Société

Liberté, égalité, sexualité

Philosophe

Sommes-nous en train de vivre une véritable révolution sexuelle ? La question peut surprendre, tant l’expression est associée à mai 68. Mais après la réappropriation des corps, par la conquête du droit à la contraception et à l’avortement, se profilent d’autres enjeux de lutte : contre les violences, contre un système sexuel hétérocentré, pour le plaisir. La question est éminemment politique, elle annonce un monde nouveau, où les individus vivraient une sexualité gratifiante et épanouissante parce qu’enfin libre et égalitaire.

Pour qui est âgé de moins de trente ans, le phénomène relève de l’évidence quotidienne, pour les autres, il devient difficile de ne pas le repérer : il se passe aujourd’hui quelque chose d’important dans le champ de la sexualité. Les initiatives consacrées aux organes génitaux, au plaisir et aux modalités plurielles de la rencontre des corps se succèdent à un rythme effréné et joyeux. Plateformes et blogs, fils et comptes dédiés, chroniques et podcasts, applis et tutos, ateliers théoriques et pratiques, essais et bandes dessinées, spectacles et séries télévisées, l’offre est si abondante que l’on envie les personnes qui entrent dans leur vie sexuelle emportées dans un tel flux d’informations et d’expériences partagées.

Si le rythme de ces propositions s’est récemment accéléré et si leur écho résonne fortement désormais, la dynamique n’est cependant pas toute nouvelle. C’est au début des années 2010 que s’est enclenché ce que j’appelle, dans Le corps des femmes. La bataille de l’intime, « le tournant génital du féminisme ». De façon disséminée et presque insidieuse, une nouvelle génération s’empare alors de sujets corporels qui ont en commun de concerner la génitalité féminine. Si la sexualité est investie de façon pionnière, c’est par les règles que la publicisation des thématiques intimes se fera d’abord : baisse de la TVA sur les produits de protection hygiénique, première campagne nationale sur l’endométriose, débat sur la toxicité des tampons, succès de la cup et des culottes menstruelles, publication d’une série d’ouvrages dédiés, le sang menstruel devient visible, politique donc.

Le clitoris peut alors faire lui aussi son « apparition ». Étudié scientifiquement de façon très tardive (première description anatomique exacte en 1998, première échographie complète en 2007, première modélisation en 3D en 2016), l’organe fait désormais l’objet d’une multitude d’entreprises de réappropriation qui bénéficient de l’effet de démultiplication virale des réseaux sociaux. La question du plaisir féminin est investie sans plus de détours, les tabous tombent les uns après les autres. Les orgasmes féminins sont explorés et c’est la vieille dichotomie freudienne clitoridien/vaginal qui explose, la simulation et les douleurs pendant les rapports sont abordées et c’est l’insatisfaction sexuelle que l’on discute, les modalités prostatiques du plaisir masculin sont expliquées et c’est l’hétéronormativité des scripts sexuels que l’on déconstruit.

La véritable révolution, ce sont les féministes qui l’enclenchent en investissant leurs corps sexuels dans le partage d’expériences et en conquérant les droits à la contraception et à l’avortement.

Par-delà l’effervescence militante et l’engouement médiatique, on peut se demander si nous sommes en train de vivre une véritable révolution sexuelle. La formule résonne comme un écho, n’avait-elle pas déjà eu lieu ? N’était-ce pas le projet explicite des militant·e·s de mai 1968 qui écrivaient sur les murs de la Sorbonne : « Plus je fais l’amour, plus j’ai envie de faire la révolution. Plus je fais la révolution, plus j’ai envie de faire l’amour ». Que se passe-t-il aujourd’hui de si nouveau ? En quoi la dynamique contemporaine peut-elle être qualifiée de révolutionnaire ? Si l’adjectif renvoie à l’idée d’une émancipation décisive placée sous le double signe de la liberté et de l’égalité, alors on peut l’observer, la révolution sexuelle aura connu deux époques, chacune correspondant à l’un de ces deux idéaux.

Dans les années 1970, tout se concentre sur le versant de la liberté : il s’agit de s’affranchir des contraintes et des normes qui encadrent et restreignent la sexualité. Une série d’initiatives lancées par des hommes partent du constat d’une misère sexuelle généralisée et d’une répression institutionnalisée pour en appeler à extirper la sexualité du cadre conjugal hétérosexuel au nom de sa contribution à l’épanouissement tant psychologique que social des individus.

Mais la véritable révolution, ce sont les féministes qui l’enclenchent en investissant leurs corps sexuels dans le partage d’expériences (Our Bodies, Ourselves) et en conquérant les droits à la contraception et à l’avortement. Par-delà l’émancipation domestique ainsi rendue possible, c’est la perspective d’une vie sexuelle enfin libre qui se dessine. Débarrassées de l’angoisse immémoriale de la grossesse, les femmes vont pouvoir vivre une sexualité dissociée de la procréation comme de la conjugalité. On aurait pu en déduire qu’une porte allait s’ouvrir grand sur la satisfaction du désir et l’accès au plaisir, les choses n’ont pas été si simples.

Sans entrer dans les débats historiographiques relatifs au mythe que serait en fait la « révolution sexuelle », il faut en convenir, le bouleversement annoncé a été circonscrit à la disjonction de la vie reproductive et de la vie érotique. La rupture est d’ampleur anthropologique pour les femmes qui peuvent se projeter dans une existence non-maternelle et aspirer à une véritable autonomie, mais elle a finalement produit peu d’effets sur le versant proprement sexuel. Quoique affranchies de la condition subordonnée qui était la leur en tant que sujets définis d’abord par leur nature procréatrice, les femmes n’ont pas connu la libération promise dans le domaine intime de la sexualité qui est resté le lieu par excellence de la domination masculine. C’est le paradoxe d’une évolution profondément émancipatrice qui a permis de faire éclater l’ancien cadre patriarcal tout en maintenant les mécanismes ancestraux de la prise masculine sur les corps féminins.

Pourquoi la revendication d’une sexualité égalitaire prend-elle aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, une telle ampleur ?

Déployée à une échelle quasi planétaire à partir de l’affaire Weinstein, la publicisation des violences sexuelles a révélé ce que les femmes savent depuis toujours : leurs corps sont à disposition, non seulement désirés, mais convoités, souvent appropriés, parfois violentés. Ils le sont depuis l’aube des temps, ils n’ont jamais cessé de l’être et ils le demeurent par-delà la rupture de la « libération des femmes ». Avec le mouvement #metoo, nous avons compris que la dynamique initiée par le féminisme de la Deuxième vague s’était arrêtée au seuil de l’intime. Égales sur le plan des principes, libres dans bien des aspects concrets de leur vie sociale,  les femmes sont toujours susceptibles d’être rabaissées et dominées dès lors qu’il s’agit de sexualité.

On peut ainsi analyser la réappropriation des sujets génitaux par les féministes des années 2010 comme une relance du projet de révolution sexuelle sur le versant de l’égalité. Les revendications visent directement la hiérarchie implicite qui continuait de structurer les rapports entre les femmes et les hommes : d’un côté, celles qui attendent, reçoivent, subissent et se soumettent, de l’autre, ceux qui choisissent, prennent, pénètrent et dominent. Ce sont ces représentations, ces normes et ces injonctions relatives à une sexualité conçue au prisme de l’hétéronormativité phallocratique qui sont aujourd’hui rejetées.

À commencer par la circonscription du rapport sexuel à l’accouplement entre un homme et une femme soit, techniquement, la pénétration d’un vagin par un pénis jusqu’à éjaculation, point paroxystique et définitif de la relation. Toute autre modalité d’accès au plaisir est considérée au mieux comme secondaire (la masturbation) ou préparatoire (les fameux préliminaires), au pire comme illégitime voire illégale (l’homosexualité). Il faudrait pouvoir faire ici l’histoire de la sexualité au prisme du pouvoir et de la domination masculine à laquelle maint·e·s théoricien·ne·s se sont attelées (Michel Foucault, Monique Wittig, Thomas Laqueur, Judith Butler, pour n’en citer que quelques-un·e·s). Nous allons nous contenter d’essayer de comprendre pourquoi la revendication d’une sexualité égalitaire prend aujourd’hui, et aujourd’hui seulement, une telle ampleur.

Trois étapes théoriques et militantes ont été nécessaires avant qu’on puisse en arriver là. C’est d’abord, on l’a vu, la rupture de la libération sexuelle, quand les femmes ont pris le contrôle sur leurs corps procréateurs, s’extirpant du cadre de la reproduction et de la conjugalité obligatoires. C’est ensuite le combat pour la reconnaissance de toutes les sexualités et pour les droits des personnes LGBTQI+. Il est porté par le mouvement de déconstruction des stéréotypes sexuels et genrés que rendent possible les Gender studies. Avec la théorisation de la notion de genre comme sous-bassement des rapports de pouvoir hétéronormés et le développement de la performativité queer, d’autres formes et d’autres valeurs en termes de sexualité deviennent visibles et, surtout, légitimes.

C’est enfin la lutte contre les violences faites aux femmes qui connaît une relance spectaculaire à partir de 2017. En rendant publiques la permanence et la fréquence des agressions sexuelles dans nos sociétés occidentales, le mouvement #metoo révèle ce fait d’évidence, pour les femmes, que leur corps demeure le premier et l’ultime bastion de la domination masculine et qu’elles partagent une commune condition sexuelle placée sous le signe de la vulnérabilité, entendue comme « exposition » bien plus que comme « fragilité ». Est alors engagé un processus décisif de redéfinition de la sexualité au prisme du consentement, c’est-à-dire fondée sur le principe d’une reconnaissance circulaire de la singularité du désir de l’autre.

C’est au système séculaire de hiérarchisation sexuelle que nous devons le gap orgasmique qui est aujourd’hui en voie d’être comblé.

Au terme de ces étapes qui sont autant de combats, le système sexuel hétérocentré s’est trouvé remis en cause dans ses fondements mêmes : assignation des femmes à la procréation, négation des sexualités non reproductives, stigmatisation des personnes non-hétéros et non-binaires, tolérance des violences sexuelles. C’est sur cette base que l’appropriation par les femmes de la question du plaisir est devenue possible. En réclamant de pouvoir explorer librement leur sexualité et jouir pleinement de leurs corps, elles s’attaquent aux représentations hiérarchiques et inégalitaires qui prévalaient jusque-là pour définir un nouveau cadre sexuel qui ne repose plus sur le présupposé de l’antériorité et de l’impérativité du désir masculin, qui considère les femmes comme des sujets de désir libres de choisir et leurs partenaires et les modalités de leur vie érotique, qui reconnaisse enfin la diversité des sexualités et de leurs pratiques. Lancé dans les années 1970, l’appel à « jouir sans entraves » résonne aujourd’hui fortement et partout.

Toute la question est désormais de savoir si nous saurons prolonger cet élan en l’approfondissant. L’explosion d’une sex-pop-culture et d’une SexTech inventive produisent des effets parfois contre-productifs. On peut par exemple s’inquiéter de ce que l’engouement pour le clitoris entraîne de nouvelles injonctions fondées sur le socle du plaisir clitoridien. Ainsi que le rappelle la réalisatrice Ovidie, les femmes peuvent jouir de maintes façons, par stimulation de maints organes (col de l’utérus, point G, seins, anus…) voire même sans stimulation. Si les inégalités dans l’accès au plaisir ne relevaient que de la méconnaissance physiologique, tout serait très simple. C’est au système séculaire de hiérarchisation sexuelle que nous devons le gap orgasmique qui est aujourd’hui en voie d’être comblé. Dans ce domaine comme ailleurs, la prééminence du plaisir masculin a été synonyme de minoration du plaisir féminin, voire de sa répression.

Voilà pourquoi la révolution sexuelle est politique, elle annonce un monde nouveau, un monde où les individus vivraient une sexualité gratifiante et épanouissante parce qu’enfin libre et égalitaire. Nous en sommes à son étape éruptive qui est aussi un moment élitaire. L’ouverture des possibles sexuels ne concerne encore qu’une fraction de la population, plutôt jeune, urbaine et connectée. Il nous reste à accomplir le virage de l’inclusivité pour prolonger la dynamique émancipatrice dans toutes les strates de la société et considérer les problématiques spécifiques aux personnes dont la situation sociale, la santé, l’origine, l’apparence, constituent des obstacles à l’épanouissement sexuel dont nous n’avons même pas l’idée.


Camille Froidevaux-Metterie

Philosophe, Professeure de science politique et chargée de mission égalité à l’Université de Reims Champagne-Ardenne

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Féminisme