Royaume-Uni

La chute de Theresa May peut-elle résoudre la crise du Brexit ?

Politiste

La première ministre britannique démissionnera ce vendredi 7 juin de ses fonctions, faute d’avoir pu mettre en œuvre le Brexit. Son successeur à la tête des Torys, qui sera de facto immédiatement Premier ministre, devra composer avec des milieux d’affaires inquiets face à l’éventualité d’une sortie de l’UE sans accord, un parti conservateur divisé par les pressions europhobes et une population défiante vis-à-vis de ses élites politiques.

Le 7 juin 2019, la Première Ministre britannique démissionne du leadership du parti Conservateur, ouvrant une procédure interne à son parti pour son remplacement. Son successeur, dont le nom sera annoncé au plus tard à la fin de l’été, deviendra automatiquement Premier Ministre. Il héritera de Mme May, l’imbroglio des négociations du Brexit et l’accord signé avec les 27 qui doit encore être ratifié par le Parlement. Il sera à la tête d’un parti qui est profondément divisé entre partisans d’une sortie avec ou sans accord et qui dépend, pour se maintenir au gouvernement, d’un petit parti unioniste irlandais.

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La campagne pour la succession commence officiellement après des mois de spéculations et de complots à l’intérieur du groupe parlementaire. En 2016, Theresa May a été élue par les députés conservateurs, majoritairement partisans de Remain (rester dans l’UE) pour tenir la promesse faite en 2013, réitérée en 2015 et 2016 par Cameron et qu’il pensait ne jamais avoir à tenir. Bien que Mme May ait remporté en décembre un vote de défiance provoqué au sein du groupe parlementaire par les Brexiters et aurait dû pouvoir rester en poste jusqu’en décembre 2019, elle a fini par annoncer son retrait sous la pression de ses députés inquiets de l’effondrement électoral, et face aux menaces de démission de plusieurs de ses ministres, pressés de prendre sa place.

Sa chute néanmoins est également étroitement liée à la crise que Mme May a aggravée par sa gestion et son style dirigeant : sa ténacité face aux coups bas au sein de son parti force l’admiration, son entêtement sur des stratégies peu crédibles et sa persévérance à privilégier l’intérêt de son parti aux dépens de ceux du pays étonnent.

Arrêtons-nous d’abord sur les circonstances immédiates, c’est à dire le fiasco de la ratification par la Chambre des Communes de l’accord de sortie, signé par Mme May avec l’Union Européenne en Novembre 2018. Dès sa prise de fonction en juillet 2016, Mme May a composé avec les partisans du Brexit : elle leur a confié des portefeuilles ministériels clés (Affaire étrangères, Brexit, Commerce international) et a suivi leurs stratégies de négociation en posant des conditions très restrictives. Pendant longtemps elle a également adopté leur rhétorique en vantant les mérites d’une absence d’accord de sortie. Elle a déclenché très tôt la procédure de sortie, créant la date butoir et symbolique du 29 mars 2019 sans mesurer les implications, notamment économiques, d’une telle éventualité et sans y préparer non plus le pays.

Pour se libérer des tensions liées à son étroite majorité, elle a organisé en 2017 des élections générales qu’elle a perdues. Elle s’est maintenue au pouvoir en obtenant le soutien d’un petit parti unioniste et pro Brexit d’Irlande du Nord (DUP) qui l’a contraint à des concessions supplémentaires sur la préservation de l’intégrité territoriale du Royaume-Uni. Pendant les deux années de négociation, elle a réduit ses marges de manœuvres avec des exigences impossibles et contribué à légitimer dans l’opinion publique la possibilité d’un Brexit « dur » en répétant le mantra « No deal is better than a bad deal » malgré l’improbabilité d’une telle issue compte tenu de l’opposition de la majorité des parlementaires.

La crise que traverse le parti conservateur est le paroxysme des disputes qui déchirent le parti depuis le début des années 1990.

Les concessions aux partenaires européens ont provoqué les départs successifs de ministres ( Boris Johnson, David Davis, Dominic Raab pour les plus connus d’entre eux) partisans d’une sortie sans accord. Pour donner des gages de sa détermination à la droite de son parti, elle a longtemps refusé toute possibilité de discussion avec l’opposition, et notamment avec son chef Jeremy Corbyn, présenté comme un socialiste incompétent et dangereux car ancien soutien de terroristes de tous bords. Mais elle n’a pas réussi à convaincre les parlementaires europhobes du European research group (ERG) ou même ceux du DUP de soutenir l’accord de sortie finalement signé. Son intransigeance dans les discussions avec le parti travailliste en avril et mai n’a mené à rien, si ce n’est la double humiliation de demander une extension du délai de sortie jusqu’en octobre et l’obligation d’organiser des élections européennes. Le 26 mai les conservateurs ont obtenu leur plus mauvais score depuis 1832 : ils sont arrivés cinquième, derrière le nouveau Brexit party, les libéraux démocrates, les travaillistes et les verts.

La crise que traverse le parti conservateur, alors qu’il se prépare à choisir un nouveau leader qui sera de facto immédiatement Premier Ministre, est le paroxysme des disputes qui déchirent le parti depuis le début des années 1990. John Major n’avait pu ratifier le traité de Maastricht qu’avec de grandes difficultés compte tenu de la mobilisation d’un groupuscule europhobe aux Communes. Sa défaite écrasante en 1997 devait néanmoins autant à l’usure du pouvoir et au rejet des conservateurs après 18 ans de gouvernement qu’à la compétition sur sa droite avec un nouveau parti anti-européen. Son successeur, Hague, eurosceptique modéré a organisé son mandat autour de la question du refus d’adhérer à l’euro sans réussir à intéresser davantage l’électorat à cette question qui passionnait pourtant les adhérents du parti.

Défait aux élections, il est remplacé par Ian Duncan Smith, un eurosceptique radical en 2001 qui est porté à la tête du parti grâce à une nouvelle procédure de désignation, introduite au nom de la démocratisation du parti en 1998 et qui donne aux adhérents le droit de vote. Sans charisme et trop radical, il est remplacé à l’issu d’un coup parlementaire par un eurosceptique plus modéré et expérimenté, Michael Howard, qui échoue à redresser le parti et démissionne à son tour en 2005. Les adhérents conservateurs élisent ensuite Cameron à la tête du parti, un député politique sans conviction profonde sur l’Europe mais rapidement contraint de céder aux pressions des europhobes pour consolider ses positions.

Tous les dirigeants conservateurs, depuis Thatcher, ont été affaiblis par la pression sur leur droite des europhobes à l’intérieur et à l’extérieur du parti. Cameron et May en ont d’autant plus soufferts qu’ils n’ont pas réussi à obtenir des victoires électorales franches : en 2010 Cameron avait dû former une coalition avec les libéraux démocrates, en 2017 May avait perdu la faible majorité acquise par Cameron en 2015 et signé un accord de soutien avec le DUP. En effet, la position du leader du parti conservateur est d’autant plus forte qu’il, ou elle, gagne les élections générales.

Une défaite anticipée a provoqué la chute de Mme Thatcher en 1991, et celle de Iain Duncan Smith en 2003 ; leurs successeurs sont tombés après des échecs électoraux (Major en 1997, Hague en 2001, Howard en 2005) ou référendaire (Cameron en 2016). Dès 2009, Cameron est confronté à la pression des europhobes : pour les apaiser, il laisse les députés européens conservateurs quitter le groupe PPE puis promet en 2013 d’organiser un référendum dans l’espoir d’endiguer la progression de Farage et de UKIP. Cameron est d’autant plus vulnérable face à la montée d’un vote protestataire sur sa droite qu’il n’a pu remporter les élections de 2010 et n’est arrivé à former un gouvernement qu’en formant une coalition avec les très europhiles libéraux-démocrates.

Le paradoxe du Brexit c’est que l’opposition à l’Union européenne dans la population est longtemps restée « molle », le désintérêt restant prédominant.

Les politiques d’austérité et la crise financière globale creusent le ressentiment contre le gouvernement sans que le parti travailliste ne parvienne à cristalliser de manière effective l’opposition. En 2015, l’effondrement des LibDem et la promesse réitérée d’un référendum permettent à Cameron d’obtenir une courte majorité : cette concession lui paraissait bien peu importante, et sa matérialisation bien peu crédible. En revanche, elle laissait envisager un apaisement durable des conflits internes au parti en apportant une réponse définitive – et négative – aux partisans du Brexit. A chaque étape, Cameron a cédé du terrain en autorisant ses ministres (notamment Michael Gove et Boris Johnson) à faire campagne contre la position officielle Remain du gouvernement, en acceptant de contraindre les conditions de campagnes du gouvernement, en imposant aux équipes gouvernementales de ne pas travailler sur des scénari prenant en compte la possibilité d’une défaite.

Peu d’observateurs avaient vu venir la victoire du Brexit et elle a pris de court ses partisans, autant que ses adversaires conservateurs trop convaincus qu’un vote aussi manifestement contraire aux intérêts économiques du pays et de tant de citoyens était impensable. Le paradoxe du résultat est sans doute que l’opposition à l’Union européenne dans la population est longtemps restée « molle », le désintérêt pour la question restant prédominant en dehors des marges. Depuis les années 1990, l’euroscepticisme a néanmoins été entretenu par une presse populaire très lue, avide de boucs émissaires et de gros titres faciles, attribuant à l’Union européenne la responsabilité des décisions politiques impopulaires. La classe politique britannique, de droite comme de gauche, y a longtemps trouvé son compte.

Pour expliquer la victoire de Leave, on peut ajouter à ces courants profonds mais peu actifs le rejet croissant des élites politiques et la défiance à l’égard du gouvernement des experts (invoqué invariablement pour dépolitiser les débats et faire accepter des politiques impopulaires au nom d’une inéluctabilité économique ou technique). Enfin, le vote en faveur du Brexit est non seulement la traduction d’un euroscepticisme latent dans l’électorat britannique mais aussi le reflet de la difficulté à mobiliser les europhiles avec des arguments largement techniques. En revanche, la campagne Leave a su susciter des émotions nationalistes profondes combinant fierté patriotique, rêves de grandeur nationale retrouvée, foi naïve dans la promesse d’une fin aux politiques d’austérité imputées à l’incurie européenne et aux flux migratoires.

La chute de May peut-elle permettre de résoudre la crise du Brexit ? La tâche de son successeur ne sera pas aisée : il (plus probablement qu’elle) devra obtenir une majorité au Communes pour ratifier l’accord de sortie signé en 2018 ou trouver un moyen de renégocier avec les 27 un accord qui soit cette fois acceptable par les députés. Il devra rompre le nœud gordien du Brexit et sortir son pays de l’Union européenne d’ici au 31 octobre sur la base d’un accord qui facilite la transition et des négociations fructueuses sur les relations futures du Royaume-Uni. Cette solution permettrait de préserver l’unité du Royaume (l’Ecosse ayant réaffirmé son appétit pour l’indépendance et l’appartenance à l’UE) et d’atténuer le choc anticipé d’une sortie.

Dissolution des Communes, second référendum, sortie sans accord voire abandon du Brexit, tout est possible !

Elle permettrait de tenir la promesse du Brexit et sauvegarderait peut-être l’unité du parti, tiraillé entre les Brexiters de l’ERG, la menace très sérieuse du nouveau Brexit Party (dépourvu de parlementaire néanmoins jusqu’à la tenue de nouvelles élections) et une majorité de ses députés loyaux à la Première sortante et à l’accord signé. Il est pourtant à cette heure difficile de concevoir l’élection d’un candidat (parmi les 13 annoncés à ce jour) qui n’agite pas la menace d’une sortie sans accord, voire la revendique avec force.

Les 4 favoris, qui sont presque tous des Brexiters, convaincus de la première heure ou convertis, savent que leur élection dépend en dernier recours des quelques 120 000 adhérents conservateurs (selon les chiffres de 2018 et donc avant l’hémorragie des derniers mois). Or les positions de cette base adhérente se sont progressivement durcies, en raison notamment de la répétition pendant de longs mois du slogan « pas d’accord plutôt qu’un mauvais accord ». Les adhérents auront le choix entre deux candidats choisis par les députés parmi les prétendants déclarés au soir du 7 juin. Si Boris Johnson est le favori des adhérents, il n’est pas assuré de passer le barrage des députés, qui élimineront par des votes successifs les candidats au cours du mois de juin et qui se méfient d’un personnage imprévisible et controversé. Or ses adversaires sont parfois plus radicaux que lui à faire l’apologie d’une sortie sans accord… pour laquelle il n’y a pas de majorité aux Communes.

Le drame qui se joue depuis des mois à Westminster désespère les Britanniques qui vont assister impuissants aux joutes conservatrices qui vont décider de leur avenir. Dans leur très grande majorité ils souhaitent surtout une conclusion rapide qui permette – enfin – au gouvernement de porter son attention aux nombreux sujets qui les préoccupent bien plus que l’appartenance à l’Union européenne: la santé, l’éducation, la sécurité, l’emploi et les inégalités, le climat… L’euroscepticisme porté par quelques députés conservateurs isolés dans les années 1990s divise depuis 2016 le pays tout entier. L’incertitude demeure totale : dissolution des Communes, second référendum, sortie sans accord voire abandon du Brexit, tout est possible !

 


Florence Faucher

Politiste, Professeure à Science Po au Centre d’études européennes et de politique comparée