La biodiversité entre croyance et connaissance
« Le premier ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance,
c’est l’illusion de la connaissance. »
Stephen Hawking
Il y a une trentaine d’années, le concept de diversité biologique a mené à celui de biodiversité. Partant d’une assise biologique, notamment génétique, l’apport de l’écologie permet alors d’intégrer les interactions des êtres vivants entre eux et avec le milieu physique dans lesquels ils sont plongés. La notion d’écosystème en dérive. Puis la prise en compte des relations entre cette catégorie particulière constituée des humains et de leurs sociétés avec les autres habitants de la planète aboutit, au moins provisoirement, à la conception actuelle de la biodiversité.
Cette évolution conceptuelle pointait déjà lors de l’élaboration de la « Convention sur la Diversité Biologique » (CDB) lors de la Conférence de Rio, en 1992, sur l’Environnement et le Développement. Depuis, le terme de biodiversité s’est largement imposé bien au delà du milieu scientifique. Il est aussi devenu un objet de droit.
Cependant, ce succès indéniable pose de multiples problèmes. Le premier d’entre eux résulte d’ailleurs de cette multiplicité : comment faire le tri dans le fouillis des discours sur ce sujet ? Comment identifier, par exemple, ce qui relève de la connaissance scientifique de ce qui provient presqu’uniquement de notre imagination, d’un rêve de nature ou d’une croyance ? Quelles sont les difficultés rencontrées ?
On détecte d’abord une faiblesse méthodologique et théorique. Ainsi compte-t-on beaucoup, mais plus ou moins bien. La référence à l’espèce, catégorie taxonomique, n’est pas toujours pertinente. On oublie que la biodiversité d’aujourd’hui résulte d’un cheminement très long, celui de l’évolution biologique, mais pas forcément toujours très lent ; il est parsemé de ruptures, d’impasses, et procède souvent par ajustements progressifs. Dans la même veine, on néglige les variations permanentes et leurs origines, notamment aléatoires : « la variation est l’invariant du vivant » ou ce « qui est permanent c’est le changement ».
Certaines des rares lois de l’écologie sont parfois mal utilisées, par exemple la loi « aires-espèces », efficace pour estimer un nombre d’espèces représentées dans un écosystème, est fausse pour évaluer directement des disparitions. Guidés par nos regrets, on compte ce qui disparaît, mais pas ce qui apparaît. La biodiversité est parée de toutes les vertus, oubliant qu’elle a aussi des aspects négatifs. On utilise souvent un langage inadapté, ainsi parle-t-on de grande extinction actuelle en référence à des événements lointains, confondant les échelles géologiques avec celles de l’écologie contemporaine. Le désir de marquer les esprits l’emporte parfois sur la réserve et le doute scientifique. Notons d’ailleurs, qu’en évoquant une sixième grande extinction, on oublie la première vraiment enregistrée, celle de la disparition vraisemblablement totale des organismes de l’ère d’Ediacara (environ -600 Ma à – 545 Ma). On en serait alors à la septième !
Peu importe pour des personnes peu rigoureuses, parce que cela devient un slogan « rentable » : le catastrophisme se vend bien dans le marché de la peur. Olivier Postel-Vinay l’a bien souligné en évoquant « Le bluff de la sixième extinction » (Libération du 1/09/2015), article écrit suite à la publication du livre d’Elisabeth Kolbert « La sixième grande extinction – Comment l’homme détruit la vie » (2015). Cependant, il s’agit là d’un débat plus médiatique que scientifique, même si les auteurs se fondent sur des données et des interprétations de chercheurs, eux-mêmes n’étant pas indifférents à la médiatisation de leurs travaux, et parfois guidés par leur sensibilité. Il serait possible de développer encore plus, mais au risque de lasser le lecteur, s’il ne l’est déjà !
L’écologie en première ligne
L’écologie, en tant que discipline scientifique, a placé la biodiversité au centre de ses préoccupations. Ce sujet est éminemment complexe et son contour n’est pas bien précisé, comme on l’a évoqué, il est même en extension, intégrant progressivement des questionnements humains et sociaux. D’autres apports sont également identifiables : taxonomie, bien sûr, évolution biologique (on parle aujourd’hui d’écologie évolutive), génétique, géochimie, génomique, biométrie (analyse des données, modélisation), bioinformatique, paléontologie, biogéographie, bioéconomie, etc. On peut néanmoins constater qu’une partie des sciences de la vie n’a pas suivi ce mouvement.
Par ailleurs et depuis environ 50 ans, d’autres sensibilités ont pris le nom d’écologie, par exemple l’écologie politique, bien connue, ou l’écologie religieuse, un peu moins, mais bien réelle (rappelons que l’écologie a été dotée d’un saint-patron : Saint François d’Assise, décision du pape Jean-Paul II en 1979), ou encore l’écologie des médias, très audible (bien sûr !), sans oublier l’écologie mercantile qui écologise les messages publicitaires pour faire vendre. Le problème est que l’écologie scientifique n’en sort pas indemne, en affaiblissant son discours face à d’autres disciplines. Ce qui n’est pas mérité parce qu’elle aborde des problèmes particulièrement difficiles et qu’elle s’intéresse à des systèmes, comme les écosystèmes, constitués d’entités multiples interagissant entre elles. En ce sens, l’écologie est une science des interactions, celles-ci étant souvent « non linéaires » (causalités multiples, non proportionnalité des effets par rapport aux causes, rétroactions, etc.). C’est aussi une science des « systèmes complexes ».
De fait, cette complexité est propice aux erreurs de raisonnement, diminuant la cohérence et la consistance des exposés. Il peut s’agir de simples fautes logiques comme la réitération des arguments faisant office de preuves (la sixième grande extinction serinée trop souvent), comme oublier que l’absence de preuve n’est pas la preuve de l’absence (par exemple, la non observation d’organismes d’une espèce pendant un temps long ne prouve pas qu’elle soit définitivement disparue), comme les raisonnements circulaires (la biodiversité est favorable au bon fonctionnement des écosystèmes, le bon fonctionnement des écosystèmes produit de la biodiversité), comme des confusions entre catégories (catégories fonctionnelles et dynamiques : individus, populations, communautés et catégories taxonomiques et statiques : espèce, genre, famille…).
Le langage utilisé peut mener à des analogies risquées, par exemple quand on humanise des non humains (un arbre prenant soin de ses « petits ») et inversement quand on banalise les humains, un minuscule détail de l’évolution pour certains, alors que pour d’autres et parfois les mêmes, on se pose des questions sur son impact démesuré sur la biosphère. Le renforcement cognitif est aussi un biais dont il faut se garder : on retient ce qui va dans notre sens, dans nos idées, et nous négligeons ce qui va à l’encontre de nos a priori, inversement nous ne tentons pas de les réfuter en suivant une logique popperienne. Dans le même ordre d’idées, il faut se méfier des prêts-à-penser.
Enfin, pour clore la liste sans l’épuiser, rappelons que la variabilité intrinsèque des systèmes vivants, s’exprimant dans l’espace et dans le temps, de la cellule à l’écosystème et à la biosphère, complique encore la situation. On ne peut pas faire l’économie d’une réflexion à ce propos, en particulier de se demander d’où vient le hasard qui préside à ces variations et de se poser la question sur son utilité ou non, voire peut-être sa nécessité ?
Le Hasard et la vie
À la lecture des ouvrages et des articles de biologie et d’écologie, on constate que le mot « hasard » est fréquemment rencontré pour expliquer les variations consubstantielles aux êtres vivants, à leurs formes et à leur fonctionnement. L’évolution elle-même n’est possible que s’il existe des différences entre ces êtres vivants, c‘est-à-dire une biodiversité. La sélection, qu’elle soit naturelle ou dirigée par les humains, ne peut se concevoir que sous cette condition : pour trier il faut de la diversité. Le hasard sous-jacent a diverses origines, exogènes on endogènes aux êtres vivants, spontané, non contrôlé on peut le dénommer hasard « sauvage ». Les variations endogènes sont sans doute les principales, mais comment peut-on les identifier ? Nous en sommes loin, même si dans les années 1970, Miroslav Radman, alors à l’Institut Pasteur, sur la base de ses travaux, émettait une hypothèse hérétique, à savoir qu’en contrôlant en partie leurs variations, les entités vivantes étaient susceptibles de maîtriser leur évolution. Bien que les chercheurs adhèrent en nombre grandissant à cette vision du hasard et de la variabilité subséquente, on est encore loin de faire l’unanimité et d’en tirer tous les enseignements.
En effet, la vision idéalisée des produits de l’évolution, souvent vus comme des perfections, conduit alors à se demander pourquoi un « ingénieur naturel » laisserait encore une part de hasard ? Les ingénieurs, dont je suis, n’aiment pas le hasard : les avions doivent voler sans heurts sans risques. Mais alors si l’évolution gomme les imperfections, comment des processus engendrant de l’aléatoire, des sortes de roulettes biologiques, pourraient résister à la pression évolutive ?
Pour répondre à cela, il suffit d’examiner l’utilité fréquente des variations, d’un certain désordre sous-jacent, de la répartition grandement aléatoire des arbres dans une forêt tropicales assurant la permanence de ces forêts et de leur biodiversité. Cette biodiversité, en retour, est le facteur principal de résilience de ces écosystèmes. On peut aussi citer le comportement aléatoire de proies fuyant des prédateurs, ou la large gamme des variations génétiques et bien d’autres choses encore.
Nous en avons tiré les enseignements suivants : le hasard est souvent utile pour le maintien de la vie, de l’individu au écosystèmes et à la biosphère, il est même nécessaire à son évolution. Des « roulettes biologiques » qui le produisent sont à la fois des produits et des moteurs de cette évolution. Enfin, la biodiversité en est la conséquence inévitable.
Des arguments supplémentaires en faveur de la production endogène de hasard viennent de diverses sources. L’une des moins habituelles est celle des modèles mathématiques. La physique nous en offre une vaste palette, par exemple ceux de la mécanique classique dont certains peuvent engendrer du « chaos ». Les modèles de la biologie et de l’écologie leur ressemblent. Par analogie, bien qu’il faille se méfier de ce type d’approche, on peut penser que des modèles de processus du vivant puissent admettre des solutions chaotiques et alors, par extension, que l’existence de tels processus est possible.
Et là, nous avons de la chance ! Nous en connaissons plusieurs dont un, le modèle logistique en temps discret, provenant de la dynamique des populations. Il est simple, compréhensible et manipulable par beaucoup d’entre nous, et même faire des mathématiques subtiles à son propos. Il permet par exemple d’illustrer des résultats récents des mathématiciens sur les liens possibles entre ces modèles et le calcul des probabilités.
Nous obtenons alors un ensemble cohérent d’arguments explicatifs, qui sont une partie de la preuve de la proposition suivante : « Le hasard est la source des variations biologiques et écologiques, il est nécessaire à l’évolution ; une traduction perceptible de ces variations est ce qu’on appelle aujourd’hui la biodiversité ; une part importante de ce hasard résulte de processus endogènes aux entités vivantes : cellules, organismes, populations, communautés, etc. Il munit ces entités de propriétés utiles, sinon nécessaires : survie, résilience, adaptabilité et évolutivité. Ces processus sont à la fois des produits et des moteurs de l’évolution. »
Il reste à compléter cette preuve notamment par voie expérimentale.
Prolongements et effets collatéraux
Pour mieux analyser divers types de hasards et leurs effets (variations, incertitudes, imprédictibilité, etc.), les mathématiques jouent un rôle privilégié. Par exemple, le calcul des probabilités a été inventé et développé depuis un peu plus de trois siècles. La statistique a été conçue et utilisée dans la foulée. La biométrie a été un outil fondamental dans l’étude des variations du vivant. Au milieu du XIXe siècle, Antoine-Augustin Cournot explique l’imprédictibilité comme le résultat de la rencontre de chaines causales indépendantes (paradigme du piéton et de la tuile). Le « Hasard de Cournot » est invoqué pour expliquer l’occurrence d’événements historiques, on parle de « contingence ». Cette explication a été reprise par certains évolutionnistes.
Par ailleurs, la « théorie des systèmes dynamiques » traitant d’abord de la mécanique, a permis de représenter les changements au cours du temps et les mécanismes sous-jacents. Bien qu’envisagée depuis un peu plus d’un siècle, notamment par Henri Poincaré, ensuite par Andreï Kolmogorov et son école, la découverte du « chaos déterministe » au début des années 1960 par Edward Lorenz popularise l’idée d’un « hasard mécanique ». Les modélisations mécanistes étonnamment récentes, des jeux de hasard montrent à quelles conditions leurs résultats sont imprédictibles. Les relations entre cette théorie et celle des probabilités ont été également été établies, si bien qu’on peut avancer que la démarche probabiliste est « symptomatologique », l’autre, formalisant les mécanismes en cause, est fonctionnelle, plus « physiologique », plus inductive. Nous passons alors progressivement du hasard métaphysique au hasard physique, mécanique ou numérique, rendant dès lors périmée toute interrogation sur son existence. De plus, satisfaction de l’ingénieur, on peut alors envisager de domestiquer ces hasards sauvages, on peut aussi avancer sur le plan méthodologique : le calcul des probabilités offre des solutions plus simples à ces problèmes concret, mais est moins explicatif que les modèles mécanistes ! On peut choisir selon nos souhaits.
Déconstruire et reconstruire l’écologie ?
Dans la lignée de ce qui vient d’être exprimé, on en arrive à l’idée de refonder une écologie scientifique, la distinguant des autres écologies : une sciences des systèmes complexes, organisés en réseaux, intégrant les niveaux d’organisation du vivant : cellules, organismes, populations, communautés, écosystèmes, biosphère… leurs dynamiques dans l’espace et dans le temps, ainsi que les interactions entre ces niveaux d’organisation, enfin développer les méthodologies nécessaires à ces travaux. Le chantier est vaste au point qu’il faut repenser le cadre scientifique classique, jusqu’à des notions fondamentales, par exemple, comme celle de preuve.
Au-delà des comptes d’apothicaires et des affirmations péremptoires, il est alors temps de reprendre l’ambition première des études sur la biodiversité, celle d’en faire le fil rouge des recherches dans les sciences de la vie. Il s’agit alors de bien de comprendre la biodiversité, d’identifier les vrais problèmes et les fausses idées, de se demander si l’érosion de la biodiversité ne concerne-t-il pas aussi et avant tout le concept lui même ?
(NDLR : Alain Pavé a récemment publié aux éditions du Seuil, Comprendre la biodiversité. Vrais problèmes et idées fausses)