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L’ENA se meurt, l’État demeure

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Lors de sa récente conférence de presse, le président de la République a confirmé une information qui circulait depuis quelques jours : sa décision de supprimer l’Ecole Nationale d’Administration. Il a même précisé vouloir également supprimer les « grands corps » de l’Etat. Comment comprendre une telle décision, prise par un énarque membre de l’Inspection des Finances ?

Après des « fuites » concernant l’allocution présidentielle annulée du lundi 15 avril, pour cause d’incendie de Notre-Dame, qui avait accrédité la rumeur selon laquelle le Chef de l’Etat entendait, entre autres mesures tirant les conclusions de la séquence des Gilets jaunes et du Grand Débat, annoncer la « suppression » de l’Ecole nationale d’administration, le Président a confirmé cette décision dans sa conférence de presse, y ajoutant même la volonté de « supprimer les grands corps », formule qui n’est pas sans ambiguïté.

Il y a là une décision qui peut surprendre de la part d’un président lui-même passé par l’ENA avant d’en sortir dans « la botte » (parmi les premiers) et de pouvoir ainsi accéder à l’Inspection générale des finances, qui est un des trois grands corps administratifs de l’Etat (avec le Conseil d’Etat et la Cour des Comptes).

Pratiquant depuis un quart de siècle une observation au long cours, à la fois ethnographique et critique, de l’ENA et des énarques, des administrations centrales de l’État et des sommets de l’Exécutif, quels éléments d’intellection supplémentaire et de remise en perspective, par-delà les polémiques du jour, peut-on ici proposer aux lecteurs ?      

Partons de l’actualité pour remonter ensuite aux contextures de motifs plus profondes : si la suppression de l’ENA a été décidée par notre énarque de Président, c’est qu’elle a été proposée dans un dixième environ des documents du Grand Débat.

Cette idée trouve un écho dans la majorité parlementaire LREM, peuplée de novices en politique dont beaucoup ont eu à subir, depuis deux ans, la morgue de certains énarques des administrations centrales et des cabinets ministériels, lesquels seraient de plus coupables, parce que « hors sol », d’être restés sourds aux mises en garde de ces députés « de base » sur l’ampleur de la crise des Gilets jaunes.     

Au gouvernement, Emmanuel Macron compte à Bercy deux ministres majeurs, l’un, Bruno Le Maire, qui avait lui-même proposé de supprimer l’ENA durant la Primaire de la droite, et son alter ego ayant autorité sur la Fonction publique, Gerald Darmanin, provincial et élu de terrain, qui a œuvré à réduire la taille des promotions de l’ENA il y a deux ans, qui a poussé sans succès à la nomination de quelqu’un du privé à la tête de la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique (DGAFP) et qui, en bon sarkozyste, prolonge les critiques de son mentor envers la haute fonction publique.

Il n’est pas nouveau que l’ENA et les énarques soient la cible de critiques de tous bords et de tous poils, par ailleurs incohérentes.

En un étrange chorus, ce sont à la fois la « France du diesel » et des Gilets jaunes qui, vouant aux gémonies « les élites » en général, veulent la peau des énarques qui les symbolisent, et les porte-voix des fractions les plus à droite des élites de l’économie qui prônent aussi la suppression de l’ENA, coupable de produire des serviteurs de l’Etat trop … étatistes : c’est le cas d’Agnès Verdier-Molinié, la très droitière animatrice de l’iFRAP, un think-tank néolibéral. Qui connaît son histoire contemporaine sait que les poujadistes firent campagne, en 1956 (l’ENA était encore jeune et inconnue), contre les technocrates issus de Polytechnique, ces crânes d’œuf !

Rappelons aussi que le jeune Jean-Pierre Chevènement publia, avec deux compères, en 1968, L’Enarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, un pamphlet dénonçant les énarques comme « chiens de garde du capitalisme ». Puis, lorsque la gauche réformiste des deux septennats mitterrandiens se « convertit à la culture de gouvernement », laissant orphelines d’espérance toutes les gauches de la gauche, les affreux énarques en général et ceux de Bercy en particulier ne furent-ils pas mis en procès permanent pour crime de « pensée unique » et d’influence pernicieuse sur les ministres socialistes, par exemple à longueur d’éditoriaux de L’Evénement du Jeudi, prédécesseur de Marianne ? Il n’est donc pas nouveau que l’ENA et les énarques soient la cible de critiques de tous bords et de tous poils, par ailleurs incohérentes.

Au tournant du millénaire s’est surajoutée, suite à la diffusion des travaux de sciences sociales, ceux de Pierre Bourdieu et d’autres, sur la « noblesse d’Etat » et les inégalités sociales sous-jacentes à l’excellence scolaire, la critique lancinante du manque de diversité des promotions de l’ENA. Les programmes de promotion de l’égalité des chances créés à Sciences Po Paris par Richard Descoings comme dans les IEP en régions, ou encore les classes préparatoires intégrées (CPI) créées sous Nicolas Sarkozy, ont pris à bras le corps ce problème. Mais leurs résultats, pour positifs qu’ils soient, restent en deçà des attentes. Dans le même temps, le thème du « divorce » entre « les élites »  et la « France d’en bas », avec creusement des inégalités et écrasement des « classes moyennes », ont concouru à la dénonciation acerbe, dans les colonnes de Médiapart par exemple, de « la caste » qui gouvernerait la France, dont les énarques seraient le groupe-pivot.      

Convergence et redoublement de critiques récurrentes dont on comprend qu’elle puisse conduire un chef d’Etat en butte à la haine, lui-même pur produit de cette élite mais qui s’en est distancié par sa démission de la fonction publique dès son entrée en campagne présidentielle, à sacrifier l’ENA en victime expiatoire. La justification qu’il donne est une « modernisation indispensable » de la haute fonction publique, revivifiant le « modèle méritocratique, un élitisme républicain qui fait qu’on attire dans l’Etat les meilleurs pour pouvoir régler les problèmes les plus complexes », pour que « notre haute fonction publique ressemble à la société que nous sommes », ce qui n’est plus le cas, car le recrutement par l’ENA « crée un biais » si bien que les jeunes issus « d’une famille d’ouvriers, de paysans, d’artisans [n’]accède[nt plus] facilement à l’élite de la République ».

Ce manque effectif de diversité sociale, venant contredire l’idéal méritocratique sur lequel fut fondée l’ENA, était déjà au cœur des commentaires les plus avisés de la rumeur de sa suppression depuis une semaine : ainsi l’ancien ministre Michel Sapin reconnaissait que « les défauts en termes de sélection sociale » de l’ENA « ne cessent de s’accentuer » et jugait que « si Emmanuel Macron veut réformer pour plus de diversité, c’est très bien. S’il veut juste supprimer l’ENA, c’est démagogique et populiste ». Quant à Nathalie Loiseau, ancienne directrice de l’Ecole, elle venait à la rescousse du Président : « L’ENA a été créée contre l’entre-soi, les corporatismes. Mais, déjà à mon époque, ce n’était plus l’ascenseur social mais l’entonnoir social. L’ambition du président, c’est d’avoir les gens les mieux formés, représentant toute la diversité du pays ».

C’est l’ensemble du système de sélection d’élites adolescentes des grandes écoles et de leurs classes préparatoires qui souffre d’un manque de représentativité sociale.

L’ENA aurait-elle donc démérité tant que cela ? L’ENA est-elle responsable du manque de diversité de notre haute fonction publique ? Fait-elle moins bien à cet égard que les autres grandes écoles françaises ? La suppression de l’ENA suffira-t-elle à rendre soudain méritocratique le recrutement des hauts fonctionnaires de demain ? Sinon, que faudrait-il transformer d’autre, en amont et en aval ? Et ne sera-t-on pas contraint de la remplacer par une nouvelle structure qui continuera d’exercer une bonne part de ses fonctions « dans les mêmes locaux » ?   

Rappelons que l’ENA, récente parmi nos très grandes écoles, puisque l’Ecole des ponts et chaussées date de Louis XV, Polytechnique et l’Ecole normale supérieure de la Révolution, HEC et les grandes écoles de commerce de la fin du XIXe siècle, a failli exister plus tôt : la Seconde République de 1848 créa une éphémère école d’administration, puis Jean Zay, ministre du Front populaire, déposa un projet de loi visant à créer une ENA dès 1936, voté à la Chambre mais enterré au Sénat. Aussi est-ce une fameuse ordonnance n° 45-2283 du 9 octobre 1945, signée du général de Gaulle et préparée par Michel Debré, qui crée à la fois – et ce n’était pas fortuit – l’ENA, les instituts d’études politiques de province, le corps interministériel des administrateurs civils et la direction générale de l’administration et de la fonction publique.

La création de cette « école de cadres » s’inscrit, de façon très claire, au confluent des courants réformistes de la Libération, et dans la continuité de l’idéal de « méritocratie » à la française par lequel notre pays entend combiner à sa façon le principe républicain d’égalité avec la sélection aristocratique des meilleurs. A consulter les archives, l’ambition des fondateurs de l’ENA se déclinait en quelques objectifs majeurs, qui n’ont été soixante-dix ans plus tard qu’inégalement atteints.

Le premier objectif était d’en finir avec le monopole que Sciences Po Paris exerçait depuis la fin du XIXe siècle sur le recrutement des hauts fonctionnaires et, tout uniment, de démocratiser ce recrutement en termes d’origines géographiques et sociales : moins de Parisiens, moins de bourgeois. L’expérience se solde en cela par un échec, toutefois tempéré par deux remarquables correctifs. Alors que la création de l’ENA semblait une machine de guerre contre « la rue Saint-Guillaume », très vite ces deux institutions ont établi une relation d’osmose, dont les IEP de province se trouvèrent exclus. Ainsi, des années 1960 à 2005, 83 à 87 % des lauréats du concours externe de l’ENA sortaient de Sciences Po Paris. Depuis lors, entre 2005 et 2014, cette domination s’est atténuée, autour de 61 %, au profit du beau succès de la nouvelle Prépa ENA co-organisée par Normale Sup et Paris 1, et des succès sporadiques des prépas des IEP en régions. Le correctif majeur reste celui du concours interne, réservé à des fonctionnaires, dont seuls 35,5 % viennent de la rue Saint-Guillaume, contre 41 % des IEP de province. Le « 3e concours » réservé à des professionnels expérimentés diversifie aussi les parcours, puisque 70 % de ses lauréats de 2005 à 2014 sont diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs.

Quant à l’ambition de la Libération de voir l’ENA « désembourgeoiser » le recrutement de la haute administration, les recherches soulignent une démocratisation sociale à rebours : l’ENA s’est « fermée » au fil des décennies. Ainsi, dans les années 1980-90, 69 % des élèves de l’ENA (tous concours confondus) étaient issus des catégories sociales supérieures, contre 5 % seulement d’enfants d’ouvriers et 8 % d’enfants d’employés. Entre 2005 et 2014, on monte à 71,6 % de CSP plus, pour 4,4 % de fils d’ouvriers, 1,6 % de fils d’agriculteurs et 4,5 % de fils d’employés. Encore s’agit-il d’une moyenne qui inclut les fonctionnaires aux origines sociales bien plus modestes issus du concours interne, lequel constitue encore un remarquable « ascenseur social ». Au rebours, les jeunes externes appartiennent à 85 % voire 90 % aux couches sociales les plus favorisées : le concours externe de l’ENA est un concours de l’excellence sociale autant que scolaire.

Toutefois, il n’en va pas autrement à Polytechnique, Normale Sup ou HEC, par exemple : c’est l’ensemble du système de sélection d’élites adolescentes des grandes écoles françaises, et de leurs classes préparatoires, qui souffre d’un manque de représentativité sociale. Comme l’a montré Fabrice Larat, l’ENA est en cela « le dernier maillon de la chaîne des inégalités » organisée par notre système éducatif injuste. En revanche, il est choquant que les concours d’entrée accroissent encore ce phénomène, les CSP supérieures étant encore plus surreprésentées parmi les admis que parmi les candidats, si bien que la probabilité d’un individu issu des CSP supérieures d’entrer à l’ENA est de 1 sur 10, contre 1 sur 18 pour un individu de catégories populaires. En revanche, le concours interne reste un ascenseur social puisqu’un enfant des couches populaires a quatre fois plus de chances de le réussir que de réussir le concours externe. Toutefois,  comme les externes « bien nés » sortent davantage en tête du classement de sortie et peuplent donc les grands corps de l’Etat, tandis que les internes deviennent surtout administrateurs civils, sous-préfets ou membres des juridictions administratives de province, la composition par origines sociales des « sommets de l’Etat » est au total, après soixante-dix années d’existence de l’ENA, aussi élitaire que dans les années 1930 où les grands corps s’auto-recrutaient par des concours particuliers. 

Dépourvue d’enseignants permanents, l’ENA ne donne aucune ouverture à nos futurs hauts fonctionnaires sur les avancées de la recherche en sciences sociales.

Deuxième objectif des fondateurs : faire de l’ENA une « école d’application » professionnalisante, tournant le dos aux enseignements dits trop académiques de l’Université. Cet objectif n’a guère été atteint, mais sa poursuite a créé de redoutables effets pervers. Le moindre n’est pas que l’ENA, dépourvue d’enseignants permanents, ne donne aucune ouverture à nos futurs hauts fonctionnaires sur les avancées de la recherche en sciences sociales, si bien qu’ils n’apprennent guère à (se) poser les bonnes questions. Enfermés pendant la préparation dans l’appauvrissante culture du manuel des « bêtes à concours », les élèves suivent une scolarité que les anciens qualifient de « super prép’ENA où l’on n’apprend rien de plus sur le fond » et où l’aspect d’école d’application se traduit, hors les stages très appréciés, par le recours à la technique ressassée de la « note sur dossier », que les intéressés dénoncent comme un exercice artificiel ne correspondant guère aux réalités de vie professionnelle au sortir de l’Ecole. Les très fréquentes réformes de la scolarité ont introduit d’autres types d’exercices, notamment collectifs, sans que leur caractère opérationnel saute aux yeux. En revanche, les énarques continuent d’être mal formés au management des humains et à la gouvernance participative, par exemple.

Le troisième objectif assigné à l’ENA, congruent avec la création simultanée du corps interministériel des administrateurs civils, était d’en finir avec les cloisonnements des grands et moins grands corps, et des divers ministères en autant de « maisons » aux « esprit de corps » et aux rivalités parfois artificielles. Ici, le succès de l’ENA est mitigé. Certes, la formation dispensée par cette école qui revendique de former des généralistes a diffusé dans nos ministères un socle de culture commune, des schèmes d’analyse et une sémantique partagés qui facilitent la négociation interministérielle. Elle permet aussi que ces généralistes de haut vol soient adaptables à des postes variés, d’où une belle mobilité des carrières, qui contraste avec l’immobilisme des carrières des homologues allemands par exemple. En revanche, l’ENA n’a pas atténué les esprits de corps, la cascade des mépris, les rivalités et les soucis de distinction entre les grands corps, les « petits grands corps » et les autres, entre les « trésoriens » et les « budgétaires », entre Bercy et la préfectorale, entre l’élite du Conseil d’Etat et les conseillers de tribunaux administratifs de province « sortis dans les profondeurs du classement ». Au total, la solidarité entre énarques est plutôt faible et les concurrences, souvent stériles, entre administrations bien plus vives qu’on l’imagine.

Un quatrième objectif était de former des cadres à haut potentiel promis à accéder vite aux fonctions dirigeantes sans « blanchir sous le harnais » comme avant 1945. Cet objectif a été pleinement atteint : la montée en charge de l’ENA s’est traduite, dès les années 1970, par un fort rajeunissement des sommets de l’administration, qui contraste avec les pratiques gérontocratiques de maints pays voisins. De fait, les énarques deviennent sous-directeurs douze années environ après leur sortie de l’Ecole, et ceux qui accèdent aux emplois suprêmes de directeurs d’administration centrale y sont nommés vers 45 ans, soit à mi-carrière, alors que la plupart de leurs homologues européens (hormis les Néerlandais) sont nommés après 55 ans. Cette particularité française autorise quelques centaines d’énarques à développer de véritables « carrières au sommet », alternant vingt années durant les postes dirigeants dans les services, en cabinets ministériels, et à la tête d’établissements et entreprises publics.

La plupart des énarques interrogés considèrent que l’ENA est une école du conformisme par excellence.

Le cinquième et dernier objectif des fondateurs était de combattre le conformisme pour forger des personnes « de caractère » (au sens gaullien) chargés de réformer et moderniser la France. Michel Debré le déclarait au Conseil d’Etat, le 14 juin 1945 : «  Il faut évidemment éviter à tout prix un conformisme excessif, et si je voyais un idéal à cette école, ce serait plutôt de minimiser le conformisme actuel, car l’administration française en a manifesté un trop grand pendant de nombreuses années ; j’ai le désir de voir cette école orientée vers le développement du caractère et de la personnalité, afin de rompre avec les traditions d’obéissance que notre administration a peut-être trop subies ». Le propos était net. Celui des nombreux énarques enquêtés par l’auteur de ces lignes depuis un quart de siècle l’est tout autant : la plupart considèrent que l’ENA est une école du conformisme par excellence.

Les lettres ouvertes aux Premiers ministres de plusieurs promotions de l’école en révolte larvée l’ont exprimé dans les termes les plus vifs, de même que plusieurs ouvrages (auto-)critiques. Car les habiletés requises pour réussir le concours d’entrée, l’esprit dans lequel est conçue l’année de stage et son évaluation, le caractère mimétique de la socialisation donnée à l’Ecole, la pression infernale du classement de sortie conjuguent leurs effets pour faire de la plupart des énarques des « dominants dociles » chez qui la conformité est une seconde nature. Mais n’y avait-il pas bien de la naïveté dans l’esprit des Résistants de 1945, et Max Weber ne nous a-t-il pas appris que le conformisme des bureaucrates est le corollaire de leur loyauté à l’ordre établi, qui est tout uniment un ordre politique, économique et social ? D’ailleurs, y a-t-il aucun Etat au monde dont la haute administration soit une joyeuse avant-garde d’entrepreneurs innovants à la Schumpeter ?!

Il faut encore ajouter, ce que les fondateurs de 1945 n’avaient pas envisagé, que l’ENA ne se borne pas à former moins d’une centaine d’élèves français par promotion. La consultation du dernier rapport d’activités de cet établissement public fait ressortir l’importance prise, au fil des décennies, par des missions complémentaires. D’une part, dans un monde où la formation tout au long de la vie est devenue un droit et une nécessité, l’ENA assure la formation des administrateurs civils dits « intégrés au tour extérieur », c’est-à-dire promus au mérite et à l’ancienneté parmi les attachés principaux, aux origines sociales modestes, par ailleurs. De même, l’ENA anime maintes formations professionnelles courtes et ciblées sur certains moments-clé de la carrière des hauts fonctionnaires, à l’instar de ce que font tous les instituts nationaux d’administration homologues des pays européens.

D’autre part, dans un monde globalisé, l’ENA remplit avec succès une mission de diffusion du modèle français d’excellence administrative auprès des nombreux élèves étrangers et des fonctionnaires étrangers en formation accueillis à l’école et agit comme opérateur de l’exportation de l’expertise administrative française dans toutes sortes de programmes de jumelages et coopérations en Europe et de par le monde. Outre que ces activités internationales très rentables abondent le budget de l’école, elles sont un élément essentiel de la stratégie d’influence de la France dans les pays amis, où l’ENA jouit d’un très grand prestige, inversement proportionnel aux dénonciations franco-françaises.

C’est avant l’ENA que sont produits les énarques, les concours d’entrée à l’école les consacrant comme tels.

Ce jugement en demi-teinte de l’ENA à l’âge de 74 ans étant porté, y avait-t-il lieu de prononcer une sentence d’exécution ? Pour condamner à mort, ne faut-il que la culpabilité soit sûre et certaine. Or de quoi est-on sûr que l’ENA soit coupable ? L’ENA est-elle coupable du manque de diversité sociale de notre haute fonction publique ? Non. C’est tout notre système d’enseignement dualisé voire ségrégé, dès le secondaire, entre grands et moins grands lycées, entre bacs généraux et bacs professionnels, puis entre classes prépas et grandes écoles d’un côté, et universités massifiées de l’autre, qui est coupable de ne faire parvenir au concours externe de l’ENA, en moyenne dix ans après le bac, qu’une fine couche de « crème de la crème » de chaque classe d’âge, née dans les milieux sociaux les plus performants dans la réussite scolaire : l’ENA n’est pas différente en cela de nos autres très grandes écoles, qu’il faudrait donc mettre en procès elles aussi. Il y a d’ailleurs moins d’enfants d’énarques à l’ENA qu’il n’y a de polytechniciens fils de polytechnicien, ou d’officiers fils d’officier, mais de cela personne ne parle… En revanche, on dénombre à l’ENA comme dans les autres formations supérieures sélectives beaucoup d’enfants d’enseignantes, ces professionnelles du succès scolaire. C’est donc le procès de nos coûteuses CPGE, les classes préparatoires aux grandes écoles, autant que celui de Sciences Po et l’ENA, qu’il faudrait ouvrir.

De fait, comme je l’ai expliqué dans la Fabrique des énarques, c’est avant l’ENA que sont produits les énarques, les concours d’entrée à l’école les consacrant comme tels. Dès lors, pour changer la sociographie des hauts fonctionnaires, c’est en amont des concours d’entrée qu’il faut faire porter les efforts : les solutions sont connues, déjà en partie mises en œuvre, et devraient être amplifiées. Les programmes d’égalité des chances associant tous les IEP, de Paris et de régions, avec des lycées voire des collèges de quartiers urbains défavorisés et de départements ruraux devraient être renforcés. Les classes préparatoires intégrées avec admission sur critères sociaux et de mérite devraient être démultipliées. Les Prépa concours des IEP de régions devraient être dotées de budgets généreux et de co-directeurs hauts fonctionnaires détachés pour un certain mandat et chargés de rassembler les compétences d’énarques en poste dans la région, tandis que les candidats externes, après réussite d’une sélection préalable, seraient bénéficiaires d’une bourse de valeur équivalente à celle des contrats doctoraux, leur permettant de se consacrer à 100 % au concours, bourse renouvelée pour un an de plus en cas d’admissibilité au concours qui remplacera celui de l’ENA, puisque les statistiques montrent que c’est à la troisième candidature que le taux de succès est maximal.

En outre, comme le concours interne destiné aux fonctionnaires reste un vrai facteur de rattrapage social, il faudrait dans le nouveau dispositif élargir et surtout pas réduire cette voie d’accès par promotion professionnelle et sociale à la haute fonction publique. En outre, on a établi que le processus des concours d’entrée à l’ENA lui-même produisait des discriminations, ce qui tenait moins sans doute à la nature des épreuves qu’à la composition des jurys. Or cette composition se travaille et des compositions tournant le dos à l’entre-soi et au mimétisme seront désormais possibles puisque le courage politique semble être au rendez-vous.

Le fait même que l’accès au Saint des Saints des grands corps ne soit plus possible dès le début de la carrière détournera sans doute du futur concours d’accès à la haute fonction publique une certaine proportion de Rastignac.

Enfin pour que le contenu de la formation donnée à nos hauts fonctionnaires gagne en valeur ajoutée, il faut bien sûr que la structure ou les dispositifs qui succéderont à l’ENA se débarrassent à jamais du mal principal qui a rongé cette école de l’intérieure : l’ENA était malade d’être une « machine à classer » ! Or l’économie profonde de son classement permanent, étalé sur près de deux ans en une suite quasi-ininterrompue d’épreuves qui aboutissaient à un total de points énorme où les élèves se distançaient souvent d’un ou deux points, ce qui était arithmétiquement absurde, ne se comprenait que comme tri sélectif de la « super-élite » de quelques élèves – la « botte » – appelés à rejoindre les trois grands corps administratifs. Tous les énarques avec qui j’ai parlé s’accordent à dire que ce système viciait le fonctionnement de l’école et en pourrissait l’atmosphère, empêchant que la débauche d’énergie dépensée par les élèves comme par l’Ecole à cette concurrence stérile fût consacrée à l’essentiel. Depuis vingt ans, maints observateurs et hauts fonctionnaires demandaient donc la suppression de la sortie directe dans les trois grands corps. Le principe en avait d’ailleurs été acté sous le quinquennat de François Hollande, mais son bras avait été retenu au dernier moment.

Emmanuel Macron a enfin pris cette décision indispensable qui devrait aussi concerner les autres corps d’inspection et de contrôle (IGA et IGAS). Dès lors, il serait judicieux, à la suite du nouveau système de sélection et de formation qu’il va bien falloir inventer, de créer un corps ou un cadre d’emplois unique d’administrateurs de l’Etat qui auraient vocation à être aussi bien affectés dans des emplois d’administration centrale, en préfectorale et dans les services déconcentrés, dans la diplomatie, dans les agences publiques. L’accès aux grands et moins grands corps de contrôle qui vont bien sûr perdurer en tant qu’institutions, se ferait, sur le modèle de l’école de guerre pour les officiers, vers 45 ans et après un nouveau passage d’une année de formation professionnelle dédiée au sein de l’institut de formation qui doit remplacer l’ENA.

Le fait même que l’accès au Saint des Saints des grands corps ne soit plus possible dès le début de la carrière détournera sans doute du futur concours d’accès à la haute fonction publique une certaine proportion de Rastignac qui s’orientaient non vers l’école d’administration de la République pour servir l’Etat, mais vers l’école supérieure du pouvoir pour s’auto-propulser vers les sommets de la politique et de l’économie. Cela libérera bien des places pour des profils de candidates et candidats des classes moyennes moins « capés ».

On pourrait même parachever l’aggiornamento en obligeant les futurs lauréats du concours à servir en position normale d’activité dans le corps des administrateurs d’Etat pendant les dix années de leur engagement à servir l’Etat, sans pouvoir ni être détachés en cabinet ministériel, ni comme parlementaire ou ministre, et sans pouvoir non plus partir « pantoufler » en remboursant les sommes, comme cela est possible pour l’heure.

Dès lors, il y a fort à parier que la petite mais si visible proportion de hauts fonctionnaires en politique et de « pantoufleurs » en entreprises se réduirait drastiquement… et qu’à due proportion s’éteindraient vite les critiques contre la haute fonction publique et son futur institut de formation, qui ne sera que la première école du Service public dont nul ne songera à demander davantage demain la suppression que l’on demande aujourd’hui celle de l’école de la santé publique de Rennes, des écoles de police, des IRA, de l’ENM ou des écoles militaires.

L’ENA se meurt, l’ENA est morte ! L’Etat demeure : il aura toujours besoin de grands commis bien choisis et bien formés.


Jean-Michel Eymeri-Douzans

Politiste, Professeur de science politique à Sciences Po Toulouse