgues.

Nous revoilà donc en Angola, où Lobo Antunes fut soldat, jeune médecin militaire, et dont il n’est jamais vraiment revenu. Le personnage de sous-lieutenant de Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, lui, a retrouvé le Portugal après vingt-sept mois de service, dont il a ramené un fils en guise de trophée ambigu : un jeune enfant noir, qu’il adopte au mépris des mises en garde (« Il va grandir mon sous-lieutenant, il se vengera de vous… »), alors qu’il a participé comme soldat au massacre des siens. Sans surprise, la tragédie voit sa fin inscrite dès le fronton du livre : les trois premières pages, prologue d’une violence inouïe, racontent comment, un jour de mars, à l’occasion de la fête de la « tue-cochon » qui rythmera tout le récit, le « fils nègre a assassiné son père blanc avec le couteau encore couvert du sang de l’animal, pas un autre couteau… », avant d’être lui-même mis à mort par les hommes du village. Plus de quarante ans ont alors passé depuis le retour d’Angola, et les chapitres vont remplir cet espace, multiplier les strates de mémoire, croiser les voix d’une famille pour donner corps, souffle et sang à ce qui donc est déjà écrit, la fatalité de la vengeance. L’incroyable puissance du livre tient d’abord au fait de liquider, d’une certaine façon, toute intrigue dès son ouverture, pour annoncer comme un autre suspense, fondamental, celui de toute mort : de la mort dans la vie, programmée à partir de l’expérience traumatisante de la guerre, de l’histoire des meurtres et de la (dé)colonisation qui la fondent, mais aussi beaucoup plus généralement à travers l’expérience de chacun, dans une société-microcosme où se retrouvent des haines ou des préjugés universels, et un commun besoin d’amour, achoppant sur les détails, les malentendus, les scories d’existences ordinaires.

Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau livre, non sans violence, une galerie de personnages réunis par le flux d’une parole unique et multipliée, sans réalisme superflu : le père obsédé par les nuits angolaises, la folie ininterrompue des bruits et des peurs de la guerre, son « fils nègre » marié à une femme surnommée « Son Excellence » qui le méprise et le maltraite, la mère omniprésente et malade, la demi-sœur mystérieuse et distante, qui semble taire un secret… Les voix alternent, mais les motifs reviennent, comme toujours dans la prose de Lobo Antunes, selon un principe de reprises et d’échos qui crée une incroyable tension et autorise le surgissement de scènes superposées dans la mémoire, comme des hallucinations en boucle, des punchlines post-traumatiques. En citer un extrait n’est pas forcément rendre justice à la puissance de l’ensemble, qui tient précisément aux effets de « spatialisation » de l’écriture, mais on se risquera tout de même à faire entendre un peu de la voix du père parlant de son fils, dans une page sans frontières entre l’Angola et le Portugal :

 

«  – Il n’aurait pas mieux valu le laisser en Afrique ?

le gosse par terre, pas sur une chaise, mangeant avec les doigts, je l’emmenais avec moi dans la brousse de peur que les soldats, de peur qu’il ne soit plus là à mon retour

– le gamin ?

et silence, un caporal conducteur sans regarder personne

– Il a dû sortir sans qu’on le remarque

alors qu’évidemment il n’est pas sorti sans qu’on le remarque, la baraque des officiers déserte, on ne veut pas de nègres ici, ils dorment de notre sommeil, ils mangent notre nourriture, ils nous détestent, tôt ou tard, ce n’est qu’une question de temps, il vengera son père, il vengera sa mère, il ramènera les terroristes et nous désignera un à un, il connaît les emplacements des mortiers, il sait où est le dépôt de munitions, il balancera une grenade dedans, ma femme plus

– Amour

à mon intention, où s’en va-t-il l’amour, comme le temps flétrit tout mon Dieu, mais à lui

– Mon fils

et les gens dans la rue se moquant de moi

– Votre fils ?

et puis voilà qu’il sait déjà tracer les lettres, parler de vvvvvvvvvent, voilà qu’il commence à grossir, à grandir, à avoir des opinions, à nous désobéir, le docteur à l’hôpital

– Vous avez peur de votre fils ?

et allez savoir si ce n’est pas lui qui a mis les cailloux dans le rein de ma femme et s’il ne va pas en finir avec moi ensuite, le commandant des hélicoptères sud-africains à moi si tu stresses tu meurs, si tu stresses pas tu meurs aussi alors à quoi bon stresser et une espèce de sourire après ça, si on me demandait si je l’aime ou pas le gosse je serais infoutu de répondre, je l’aime, je ne l’aime pas, je l’aime, je ne sais pas mais à quoi bon stresser le mitrailleur

– Bonsoir »

Et dans cette jungle que Lobo Antunes ordonne comme une partition savante et folle, c’est le mot « Amour » que l’on voit poindre.

Les « cailloux » dans le rein de la mère malade expliquent le titre : ce sont elles, les pierres dont on espère qu’elles deviendront « plus douces que l’eau », afin que la menace du cancer s’efface, que la mort ne soit pas inéluctable… Merveilleuse et terrible image d’une échappée possible, d’un soulagement qui viendrait enfin percer cet espace mémoriel étouffant, où l’agonie rituelle du cochon revient comme une ritournelle primitive, le sacrifice récurrent qui rappelle à la fois le sang de la guerre innervant chaque moment du présent et le monde perclus d’un Portugal de toujours, la famille universelle et l’histoire singulière d’une société construite sur des cauchemars tus.

Et dans cette jungle que Lobo Antunes ordonne comme une partition savante et folle, c’est le mot « Amour » que l’on voit poindre, leitmotiv au-delà de l’ironie, de la grimace des sentiments : un mot, seulement, une note rejouée, tentée, l’hypothèse d’un air, mais qui reste en suspension, un mot qu’on peut se dire à soi-même et qui revient dans le texte, ligne de fuite que n’éteint pas le kitsch, que n’a pas tué totalement la guerre… Le récit a beau se clore tel qu’il était annoncé, tragique, dans le sang et le bruit d’une fenêtre qui claque, dans la mort enfin qui prend tout, il n’en reste pas moins offert aux interstices du sens, aux détails infinis que fait miroiter cette extraordinaire écriture polyphonique. Dans ces éclats sans nombre, pépites et saletés, ordures et beauté, des gestes peut-être demeurent saufs, et donc ce mot « Amour », comme un mystère encore : celui des vies, simplement, quand la littérature ne les réduit pas à la banalité d’une intrigue. Quand la littérature, c’est ici le cas, donne de la grandeur aux âmes perdues.

Antonio Lobo Antunes Jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau, Bourgois, 576 pages.


Fabrice Gabriel

Écrivain, Critique littéraire

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