Le piège épistocratique – libéralisme vs populisme 2
Le consensus néolibéral autour duquel, par-delà l’ancien clivage gauche-droite, gravitent depuis quelques années les gouvernants, nourrit une tendance qui est corrélative de la dimension post-politique du nouveau clivage qui oppose aujourd’hui le populisme aux tenants d’une société ouverte et libérale. Cette tendance, à laquelle je faisais allusion pour conclure le premier volet de cette étude, érige l’expertise au rang d’acteur fondamental du nouveau clivage. La philosophie politique anglo-saxonne lui a donné un nom : l’épistocratie.
Elle est fondamentale dans la mesure où les gouvernants, pour mieux disqualifier l’adversaire et justifier l’adaptation du droit aux contraintes du marché, se parent de la neutralité du savoir en se disant pragmatiques. Pour bien saisir cette instrumentalisation du savoir scientifique par le discours néolibéral, un détour s’impose pour définir la notion d’épistocratie. L’étymologie de cette notion, largement diffusée en Amérique du nord mais très peu usitée en Europe continentale, renvoie à l’idée d’un pouvoir (cratos) exercé par les détenteurs du savoir scientifique (épistémè). Le terme pourrait ainsi servir à désigner un mode de gouvernement susceptible de rentrer dans la typologie des régimes politiques à la même enseigne que la démocratie, l’aristocratie ou la monarchie. C’est ainsi que certaines dérives contemporaines de la démocratie ont donné raison aux tenants de l’épistocratie.
La montée du populisme en Europe, le vote populaire en faveur du Brexit, l’accession de Donald Trump à la Maison Blanche ou l’élection de Jair Bolsonaro au Brésil ont été attribués, pour partie, aux effets néfastes des fake news diffusées sur le web et ont conduit certains auteurs américains à l’instar de Bryan Caplan ou de Jason Brennan, à s’interroger, à l’heure de la post-vérité, sur les failles du vote démocratique. Jason Brennan mettait en doute la fonction épistémique de la démocratie et se demandait si le peuple était suffisamment armé pour traiter l’information et prendre, en conséquence, de bonnes décisions. Si Platon revenait parmi nous, il validerait ces doutes en écrivant une allégorie de la caverne numérique pour montrer que dans la démocratie, le peuple ne vote qu’en fonction de préjugés qu’il tient indûment et dangereusement pour la vérité.
L’épistocratie est donc une forme d’aristocratie intellectuelle et s’oppose au concept de démocratie car elle exclut la nécessité d’en recourir au peuple pour faire les lois.
Platon est en effet le philosophe emblématique de l’idéal épistocratique. L’illustre fondateur de l’Académie est connu pour sa critique de la démocratie dont il pensait qu’en accordant le pouvoir au plus grand nombre, elle était exposée aux dérives de l’opinion qui n’est pas, contrairement à la connaissance, la voie d’accès privilégiée à la vérité. C’est que l’opinion, fruit d’une perception subjective du monde, est génératrice de préjugés quand la connaissance, au contraire, est parée du sceau de l’objectivité. Mais l’optimisme épistémologique de l’idéal épistocratique suppose que la connaissance de vérités morales et éthiques n’est pas donnée à tous et n’appartient, selon Platon, qu’aux seuls individus « éclairés ».
Dans l’absolu, l’épistocratie est donc une forme d’aristocratie intellectuelle[1] et s’oppose au concept de démocratie car elle exclut la nécessité d’en recourir au peuple pour faire les lois. Platon estimait dès lors souhaitable, dans La République, de confier le pouvoir aux philosophes. L’optimisme épistocratique, qui consiste à faire confiance en la raison dans le champ éthico-moral, ne reconnaît donc aucune vertu épistémique à la démocratie et part du postulat que la connaissance serait capable de produire une éthique objective quand l’opinion, au contraire, ne permettrait pas d’accéder à une quelconque vérité axiologique.
L’épistocratie est une forme d’élitisme anti-démocratique auquel est totalement étrangère, en revanche, la philosophie d’Emmanuel Kant. Le penseur de Königsberg considère en effet que la raison pratique qui, elle seule, est génératrice de la loi morale universelle, relève du sujet transcendantal que chacun d’entre nous, expert ou non, est susceptible d’être. Il est convaincu que cette raison pratique n’est pas réductible à la raison théorique et que dès lors, il n’est nul besoin de connaître les phénomènes, causalement déterminés dans le temps et dans l’espace, pour déterminer ce qui est moralement bon. Pour Kant, écrit Ferdinand Alquié, « l’évidence des principes moraux n’est pas une évidence mathématique ».
Or, l’idéal épistocratique attribue étrangement à la raison théorique – celle de l’expert – mobilisée pour connaître ce qui est, l’aptitude à nous dire objectivement ce qui doit être. Voilà pourquoi la méta-éthique cognitiviste dont il relève n’est pas démocratique.
Certes aujourd’hui, le suffrage démocratique pour désigner les gouvernants étant devenu un acquis irréversible des sociétés modernes, l’épistocratie n’est pas envisageable dans sa pureté conceptuelle. Il est en effet difficile de trouver dans l’histoire occidentale une phénoménologie de l’épistocratie. Partout dans le monde, se tiennent des élections qui permettent de déléguer le pouvoir à des représentants et quand bien même certains régimes qui organisent de telles procédures ne sont que des démocraties de façade, aucune Constitution ne confère explicitement le pouvoir à des savants en dehors de tout processus électoral. Ce vocable, introduit par des auteurs nord-américains, tient lieu plutôt de concept qui permet de s’interroger sur le statut de la vérité dans le débat démocratique.
L’idée démocratique, qui consiste à confier le pouvoir au peuple, résulte en effet d’une approche sceptique des valeurs aux termes de laquelle la raison étant incapable de définir ce qui est juste en soi, la légitimité d’un commandement ne peut reposer que sur l’autorité. En démocratie, cette autorité est celle de la majorité des suffrages. L’épistocratie exprime au contraire une forme d’optimisme épistémologique en vertu duquel la raison serait capable de produire des vérités en termes éthique et moral. Mais derrière cet optimisme épistémologique, qui affiche une conception cognitiviste des valeurs selon laquelle l’usage de la raison permet de connaître des vérités politiques, se cache une démarche prescriptive destinée à faire passer pour vrai un idéal normatif qui n’est, par définition, ni vrai ni faux. Telle est la fonction du sophisme épistocratique qui est un mode de justification normative auquel le pouvoir politique, fût-il élu, peut avoir recours pour justifier ses décisions.
En quoi consiste-t-il ? Pour bien le comprendre, il faut distinguer, comme le fait Emmanuel Kant, la raison théorique (celle du savant) et la raison pratique (celle du politique). La première est mobilisée dans le cadre d’une activité de connaissance des phénomènes dont est structuré le monde quand la seconde, au contraire, se déploie au service de la production d’idéaux régulateurs, comme la liberté, destinés à le réguler. C’est une raison qui relève, dans la philosophie kantienne, d’un renouveau métaphysique consistant non plus à prétendre connaître ce qui n’est pas connaissable et à se perdre dans des quêtes stériles sur la question de l’existence de Dieu, mais à produire des énoncés d’ordre moral et déontique érigés au rang de valeurs universelles comme l’atteste la notion d’impératif catégorique ou le concept de liberté.
Une majorité politique, invoquait les données de la science pour cautionner, une politique de l’offre destinée en réalité à satisfaire les exigences de lutte contre les déficits imposés par Bruxelles.
Ces concepts ne relèvent pas du monde empirique car l’anthropologie (la raison théorique du savant) nous enseigne par exemple que le concept de libre arbitre n’est pas de ce monde. C’est une fiction que la raison pratique a forgée pour faire comme si nous étions libres afin d’instituer le principe de responsabilité et construire une société viable. La raison pratique (celle du politique), qui fabrique des concepts a priori, c’est-à-dire des fictions indépendantes de toute expérience, est donc elle-même pourvoyeuse de normes. Or, la raison que mobilise l’idéal épistocratique au service du néolibéralisme à l’appui de ses énoncés normatifs n’appartient pas à cet univers métaphysique et ne saurait, dans ces conditions, revendiquer une quelconque propriété normative. Assise sur des données chiffrées, quantifiables et vérifiées par des experts en science économique, elle s’intéresse au monde des phénomènes repérables hic et nunc et, à défaut de ressortir du monde nouménal de la morale, relève bel et bien de l’entendement. C’est une raison théorique qui fonde ses énoncés sur l’expérience.
Dans la mesure où le néolibéralisme produit pourtant un idéal normatif, celui notamment de la dérégulation du marché du travail, de la lutte contre les déficits publics ou de l’allégement des taxes qui frappent les revenus du capital, il y a dès lors tout lieu de constater au sein de son discours, un dévoiement de la raison théorique par la raison pratique et une inférence que réprouve la loi de Hume dont on rappellera qu’elle interdit toute dérivabilité normative à partir de prémisses indicatives[2]. Cette inférence est au cœur du sophisme épistocratique qui est un mode de discours érigeant la science au rang de source normative. C’est d’ailleurs une instrumentalisation de la climatologie (raison théorique) pour justifier une taxe sur le prix du carburant en vue de combler le manque à gagner budgétaire imputable à la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune qui a déclenché le mouvement des « gilets jaunes ». Une majorité politique, prétendument affranchie du vieux clivage gauche/droite, invoquait les données de la science pour cautionner, derrière l’alibi écologique, une politique de l’offre destinée en réalité à satisfaire les exigences de lutte contre les déficits imposés par Bruxelles.
Ce fameux greenwashing qui consiste à peindre en vert une politique néolibérale qui ne s’assume pas comme telle, est la parfaite illustration de l’instrumentalisation du savoir au service du pouvoir : un procédé rhétorique est mobilisé pour donner à une politique les apparences de la rationalité en l’habillant derrière le paravent commode d’une vérité scientifique. Les « gilets jaunes » n’étaient pas dupes et obtinrent rapidement le retrait de ces taxes. Ils eurent à faire face à un pouvoir post-politique qui, au fond, est caractéristique de la gouvernance contemporaine.
On le voit, quand bien même l’épistocratie n’existe pas comme régime politique formellement reconnu, elle demeure le réflexe intellectuel de toute pensée politique qui cherche à parer du sceau de la science ses propres convictions idéologiques. Elle a même connu dans l’histoire ses propres dérives monstrueuses. C’est ainsi que les juristes nazis se sont réclamés de la biologie pour légitimer la législation raciale du IIIe Reich, comme l’a bien démontré Johann Chapoutot selon qui le droit nazi fut une « biologie appliquée ». Dans ce cas de figure extrême, le politique instrumentalisa la science, par l’intermédiaire de ses juristes affidés, afin de parer ses monstrueuses initiatives du sceau de la vérité.
Le discours néolibéral actuel invoque le statut scientifique de la discipline pour soustraire ses thèses au débat démocratique.
Dans un tout autre registre, des politiques néolibérales qui incarnent aujourd’hui une certaine vision du monde économique sont revendiquées au moyen d’arguments qui laissent entendre que leurs adversaires nient l’évidence scientifique. À titre d’exemple, Pierre Cahuc et André Zylberberg considèrent que la science économique étant devenue une science expérimentale analogue à la biologie[3], le fait de s’opposer aux politiques libérales de réduction des déficits budgétaires et de dérégulation du marché du travail relève, selon eux, du négationnisme. Les auteurs feignent de croire que la science économique est neutre et éludent sa nature conflictuelle. Ils n’ignorent pourtant pas que de Keynes à Hayek, des néoclassiques à Schumpeter, aucun économiste n’a préconisé les mêmes politiques publiques. Le terme de « science économique » constitue d’ailleurs lui-même un sophisme dans la mesure où chaque école prescrit une certaine façon de produire et répartir la richesse.
Or, le discours néolibéral actuel invoque le statut scientifique de la discipline pour soustraire ses thèses au débat démocratique comme l’avait tenté Margaret Thatcher derrière son fameux slogan There is no alternative. On retrouvera ce raisonnement chez Emmanuel Macron qui affirmait, alors jeune ministre de l’économie, que « l’autre politique », celle qui ne s’inscrit pas dans le paradigme ordo-libéral qu’impose la Commission de Bruxelles aux pays membres de l’Union européenne, était une « illusion ». Voici que « l’autre politique » se voit implicitement assigner le statut pragmatique d’erreur scientifique au détour d’une phrase symptomatique d’une culture qui nie l’essence du politique au sens que lui prêta Julien Freund pour qui, à l’inverse de la sphère privée dominée par la nécessité, la sphère publique est normalement le lieu de l’échange, de la liberté voire de l’irrationalité.
Tout se passe comme si la politique devait devenir une science. Tel fut le rêve épistocratique cultivé par Victor Hugo au XIXe siècle : « Toute l’éloquence humaine dans toutes les assemblées de tous les peuples et de tous les temps peut se résumer en ceci : la querelle du droit contre la loi. Cette querelle, et c’est là tout le phénomène du progrès, tend de plus en plus à décroître. Le jour où elle cessera, la civilisation touchera à son apogée, la jonction sera faite entre ce qui doit être et ce qui est, la tribune politique se transformera en tribune scientifique ; fin des surprises, fin des calamités, des catastrophes, on aura doublé le cap des tempêtes ; il n’y aura, pour ainsi dire, plus d’évènements (…), plus de disputes, plus de fictions, plus de parasitismes ; ce sera le règne paisible de l’incontestable ; on ne fera plus les lois, on les constatera ; les lois seront des axiomes ; on ne met pas aux voix deux et deux font quatre ; le binôme de Newton ne dépend pas d’une majorité ; il y a une géométrie sociale ; on sera gouverné par l’évidence ; le code sera honnête, direct, clair ; ce n’est pas pour rien qu’on appelle la vertu, la droiture (…). Grâce à l’instruction substituée à la guerre, le suffrage universel arrivera à ce degré de discernement qu’il saura choisir les esprits ; on aura pour parlement le concile permanent des intelligences ».
Cette exaltation naïve du rôle normatif de la science, au cœur d’un XIXe siècle où émergèrent les sciences humaines dans le prolongement de l’optimisme épistémologique de Condorcet, n’était pas sans rappeler l’idéalisme platonicien assignant au philosophe la fonction politique du prince. Mais dans l’esprit de Victor Hugo, il s’agissait alors d’une utopie nourrie par le positivisme d’Auguste Comte. Aujourd’hui, l’essoufflement du clivage libéralisme-socialisme (et son remplacement par celui qui oppose le libéralisme au populisme) que Fukuyama a pu considérer, d’un œil optimiste, comme annonciateur de la fin de l’histoire et de la politique révèle, bien plus cyniquement, la domination néolibérale des élites qui se cachent sous la bannière de la science économique. Pour en sortir sans pour autant tomber dans le piège du populisme, il faut continuer de dénoncer le sophisme épistocratique avec lequel nous berce le néolibéralisme.
Une telle dénonciation, au sens critique du terme, consiste à déconstruire le raisonnement idéologique qu’il renferme. C’est que le sophisme épistocratique fonctionne de manière analogue au raisonnement idéologique. Il s’agit de masquer l’idéal derrière le logos. On sait qu’une idéologie, au sens marxiste du terme, est un jugement de valeur qui se donne comme une proposition scientifique. Il faut donc rappeler, comme le font à juste titre les économistes atterrés, qu’aucune pensée politique n’est le reflet de la raison théorique.
En somme, il faut clamer haut et fort que « l’autre politique », qui n’accepte pas le diktat austéritaire de la lutte contre les déficits publics ni celui de la dérégulation du marché du travail et de l’introduction de la logique financière dans les services publics, n’est pas une illusion. Il faut intellectuellement réarmer le citoyen pour lui faire comprendre qu’aucune vision du monde n’est exempte de présupposés politiques et que le ressort de la démocratie n’est pas le consensus, faussement auréolé de la caution des experts, mais l’alternance politique entre la droite et la gauche. À défaut d’un tel effort intellectuel et citoyen, nous ne parviendrons jamais à nous délivrer du chantage au populisme dans lequel nous enferme le « cercle de la raison ». Au risque qu’un jour, la digue que dresse ce manichéisme malsain, finisse par céder.