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Le Labour face au Brexit ou la quadrature du cercle

Politiste

C’est une semaine cruciale pour le Brexit avec une série de votes à la Chambre des Communes. Outre-Manche, la situation politique très incertaine n’affecte pas que la majorité, et l’opposition travailliste est souvent critiquée pour son indécision. On pourrait cependant voir dans les multiples revirements de Jeremy Corbyn une stratégie élaborée visant à faire apparaitre le Labour comme un parti pragmatique prêt à gouverner quand les conservateurs sont enfermés dans l’idéologie du leave.

Alors que la date annoncée de sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne approche à grand pas, l’incertitude règne tant du côté du gouvernement conservateur que de son opposition travailliste. Tandis que le premier ne parvient pas à trouver un accord avec les 27 commandant une majorité à la Chambre des Communes, le Cabinet Fantôme de Jeremy Corbyn semble encore hésitant dans sa réponse. Dans un contexte changeant au jour le jour, la position officielle du parti ne cesse d’osciller entre Brexit a minima avec participation à l’Espace Économique Européen, et second référendum avec campagne en faveur d’un maintien dans l’UE.

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Mais derrière cette apparente indécision se cache en réalité une stratégie élaborée – et risquée – de gestion des intérêts divergents qui mettent profondément en danger la cohésion du Labour. En effet le Brexit a activé dans le parti une multitude de clivages dont les contours ne correspondent pas aux disputes habituelles entre factions établies. Pour comprendre la position du Labour il convient donc avant tout de saisir à quel point la question européenne perturbe et complexifie son équilibre interne.

L’élection de Jeremy Corbyn comme chef de file des Travaillistes en 2015 avait pourtant accentué le clivage structurant entre droite et gauche du mouvement, en traçant nettement les contours de deux coalitions en interne. De nombreux courants cohabitent en effet au sein du Labour, qui, aidé par un système électoral favorisant le bipartisme, occupe un large espace politique allant du centre à la gauche de la gauche. Autour du nouveau leader s’est noué une alliance entre cadres des syndicats affiliés au Labour et mouvances composant la gauche du parti. Une myriade de courants se sont rangés derrière lui, de la gauche « dure » aux références clairement marxistes dont il est issu, aux relais des nouveaux mouvements sociaux féministes, antiracistes et écologistes.

Le Brexit, qui domine l’agenda parlementaire, complique le regroupement des modéré.e.s autour d’un projet dépassant le simple rejet de Corbyn.

Momentum, organisation créée pour soutenir la nouvelle direction, regroupe des tenants de ces différentes sensibilités. L’aile droite ou « modérée » rassemble hétitier.ère.s du New Labour social-libéral de Tony Blair et droite traditionnelle du parti, plus conservatrice sur les questions de société et de sécurité que foncièrement en désaccord avec le programme économique porté par Corbyn. Deux groupes se retrouvent enfin pris en étau, tiraillés entre ces centres de gravité opposés. Une partie des syndicalistes s’identifie plus volontiers à la « vieille » droite qu’au middle-class socialism du leadership. La gauche dite « molle » se retrouve quant à elle à défendre des positions la plaçant au milieu du gué. On retrouve des représentant.e.s de cette tendance dans les deux camps.

Le Brexit est venu fragiliser les socles de croyances autour desquelles ces coalitions se sont fédérées au sein du Labour. À droite, les blairistes assument une ligne europhile décomplexée, beaucoup d’entre elleux défendant la tenue d’un second référendum. À l’inverse, certain.e.s dans les rangs de la droite traditionnelle parviennent à trouver des avantages à une sortie de l’UE, comme un programme de nationalisations libéré de la politique communautaire de concurrence ou la fin de la libre circulation des personnes. Le Brexit, qui domine l’agenda parlementaire, complique ainsi le regroupement des modéré.e.s autour d’un projet dépassant le simple rejet de Corbyn.

Le succès limité de la scission opérée en février par neuf député.e.s (MPs) pour former un groupe parlementaire autonome, sobrement baptisé The Independent Group abrégé TIG, témoigne de ces difficultés. En brandissant – entre autres – la demande d’un second référendum comme bannière de ralliement, TIG a attiré trois députées conservatrices en rupture avec le gouvernement May mais s’est aussi coupé d’autre opposant.e.s travaillistes à Corbyn. On a, par exemple, pu voir le MP Ian Austin démissionner dans le sillage de ces défections pour protester contre la gestion calamiteuse par le Labour d’actes d’antisémitisme commis par des membres, tout en refusant de siéger aux côtés des autres rebelles.

Le bloc de gauche est en proie à des tensions similaires, mettant à jour les rapports de force existant au sein même du camp majoritaire dans le parti. Corbyn et ses proches allié.e.s s’inscrivent dans une tradition de gauche intransigeante, historiquement eurosceptique car opposée au Marché Commun, tant et si bien que la sincérité de leur engagement dans la campagne référendaire de 2016 a posé question. Or c’est avant tout aux adhérent.e.s et sympathisant.e.s travaillistes, encore très majoritairement opposé.e.s au Brexit et favorables à une nouvelle mise au vote, que cette poignée de parlementaires jusqu’ici marginalisés doit son arrivée commandes du parti.

Ces député.e.s récalcitrant.e.s au projet néo-travailliste, opposant.e.s de l’intérieur pendant des années, ont été choisi.e.s parce qu’ielles incarnent une rupture nette avec l’héritage de Blair plutôt que pour leurs positions sur l’UE. La grogne des militant.e.s face à la tiédeur du Cabinet Fantôme touche même Momentum, où l’idée d’un second référendum progresse. Dernière composante de cette entente, la majorité des grandes centrales syndicales qui participent à la démocratie interne du Labour essaie de se montrer pragmatique. Ayant majoritairement défendu le maintien dans l’UE mais suspectant que leurs adhérent.e.s ne les aient pas suivis dans l’isoloir, les syndicats cherchent à respecter les résultats du référendum et négocier des termes favorables pour les salarié.e.s dans le cadre d’une sortie.

La dépendance accrue de Corbyn envers la base militante est ancrée à la fois dans l’évolution de dispositifs institutionnels et dans la vision de la légitimité politique qu’il projette.

Au travers de ces divergences entre courants sur le Brexit transparaît l’intensification de la compétition interne pour le soutien des militant.e.s travaillistes, qui jouent actuellement un rôle central dans la définition des orientations du parti. Ce recentrement sur la base a commencé par la réforme des modalités de désignation du leader. Ed Miliband, le prédécesseur de Jeremy Corbyn, a en effet aboli le système de collèges électoraux qui prévalait auparavant, revalorisant les suffrages des membres au détriment de ceux des élu.e.s et des syndicalistes, et ouvert le scrutin aux sympathisant.e.s. Scrutin que Corbyn a remporté en se positionnant comme le champion du peuple de gauche contre les professionnel.le.s de la politique.

La dépendance accrue de l’exécutif qu’il dirige  envers la base militante est par conséquent double, ancrée à la fois dans l’évolution de dispositifs institutionnels et dans la vision de la légitimité politique qu’il projette. Ayant prospéré sur la critique des tendances managériales du New Labour, accusé de manipuler ex ante et d’interpréter trop librement ex post les résolutions prises par les instances collégiales du parti, Corbyn et ses soutiens ne peuvent pas se permettre d’avoir l’air d’ignorer ouvertement les adhérent.e.s.

Le Brexit offre ainsi aux modéré.e.s une opportunité de prendre le leader à son propre jeu, en revendiquant de se positionner contre lui au nom des militant.e.s. Un vote de défiance des parlementaires travaillistes quelques mois après le référendum de 2016 l’a ainsi forcé à obtenir sa réélection en tant que leader, au motif du son manque supposé de conviction pendant la campagne. La scission de février 2019 ensuite, bien qu’elle ait été justifiée par un ensemble de griefs, a abondamment été expliquée par des désaccords quant à la stratégie adoptée face au Brexit.

La dimension instrumentale de cette concentration des critiques envers le leadership autour de la question européenne devient dure à écarter si l’on se penche sur l’évolution des positions de celleux qui les portent. Chuka Umunna par exemple, désormais leader de TIG et champion de la campagne pour un second référendum, était jusque début 2017 fermement opposé à cette idée, défendant même une posture de négociation intransigeante vis-à-vis de l’UE.

La dernière conférence du parti en date, à l’automne 2018, illustre la façon dont enjeux propres à la question du Brexit et luttes d’influence internes s’imbriquent. La conférence est à la fois le grand raout annuel du parti et son instance décisionnelle souveraine, des résolutions y étant soumises, débattues et votées au nom de tou.te.s les adhérent.e.s par des délégué.e.s représentant l’ensemble des sections locales du Labour et des organisations qui y sont affiliées. Il s’agit donc de l’organe qui correspond le plus à la conception de la démocratie interne dont Corbyn se réclame. Plus encore que ses prédécesseurs, le vote de cette assemblée l’engage. Et la motion adoptée à main levée et par une écrasante majorité le mardi 25 septembre le force à ajouter la possibilité d’un second référendum à la liste des options envisagées comme alternatives au Brexit concocté par les Conservateurs.

Les efforts de la base ont fait progressivement évoluer la position officielle d’un parti dont les portes-paroles rechignaient à se prononcer pour le maintien de l’union douanière avec les 27 six mois plus tôt. Le texte est ambigu, se gardant de préciser dans quelles conditions de retourner vers les électeur.trice.s britanniques ou encore quelles options soumettre au vote. Les orateur.trice.s se succèdent d’ailleurs à la tribune du palais des congrès de Liverpool pour le défendre, mais invoquent des raisons divergentes voire contradictoires. Certain.e.s se félicitent de l’option de rester dans l’UE que ce scrutin offrirait, d’autres soutiennent qu’il ne peut s’agir que de départager entre elles des modalités de sortie de différentes.

Si le parterre des délégué.e.s reste relativement calme, c’est que la véritable bataille pour cette motion dans laquelle chacun.e.s semble trouver ce qu’ielle désire a eu lieu l’avant-veille au soir. Il s’agit d’un texte composite, dont différentes versions ont été soumises par plusieurs délégué.e.s. Le dimanche 23 au soir, ceux-ci se réunissent pour accoucher d’une synthèse. La réunion dure près de six heures, et les téléphones portables des autres conférenciers vibrent au rythme des rumeurs provenant de la salle où les échanges semblent tendus. Plusieurs membres du Shadow Cabinet ont pris position dans la presse lors des jours précédents, formulant plus ou moins directement leurs préférences.

Vers 22h il semble que syndicalistes et Corbynistes loyalistes soient parvenu.e.s à convaincre leurs camarades de ne pas mentionner l’option référendaire dans la mouture finale. Puis c’est le revirement, confirmé quand la réunion s’achève enfin à minuit : la motion sera explicite, suggérant de « faire campagne pour un scrutin public ». Les militant.e.s se consoleront de ne pas y avoir également imposé que ledit référendum offre la possibilité de rester dans l’UE, mais ils se contenteront de ce qu’illes ont obtenu.

Le scrutin a révélé une fracture nette au sein de l’électorat travailliste et de ses bastions, partagé entre Remainers des centres métropolitains et Leavers des régions désindustrialisées.

La dernière force centrifuge qui complique l’arrêt d’un position tranchée sur le Brexit par les Travaillistes n’est autre que la géographie électorale du référendum de 2016. En effet que ce soit par pur calcul électoral ou par croyance sincère en leur rôle de représentant.e.s d’un territoire, nombre de député.e.s s’appuient sur les résultats dans leurs circonscriptions respectives pour justifier leurs prises de position sur la sortie de l’UE. Et ce alors que le scrutin a révélé une fracture nette au sein de l’électorat travailliste et de ses bastions, partagé entre Remainers des centres métropolitains et Leavers des régions désindustrialisées.

Environ 70 MPs travaillistes élu.e.s dans des territoires ayant voté Leave à plus de 55% constituent un groupe clairement identifié aux Communes qui reçoit à ce titre beaucoup d’attention. Le gouvernement de Theresa May est en contact régulier avec ces député.e.s dont il espère monnayer le soutien, par exemple avec la création d’un fond de développement destiné aux villes moyennes en échange de la ratification de l’accord qu’il a négocié avec l’UE.

Afin de ménager les injonctions contradictoires émanant d’intérêts divergents parmi les cadres, sympathisant.e.s, et électeur.trice.s du parti, le leadership travailliste en est venu à articuler une réponse évolutive. Car si la ligne officielle peut sembler floue, c’est surtout parce qu’elle consiste en une sorte d’algorithme, de scénario à embranchements multiples et proposant donc plusieurs issues. Depuis 2016 le Labour a d’ailleurs franchi plusieurs étapes de cette approche qualifiée de séquentielle.

Le shadow ministre du Brexit, Keir Starmer, a commencé par poser une série de tests, d’objectifs qu’un accord de sortie aurait à remplir pour être ratifié par les Travaillistes. Les pistes explorées puis proposées par le gouvernement ne respectant pas ces conditions, le Cabinet Fantôme a petit à petit posé les principes et les contours d’un accord alternatif, basé sur une union douanière et l’alignement sur les normes et standards du Marché Commun. À ce stade le Labour en est éventuellement à chercher une majorité pour son plan ou des élections anticipées, un nouveau référendum étant perçu comme la solution de dernier recours.

Cette solution, toute alambiquée qu’elle soit, permet au leadership travailliste de continuer à donner des gages à la plupart des sensibilités représentées dans le mouvement en matière d’Europe, ou plutôt de ne pas se les aliéner. Une fois engagé.e.s sur une voie, les dirigeant.e.s du Labour pourront toujours se défendre en expliquant que ce sont les circonstances qui les y ont jeté.e.s pour limiter les dégâts face à l’impossibilité de ne pas frustrer une partie de leurs troupes. Bien entendu le succès n’est en rien garanti, et d’aucun.e.s formulent déjà leur doutes, craignant que cette ouverture de façade ne cache des tactiques visant à torpiller certaines options en sous-main.

Le Labour se montre plus réactif que proactif, face à une Première Ministre qui joue la montre et espère l’emporter en coinçant ses adversaires dans des fenêtres temporelles trop réduites pour lui résister.

On redoute par exemple que l’option référendaire soit présentée sous forme d’amendement aux Communes à un moment inopportun pour justifier son abandon. Faute de majorité, le Labour dépend en effet d’un contingent de Conservateurs europhiles qui attribuera en priorité ses voix à des motions plus favorables au gouvernement si elles sont tablées le même jour. La décision du leadership de reporter un amendement prévu pour le 12 mars, date perçue comme trop précoce, devrait apaiser de telles inquiétudes.

Ces spéculations mettent néanmoins le doigt sur une faiblesse de la stratégie séquentielle, à savoir la dépendance à l’agenda gouvernemental et parlementaire qu’elle implique. Le Labour se montre plus réactif que proactif, face à une Première Ministre qui joue la montre et espère l’emporter en coinçant ses adversaires dans des fenêtres temporelles trop réduites pour lui résister.

La prise de décision par éliminations successives présente également des avantages pratiques d’un point de vue parlementaire et de mise en scène. Si se borner à répondre aux évènements affaiblit le Shadow Cabinet et les MPs travaillistes, assumer le choix de la réactivité et préparer plusieurs scénarii permet au Labour de s’adapter rapidement à une donne qui change quotidiennement. D’autre part cette posture de négociation progressive et constructive contraste du tout au tout avec la rigidité des Conservateurs vis-à-vis des diplomates européens.

Le Labour se met en scène comme d’ores et déjà habité du pragmatisme propre à un bon gouvernement et dont ils reprochent à leurs adversaires de ne pas faire preuve devant l’impasse du Brexit. Cet usage performatif de la négociation peut s’avérer d’autant plus payant qu’il vient contredire la réputation d’idéologues dogmatiques que la presse de droite essaie d’entretenir à propos de Corbyn et de ses soutiens.

Le Brexit a des effets disrupteurs à l’intérieur des partis britanniques, et notamment du Labour. La réponse du leadership emmené par Jeremy Corbyn risque l’illisibilité tant elle essaie de concilier des attentes contradictoires. Cette limitation des dégâts potentiels est le fil directeur qui continuera d’orienter la conduite des dirigeant.e.s travaillistes jusqu’à l’issue du processus de sortie de l’UE. Le pari est risqué, mais négocier habilement cette période de volatilité politique offre par ailleurs de réelles possibilités de renforcer la crédibilité d’une opposition qui se voit comme un gouvernement en devenir.

 


Clément Claret

Politiste, Doctorant au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences-Po

Mots-clés

Brexit