Politique

Qui était Daniel Bell, utopiste centriste inspirateur de Steve Bannon ?

Journaliste, Historien

Le sociologue américain Daniel Bell aurait eu 100 ans en 2019. Ce « libéral politique, socialiste économique, et conservateur culturel » a consacré une grande partie de sa vie à penser le retour des idéologies, dont il voyait dès les années 70 qu’elles seraient d’abord un retour des conservatismes. Cette utopiste de centre inspire aujourd’hui Steve Bannon, le théoricien des droites extrêmes aux États-Unis et en Europe.

Bien avant qu’il dirige la campagne présidentielle de Donald Trump, dont le célèbre slogan était Make America Great Again, Steve Bannon pensait savoir pourquoi l’Amérique se portait mal.

Dans son documentaire intitulé Génération Zéro, réalisé en 2010, il fustige les baby boomers nés après 1945, « la génération la plus gâtée, la plus égoïste, la plus narcissique que ce pays n’ait jamais produit ». Cette génération, qui a atteint l’âge adulte autour de Mai 68 – dont lui-même et Donald Trump font partie – est selon Bannon directement responsable de la crise de 2008, à cause de son « vice d’excès : vivre au-dessus de leurs moyens ». Dans un discours prononcé au Vatican en 2014, Bannon explique que ses contemporains sont porteurs d’une nouvelle forme de capitalisme, qui abandonne « le fondement moral et spirituel de la croyance chrétienne, ou bien, judéo-chrétien ». Sans ce fondement, il avertit, « nous assisterons à un conflit brutal dans le monde Occidental ».

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Steve Bannon a cultivé l’image aux États-Unis d’un génie politique de la droite dure. Il cite abondamment des sources intellectuelles inattendues : non seulement les classiques de l’Antiquité grecque, mais aussi des auteurs célébrés de la « fachosphère » européenne peu connus outre-Atlantique, comme Julius Evola ou Jean Raspail. Il s’est décrit par moments comme un « léniniste » de droite. La théorie d’un déclin spirituel de la société occidentale et l’économie capitaliste est courante chez les réactionnaires et leurs sympathisants, en France comme aux États-Unis, chez Michel Houellebecq comme chez le chroniqueur Ross Douthat ou les journaux The American Conservative ou American Affairs. Elle puise pourtant ses origines chez un penseur qui n’a pas sa place dans un tel panthéon.

Le sociologue Daniel Bell, qui aurait fêté cette année son centenaire, n’a rien en commun avec un Evola ou un Raspail. Juif laïc profondément marqué par l’expérience de la deuxième guerre mondiale, Bell a consacré une grande partie de sa carrière à penser la fin des idéologies qui ont surgi dans les années 1930. Malgré sa jeunesse passée dans les groupuscules marxistes-léninistes du City College à New York, il n’avait pas pour ambition d’inspirer avec ces idées une avant-garde révolutionnaire. Toutefois, dans Les Contradictions culturelles du capitalisme (1976), Bell explique comment les transformations économiques du XXe siècle ont sapé « l’éthique protestante » décrit par Max Weber. Si les grands industrialistes ont incarné les valeurs d’économie, de retenue et de modestie, l’économie de consommation et l’endettement de masse ont privilégié une éthique d’hédonisme et de satisfaction instantanée, dont la culmination ultime fut la culture « alternative » des années 1960.

Daniel Bell était ce qu’on pourrait appeler un utopiste de centre.

Bannon et ses confrères ne sont pas les premiers au sein de la droite « anti-68 », pour reprendre une expression de Serge Audier, à s’approprier cette analyse. Irving Kristol – collaborateur de Bell pour de nombreux projets dans les années 1960 et 1970 – se servait pleinement des Contradictions culturelles pour construire une réaction conservatrice à la politique des Sixties, ce que l’on appelle aujourd’hui le néo-conservatisme. Si Bell a identifié les déterminants de la révolte culturelle, Kristol voulait organiser les forces politiques de droite, et fut particulièrement actif lors de la victoire présidentielle de Ronald Reagan. Toujours ennemi de la droite « populiste », Bell refusait de rejoindre le mouvement néo-conservateur organisé par son ami, qui s’alliait avec des évangélistes et autres groupes de la droite traditionnaliste.

Bell ne s’est en fait jamais revendiqué de la droite, se décrivant comme un « libéral politique, socialiste économique, et conservateur culturel ».  Il ne s’est pas allié à Ronald Reagan et Jerry Fallwell, et ne s’allierait pas aujourd’hui à Steve Bannon et Donald Trump (ou Marion Maréchal). Il était, en revanche, ce qu’on pourrait appeler un utopiste de centre. Déçu par le militantisme de sa jeunesse, il a tenté d’esquisser dans ses œuvres théoriques une société où le socialisme et le capitalisme se réconcilient, sans recours à la politique de masse. Avec la montée des droites extrêmes, Bell a été déçu de nouveau par son utopie « post-idéologique ». Mais de cette déception, il est devenu l’un des premiers témoins du « retour des idéologies », qui caractérise le monde d’aujourd’hui.

À l’image d’une grande partie de ses contemporains – intellectuels juifs de New York – Daniel Bell s’est formé lors de sa jeunesse à la gauche radicale. Il a rejoint la Young People’s Socialist League, la section des jeunes du Parti socialiste des États-Unis, à l’âge de treize ans (n’ayant jamais connu son père, et sa mère travaillant à l’usine, ses camarades étaient pour lui une deuxième famille). Pourtant, à la différence de ses amis new-yorkais – tels le sociologue Phillip Selznick ou Irving Howe, futur fondateur de la revue socialiste Dissent – Bell n’a jamais été trotskiste, se situant à la « droite » sociale-démocrate du Parti socialiste. Sa lecture de l’œuvre du sociologue italien Robert Michels l’a mis en garde contre tout mouvement révolutionnaire, qu’il soupçonnait d’avoir des ambitions « oligarchiques ». Mais sans être révolutionnaire, le jeune Bell était toutefois radical. Dans ses écrits pour les revues The New Leader et Fortune dans les années 1940, il espérait que la défaite du fascisme irait de pair avec la formation d’un parti travailliste de masse, qui pourrait profiter de l’expansion de l’État pendant la guerre pour instaurer un régime de social-démocratie.

La poursuite de ses études en sociologie à l’Université de Chicago l’a progressivement détourné de ces espoirs. Plus Bell comprenait le caractère « bureaucratique » des sociétés occidentales – comme Hannah Arendt, qu’il côtoyait au sein de cette institution – moins il croyait que la classe ouvrière « aliénée » était capable d’infléchir son destin. Son biographe Howard Brick note que si le jeune Bell se décrivait comme un « radical errant », en opposition aux institutions majeures de la société américaine, mais sans adhésion à un parti ou un mouvement particulier, son passage à la « maturité » intellectuelle s’est fait à travers sa « réconciliation » avec la réalité de l’Amérique libérale-capitaliste de l’Après-guerre.

Cette nouvelle attitude de réconciliation caractérisait ses écrits à partir des années 1950, culminant dans son livre La fin de l’idéologie. Le concept d’idéologie qu’emploie Bell était le produit de débats intellectuels organisés au sein du Congrès de la liberté de la culture, collectif de penseurs anti-communistes transatlantiques constitué au début de la Guerre froide. Comme Raymond Aron – membre fondateur du Congrès, qui avait terminé son livre polémique L’Opium des intellectuels avec un essai intitulé « Fin de l’âge idéologique » – Bell définissait l’idéologie comme une « religion séculière », le retour des « idées millénaires et chiliastes des anabaptistes ». Mais si les religions classiques dirigeaient les pulsions « révolutionnaires » vers le désir de salut dans l’au-delà, les religions séculières de la modernité poussaient les hommes à chercher ce salut ici-bas par des mouvements politiques. Pour Bell, les idéologies nées au XIXe siècle, notamment le fascisme et le marxisme-léninisme, ont mené au XXe siècle à une nouvelle guerre de religion.

Pourtant, Bell croyait qu’au moment de l’Après-guerre, ces idéologies étaient devenues obsolètes. Si le fascisme avait été vaincu sur le champ de bataille, le nouvel ordre socio-économique promettait de réaliser les promesses du socialisme sans recours à la politique militante traditionnelle. Comme Bell l’explique dans La fin de l’idéologie, l’État-providence, notamment celui du New Deal « permet de légitimer les droits collectifs, les revendications des groupes plutôt que des individus, pour le soutien de l’État ». Les nouveaux mécanismes de l’État – les services publics, la facilitation de la négociation collective, etc. – permettaient de réconcilier les intérêts des classes divergents, de les intégrer au sein de l’État même, tout en gardant la structure de l’économie de marché.

La société avait donc résolu – ou au moins créé des institutions capables de résoudre – les questions de redistribution des ressources qui étaient à la source de l’idéologie politique marxiste. Mais si la « fin de l’idéologie » était la fin du marxisme, ce n’était pas la triomphe de ce que l’on appelle aujourd’hui le « néo-libéralisme ». Pour Bell, les partisans du laissez-faire, tel Friedrich Hayek, utilisaient tout autant que les marxistes un discours idéologique démodé : une philosophie de l’histoire selon laquelle « le socialisme mènera à la servitude et l’apocalypse staliniste ». La société de l’Après-guerre était sur le point de réconcilier socialisme et capitalisme, et n’avait donc plus besoin des partisans ni pour l’un ni pour l’autre.

Si Bell dît avoir dépassé les illusions de sa jeunesse militante, sa production sociologique « mature » était non moins utopique.

Les conclusions que Bell a tirées dans son étude réalisée en 1973, Vers la société post-industrielle, ont radicalisé l’hypothèse de la fin de l’idéologie. L’avènement de la société « post-industrielle » ne signifiait pas seulement la fin des mouvements ouvriers – car la majorité de ceux qui travaillent dans une économie dominée par le secteur des services « ne comprennent plus le langage travailliste » – mais aussi le couronnement des sciences et du savoir technologique. Les nouvelles « technologies intellectuelles », telles que « la simulation, la construction des modèles, la programmation linéaire et la recherche opérationnelle », transforment aux yeux de Bell le fonctionnement de la politique. « Une fois qu’une décision est prise », écrit-il, « des conséquences en suivent inévitablement ». Autrement dit, la société contemporaine est presque entièrement dominée par une rationalité technique, jusqu’au point où de plus en plus de décisions tombent dans les mains des experts plutôt que des politiques.

On voit donc que bien que si Bell dit avoir dépassé les illusions de sa jeunesse militante, sa production sociologique « mature » était non moins utopique. Après avoir perdu sa confiance en la classe ouvrière pour faire émerger une social-démocratie robuste, Bell voyait dans les structures socio-économiques les conditions même de son émergence. La société post-industrielle serait non-seulement post-idéologique, mais aussi post-politique. Comme beaucoup de ses contemporains qui développaient à l’époque la théorie de la modernisation, Bell croyait que la fusion du socialisme et du capitalisme pourrait se faire sans recours à la contestation et au conflit des mouvements politiques.

Dans le vocabulaire contemporain, l’utopie de Bell pourrait être qualifiée de « technocratique », bien que ce terme n’eût pas été le sien. Bell n’était pas un technocrate dans le sens où il croyait que les experts doivent gouverner, mais il était toutefois élitiste. Certes, les experts – managers, bureaucrates, scientifiques – étaient indispensables pour faire fonctionner les mécanismes qui existaient pour réaliser les fins de la société. La délibération sur ces fins, essentiellement des questions de justice distributive, devait pourtant être la responsabilité d’une autre classe d’élites politiques. Dans un essai de 1974, Bell esquisse un modèle de gouvernance qu’il appelle le « foyer public », au sens romain du terme, dont les élites seraient les paterfamilias.

Quand Bell a fondé avec Irving Kristol en 1965 la revue The Public Interest, leur but était explicitement de contribuer à la formation de ces élites politiques. Comme ils l’ont expliqué dans leur premier éditorial, les « débats sur la politique publique » de l’époque étaient trop marqués par des « engagements idéologiques préexistants ». La mission du Public Interest était de rendre accessible à ce public diplômé le travail des chercheurs en sciences sociales, « pour que, quand l’on discute de la politique publique, l’on sache un peu de quoi on parle, préférablement à temps pour rendre ce savoir effectif ». Si la « fin de l’idéologie » était déjà possible grâce à l’infrastructure technique de l’Après-guerre, encore fallait-il un tel projet intellectuel et politique pour que les élites s’y adaptent.

Les mouvements étudiants qui s’organisaient à cette époque ont constitué un problème majeur pour ce projet. Bell et Kristol ont qualifié ces mouvements, dans un ouvrage collectif, d’un « assaut de colère, rancœur et rage générationnelle … contre toute autorité existante ». Sur les campus où les futures élites devaient se former – comme Columbia, où enseignait alors Bell – les jeunes refusaient d’aller en cours, menaçaient leurs professeurs et occupaient des bâtiments.

Pour Kristol, le tournant radical de la fin des années 1960 était la preuve qu’il ne suffirait pas de cultiver l’élite américaine avec une revue sociale-scientifique – cette élite était en danger, et il fallait restaurer sa légitimité par des moyens politiques. Kristol s’est mis au fil des années 1970 à organiser une coalition contre-révolutionnaire, qui alliait des intellectuels avec des mouvements grass-roots de la droite dure sur des questions sociétales, financée par des capitaines d’industrie. S’inspirant de l’analyse de Bell sur l’instabilité culturelle et le déclin de l’éthique protestante dans Les Contradictions culturelles du capitalisme, Kristol cherchait à défendre la culture « bourgeoise ». Restaurer cette culture, qui pour Kristol était le sens commun des Américains ordinaires, était nécessaire pour stabiliser la position des élites politiques et économiques du pays. Ce mélange d’élitisme et de populisme est ce que, plus tard, les commentateurs américains ont baptisé le néo-conservatisme.

Bell a consacré une grande partie de son travail à penser ce que l’on pourrait appeler le retour des idéologies.

L’influence des idées de Bell sur le projet de son collègue a fait que dès les années 1970, Bell est cité comme l’un des fondateurs du néo-conservatisme. Il s’est pourtant vite dissocié de ce virage à droite. Bell ne supportait pas l’alliance avec les « populistes » traditionnalistes et religieux, soutiens importants de la coalition de Ronald Reagan, mouvements qu’il a qualifiés en 1985 de « révolte contre la modernité ». Dans la mesure où le néo-conservatisme cherchait à mobiliser ces troupes dans une guerre culturelle, il représentait l’échec de la mission « anti-idéologique » qu’il avait partagée avec Kristol.

Dans l’éditorial co-écrit avec Kristol, Bell assumait avec fierté la mission du Public Interest, décrite comme une mission « des hommes de l’âge moyen ». Au sommet de sa carrière, Bell considérait que sa déception liée aux utopies de la gauche radicale était un signe de maturité. Dans les dernières décennies de sa vie, pourtant, il a découvert que sa vision d’une société qui se passait de grandes contestations politiques n’en était pas moins utopique. Ses projets intellectuels pour la « fin de l’idéologie » ont fini par inspirer une nouvelle idéologie conservatrice.

Bell a donc consacré une grande partie de son travail, les trente années qui ont précédé sa mort en 2011, à penser ce que l’on pourrait appeler le retour des idéologies. Dès la fin des années 1970, il prévoyait qu’un motif dominant en politique occidentale serait la volonté d’un « retour au passé, à la tradition, à ce qui lie une personne à la continuité », volonté qui irait de pair avec « le vide anti-nominal et anti-institutionnel de la culture contemporaine ». Il n’a donc jamais suivi ceux qui, à partir de la chute du Mur de Berlin, célébrait le triomphe du capitalisme libéral. La résurgence des idéologies qu’il a vue dans les mouvements populistes de la droite américaine devait être, selon Bell, une force majeure du XXIe siècle. L’homme qui s’est trompé à propos de la « fin de l’idéologie » était bien placé pour voir qu’après la « fin de l’histoire », les idéologies « messianiques » perdureraient, et avec elles, le désir de suivre un homme qui promet de restaurer la gloire du passé.

Malgré ses déceptions politiques, Bell se considérait toujours à la fin de sa vie comme un « utopiste ». Comme il l’a expliqué dans l’un de ses derniers entretiens, l’utopie est le seul antidote au messianisme politique. Si le second suppose de suivre un chef vers la rédemption, le premier « consiste à coopérer pour construire des choses ensemble ». Malgré son éloignement des mouvements contestataires – il n’a jamais réussi à trouver un projet de construction politique qui ne finisse pas en désillusion – Bell se sentait toujours homme de gauche. Il serait peut-être donc heureux de savoir que, face aux idéologies messianiques de la droite dure de l’Amérique de Donald Trump, un nouvel utopisme du « socialisme démocratique » est en train de se construire.

 


Jacob Hamburger

Journaliste, Traducteur, co-fondateur du blog Tocqueville 21

Daniel Steinmetz-Jenkins

Historien, maître de conférence au Yale Jackson Institute for Global Affairs