Enseignement supérieur

De la réquisition de l’Université par l’appareil productif

Philosophe, Philosophe

Depuis au moins une dizaine d’années l’université semble soumise à l’esprit d’entreprise et à la concurrence : concurrence entre les universités, entre les établissements de l’enseignement supérieur et les universités, entre les laboratoires de recherche, entre les étudiants et – précipité par parcoursup – entre les futurs étudiants. Ce management des savants et des apprentis savants induit une certaine idée de ce quoi doit être le management du savoir : il s’agit d’être productif pour observer, à court terme, les rendements d’un investissement.

Le 21 février dernier, le Comité d’Administration de PSL, communauté regroupant plusieurs établissements parisiens (comme l’ENS, les Mines, l’ESPCI, ou encore Paris-Dauphine), annonçait la création votée d’un cursus de licence en partenariat avec la banque privée BNP Paribas, mécène du projet à hauteur de 8 millions d’euros. La licence nommée « Impact positif » se présente comme une formation pluridisciplinaire axée sur l’étude des « sciences du développement durable » dont le programme sera déterminé à partir des dix-sept Objectifs de Développement Durable (ODD) de l’ONU.

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L’évènement paraît banal à première vue et pourrait même paraitre réjouissant : l’université et un acteur majeur du système bancaire mondial semblent ici montrer leur volonté de soutenir par « la formation des générations futures aux objectifs du développement durable » une authentique vision alternative du monde, portée tant sur l’écologie que sur des revendications de justice sociale.

Ne soyons pas naïfs : par-delà la « com’ » institutionnelle et les effets d’annonce, l’alliance entre PSL et la BNP est révélatrice de plusieurs phénomènes qui, en vérité, ne prêtent guère à se réjouir.

La création de cette licence révèle, de façon inédite, une tendance fondamentale de l’histoire récente de nos institutions d’enseignement et de recherche. C’est en effet la première fois qu’un acteur privé s’introduit de manière aussi franche dans la vie de l’université française, qui jusqu’à présent revendiquait son indépendance financière à l’égard des acteurs privés. Certes, on pourrait croire qu’il ne s’agit que d’un mécénat qui laisserait en théorie le champ libre à l’université pour déterminer les formes et contenus des enseignements. Mais c’est manquer de voir combien cette mesure affecte les principes mêmes qui constituent notre idée de l’université, comme son ambition.

Les raisons de la colère

Depuis l’annonce de ce partenariat, une contestation très vive a émergé au sein des organisations étudiantes des institutions concernées et au-delà. Les discours critiques (qui se concentrent principalement sur les investissements douteux de la BNP) sont vifs et résolus. Ils manquent pourtant d’évoquer certains éléments décisifs qui éclairent, dans un horizon plus large, le sens de ce partenariat — comme la force de la logique institutionnelle qui passe en force, une fois de plus, devant les complaintes de la base étudiante.

L’un des principes auxquels en appelle cette contestation est « la liberté académique ». Or, parler de liberté académique, c’est réduire le danger (et le danger que représente un partenariat public privé comme celui entre PSL et la BNP) à la menace intellectuelle qui pèserait sur le contenu des enseignements et l’activité des enseignants.

Les protestataires font « comme si » la liberté académique était un fait qu’il nous faut défendre. C’est précisément le cœur du problème : le seul fait de cette ingérence privée dans l’université est le résultat d’un changement profond, qui prive de fondement l’idée même de liberté académique pensée comme autonomie, faculté de se donner à soi-même ses propres lois. Autrement dit, à bien considérer l’architecture de l’institution universitaire, nul n’aurait dû être surpris de ce partenariat, qui résulte non pas d’une décision ponctuelle mais d’un conditionnement global des institutions académiques dans leur rapport à l’État.

À partir de tous ces éléments, et avant de continuer l’analyse de cette logique institutionnelle, il est important de répondre à l’argument qui est systématiquement présenté à ceux qui s’opposent à de telles réformes : l’impératif pragmatique de trouver des financements, à l’heure où l’État a de moins en moins de moyens et où la concurrence académique internationale bat son plein.

L’argument du pragmatisme

Cet argument opère en réalité un renversement. Le manque de financements dans les universités est la conséquence d’un phénomène de plus vaste ampleur qui prépare le terrain aux financements privés dans l’université, et non, tel qu’il le présente, la cause des financements privés dans l’université. Ce phénomène peut s’énoncer en ces termes :  l’université n’apparaît plus comme le lieu d’un libre exercice et développement des savoirs, sans condition ni restriction aucune qui ne soit elle-même scientifique, mais comme un instrument au service de l’appareil d’État, lui-même défini en tant qu’organisation complexe dont l’action vise, d’abord et avant tout, le service de l’économie productive.

Le manque de financements dans les universités s’explique en effet pour l’essentiel par la massification de l’enseignement supérieur, qui fait pendant à la décision plus ancienne de changer les universités en centres de formation à destination du marché du travail. Là est l’origine des changements que nous constatons. Les politiques budgétaires qui ont été conduites dans les dix dernières années ont en outre largement contribué à la création des déficits que l’on entend combler par l’introduction de capitaux privés dans l’université. Depuis dix ans en effet l’investissement public dans les universités françaises n’a presque pas augmenté en valeur réelle, quand le nombre d’étudiants a augmenté de près de 20%. Une fois la massification opérée, et sans supplément de financement public, l’université ne peut éviter la crise ni refuser les solutions qu’on lui propose dans un contexte où l’on prône l’austérité budgétaire.

De telles évolutions reposent sur une définition des fins assignées à l’action étatique qui n’est ni véritablement neuve, ni contingente. En revanche, la conception de l’efficacité productive, prônant le remplacement de l’action publique par l’action privée, est neuve : elle émane de théories économiques dites néolibérales[1]. C’est la conjonction de ce phénomène plus ancien et de cet autre plus récent qui explique les mutations de l’université dont nous sommes aujourd’hui témoins. Le rappel de certains éléments d’histoire économique est nécessaire pour éclaircir la situation présente.

Le destin de l’université

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une exigence nouvelle s’est progressivement imposée à l’action étatique : intervenir dans l’activité économique de façon à permettre l’intégration de la majorité de la population dans la communauté des travailleurs (réaliser le plein emploi) en respectant des critères de justice variables selon les traditions nationales considérées. Ce sont là deux piliers de l’État providence. L’État doit permettre et faciliter la formation de travailleurs et susciter les conditions économiques qui leur permettraient d’obtenir un travail. La participation au « monde du travail productif » apparaît désormais comme la forme du « Bien », du « désirable » ; elle permet d’accéder à la « richesse ». Le contenu de cette production n’est pas en tant que tel un enjeu politique ; il importe seulement de l’accroître, selon des critères purement quantitatifs et abstraits. Nous connaissons bien l’antienne : augmenter la production, c’est « créer de l’emploi ». L’augmentation de la production en général apparaît donc comme la forme du « Bien politique » : la synthèse des aspirations individuelles au « Bien » est identifiée à la volonté de « participer au monde du travail productif ».

Cette exigence est devenue, depuis la fin des Trente glorieuses, particulièrement pesante et difficile à réaliser. C’est dans ce contexte conjoncturel que l’État développe progressivement d’autres modalités d’action. Dans le courant des années 1980-1990, l’apparition d’un chômage de masse d’un côté, la massification de l’enseignement secondaire de l’autre, ont créé les conditions d’un changement profond orienté par la nouvelle « science de l’action étatique »[2] émergeant des théories néo-libérales : l’université se trouve désormais intégrée au complexe institutionnel étatique visant à créer les conditions de l’emploi. Si en effet le « Bien politique » est appréhendé comme « participation au marché du travail », et si par ailleurs il incombe à l’État la charge et le devoir d’éduquer à un tel bien, de préparer les jeunes citoyens à vivre dans le « monde » ainsi réduit à sa sphère productive, il en résulte nécessairement, de manière plus ou moins précipitée, dans un contexte de crise économique, une redéfinition des fins assignées aux établissements d’enseignement et à nos universités.

Les théories néo-libérales apportent de quoi confirmer et accentuer cette tendance en la légitimant théoriquement : elles prescrivent de redéfinir radicalement la fonction de l’université, parmi d’autres institutions, pour mieux servir l’impératif de production. Cette production est aujourd’hui assurée, pour l’essentiel, par le secteur privé, que l’on pense être l’unique origine et catalyseur de la dynamique productive. Par conséquent, la vie à laquelle l’université doit désormais préparer les étudiants est le travail, et plus précisément le travail en entreprise privée en vue de la production. Dans le cas contraire, l’université apparaîtra (et apparaît déjà dans certains discours) comme « cause de chômage », et donc comme une institution défaillante produisant le « mal politique ».

L’université aujourd’hui

Le sens de la vie universitaire est ainsi radicalement altéré et l’université devient de fait une nouvelle région de l’économie, qui constitue la texture même de la vie sociale globale. Elle est un lieu de « production », production du savoir, et un lieu de formation de « compétences » en vue du marché du travail.

Cette surdétermination par les catégories économiques fondamentales (production, concurrence libre et non faussée, compétence, efficience, marché) expose la vie universitaire à des phénomènes relativement nouveaux : la concurrence généralisée moyennant l’institution de marchés du travail académique ; la volonté formelle de reconnaissance sur de tels marchés de la part des enseignants et chercheurs, qui doivent savoir traduire leur activité de recherche en skills  et en  achievements ; la course à la maximisation de la production académique considérée comme l’expression d’une plus grande force productive (c’est l’inflation, proprement loufoque, de la production universitaire qu’encouragent les classements internationaux auxquelles on se soumet sans questionner, ici encore, l’idée de l’éducation qu’ils impliquent) ; autant de nouvelles modalités de production du savoir, qui ne reposent ni sur le sens du savoir et de la recherche ni sur l’intérêt propre des étudiants, mais sur des impulsions technocratiques qui génèrent progressivement une véritable cybernétique du travail académique. Cette cybernétique signe l’arrêt de mort de toute science véritable et lui substitue des productions scientifiques factices et morcelées.

C’est ainsi que des sujets de thèse, et plus généralement des projets de recherches, sont « mis en concours », avec à la clef des financements alléchants mais toujours ponctuels, en récompense d’une performance productive. Les institutions étatiques deviennent de véritables « impulseurs » de la production du savoir ; cette production ne s’inscrit pas dans le temps long de la recherche scientifique véritable mais dans le temps bref d’un investissement qui exige in fine de percevoir son rendement. Les universitaires sont de la sorte contraints de développer des nouvelles dispositions et comportements, ceux de compétiteurs sur un marché à conquérir.

Dans ce contexte général, la connaissance elle-même en vient à se capitaliser, et change pour ainsi dire d’essence. La meilleure expression de ce nouveau statut de la connaissance universitaire est l’usage irréfléchi et irrationnel qui est fait, ici et là, des classements internationaux que nous avons mentionnés, et qui reposent sur des critères purement formels. S’il y a classement, c’est qu’il y a concurrence ; s’il y a concurrence,  c’est qu’il y a marché. Se faire valoir sur un marché, c’est être susceptible d’attirer toutes sortes de capitaux (humain, financier, symbolique) ; c’est donc être en situation d’accroitre encore sa vertu productive. Ceci explique aussi par ailleurs la raison pour laquelle nous assistons depuis près d’une décennie à des vagues de fusions entre établissements universitaires ou d’enseignement supérieur. La fusion n’a pas d’autre fin que de faire mieux paraître dans les classements internationaux, c’est-à-dire de permettre l’expression d’une plus grande force productive mesurée avec les indicateurs qui structurent ces classements. Ces fusions sont aussi l’occasion de restructurer les établissements universitaires, pour mieux les faire correspondre à la représentation d’une institution d’enseignement efficace, avec comme effets notoires la redéfinition contrainte de maquettes d’enseignement, la suppression de postes (principalement dans les SHS), des coupes budgétaires ici et là, l’institution de nouvelle règles d’attribution de bourses et de financements pour les travaux universitaires que nous avons déjà évoquée.

Un tel système universitaire, structuré par une fonction de production d’une espèce nouvelle, interroge sur le sens du savoir et l’authenticité des connaissances qu’on veut partager. Il interroge l’idée même de la recherche universitaire comprise comme recherche de la vérité. Celle-ci semble fonctionner « à vide » : l’université n’a plus de réalité substantielle, mais c’est une forme de production parmi d’autres.

Que faire ?

Avec de tels fondements, les mesures comme celle prise par PSL, en partenariat avec la BNP,  donnent peu de champ aux solutions alternatives. Il semble impossible en l’état des choses, c’est-à-dire en absence de changement politique conséquent, de faire vivre une idée de l’université (et une manière d’habiter celle-ci) qui envisage, d’abord et avant tout, l’éducation comme exigence de vérité et comme partage de cette exigence.

La recherche de la vérité suppose une toute autre disposition que la précipitation budgétaire et ces manières de forcer l’action par des automatismes bureaucratiques; elle suppose une autonomie réelle de l’activité scientifique vis-à-vis des intérêts de l’État, et a fortiori des acteurs privés. Dans le système présent, c’est au contraire l’intérêt productif qui sert de déterminant et de critère pour faire le partage entre la recherche « utile » et celle qui ne l’est pas.

Il est en revanche possible et souhaitable que l’université – et quiconque s’intéresse au devenir des institutions qui en porte le nom – prenne au sérieux ces problèmes, qu’elle s’efforce de concevoir aussi bien des stratégies de résistance protéiformes que des modalités de conciliation possibles entre le service du savoir et la nécessité d’intégrer les impératifs de formation débouchant sur l’activité productive.

En particulier, il est urgent et décisif de construire de nouvelles institutions publiques d’encadrement et d’orientation de l’investissement privé dans l’université, avec des conditions strictes fixées par les universitaires de façon indépendante ; il est également urgent de poser des exigences qui pourraient contraindre l’investissement productif à contribuer aussi aux formes de réalisations et de recherches jugées improductives : littérature, philosophie, sciences de l’antiquité, sociologie, et bien d’autres encore, qui ne peuvent créer de richesses économiques que de manière accidentelle, et qui ne peuvent se réduire, en aucun cas, à cette fin.


[1] Il faut prendre soin de distinguer nettement ces dernières théories, des théories libérales, ou ultra-libérales. Les premières s’inscrivent dans un paradigme biologique darwinien de la vie humaine et sociale et prescrivent un ensemble d’impératifs pour adapter les individus à leur milieu de vie ; les secondes promeuvent une vision optimiste de l’efficacité spontanée des marchés pour régler les rapports économiques. Pour ces néolibéralismes, la vertu des institutions et des individus consiste dans la capacité d’adaptation aux changements qui affectent l’environnement économique et social. Les acteurs socioéconomiques doivent être soumis à des impératifs d’adaptation et de changement qu’il revient à l’État de mettre en œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, en s’appuyant sur un gouvernement savant et technicien, sans quoi la société risquerait de devenir inadéquate à son environnement — l’évolution de la « vie » serait alors empêchée. L’un des instruments majeurs de cette adaptation est la mise en concurrence des acteurs par la création généralisée de marchés visant à réaliser l’idéal d’une « concurrence libre et non faussée ». Le marché, avec la rationalité instrumentale et individualiste qu’il implique, est ainsi appelé à devenir, par voie d’imposition, d’éducation et d’incitation, la structure générale définissant les possibilités d’action et de relation dans la société, puisqu’il représente le seul instrument capable de déterminer un critère d’« utilité pour la vie ». Pour une étude plus approfondie des théories néolibérales, voir l’ouvrage synthétique de Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique.

[2]  Ou « Nouvelle gestion publique ». Sur les effets directs de cette inspiration libérale dans l’université (en termes de pratiques « managériales », de compétition entre enseignants et entre universités etc.) voir ici et ici. Notons qu’une pétition sur le sujet fut signée en 2011 par plusieurs universitaires.

Alexandre Derot

Philosophe, Doctorant en philosophie

Yoen Qian-Laurent

Philosophe, Doctorant en philosophie

Notes

[1] Il faut prendre soin de distinguer nettement ces dernières théories, des théories libérales, ou ultra-libérales. Les premières s’inscrivent dans un paradigme biologique darwinien de la vie humaine et sociale et prescrivent un ensemble d’impératifs pour adapter les individus à leur milieu de vie ; les secondes promeuvent une vision optimiste de l’efficacité spontanée des marchés pour régler les rapports économiques. Pour ces néolibéralismes, la vertu des institutions et des individus consiste dans la capacité d’adaptation aux changements qui affectent l’environnement économique et social. Les acteurs socioéconomiques doivent être soumis à des impératifs d’adaptation et de changement qu’il revient à l’État de mettre en œuvre dans tous les domaines de la vie sociale, en s’appuyant sur un gouvernement savant et technicien, sans quoi la société risquerait de devenir inadéquate à son environnement — l’évolution de la « vie » serait alors empêchée. L’un des instruments majeurs de cette adaptation est la mise en concurrence des acteurs par la création généralisée de marchés visant à réaliser l’idéal d’une « concurrence libre et non faussée ». Le marché, avec la rationalité instrumentale et individualiste qu’il implique, est ainsi appelé à devenir, par voie d’imposition, d’éducation et d’incitation, la structure générale définissant les possibilités d’action et de relation dans la société, puisqu’il représente le seul instrument capable de déterminer un critère d’« utilité pour la vie ». Pour une étude plus approfondie des théories néolibérales, voir l’ouvrage synthétique de Barbara Stiegler, « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique.

[2]  Ou « Nouvelle gestion publique ». Sur les effets directs de cette inspiration libérale dans l’université (en termes de pratiques « managériales », de compétition entre enseignants et entre universités etc.) voir ici et ici. Notons qu’une pétition sur le sujet fut signée en 2011 par plusieurs universitaires.