Société

La fin de la modernité juive, inquiétant livre symptôme d’Enzo Traverso

Sociologue

Réédité en poche, le succès du livre d’Enzo Traverso La fin de la modernité juive interroge et inquiète dans un contexte d’hostilité à l’égard des juifs, qui a pris aujourd’hui en France l’ampleur d’un mouvement social.

Sur le rapport de la gauche dite radicale aux juifs – objet d’interrogation actuel en période d’antisémitisme florissant – circule la rumeur selon laquelle La fin de la modernité juive de Enzo Traverso propose une contribution substantielle. La réédition du livre de poche témoigne de son succès. On y lit en introduction que « Trotski et Kissinger incarnent deux paradigmes antinomiques de la judéité ». Mais comment une proposition aussi aberrante a-t-elle pu se formuler ? Certes, le lecteur pourra préférer Trotski – bien qu’à la tête de l’Armée rouge il écrasa, au nom de la révolution, des révoltes pourtant progressistes – à Kissinger qui inonda le Vietnam de napalm. Mais là n’est pas la question semble-t-il puisque ni les fusils supposés toujours bien orientés ni le napalm déversé sans discernement n’ont de rapport quelconque avec le fait juif.

Alors on reprend pour être certain d’avoir bien lu. Oui, c’est bien cela : Trotski, puis Kissinger, leur succession chronologique, signalent une « mutation de la judéité ». Le juif était contestataire, le voilà à présent conservateur. Le monde intellectuel était révolutionnaire, il est à présent réactionnaire. La mutation de la judéité suit celle du monde, tel un décalque. Le monde est désolant, mais le juif l’est d’autant plus. Car le monde va mal et la vocation du juif est d’aller à contre-courant, de tenir coûte que coûte à la révolution. Qui lui assigne cette tâche ? On ne sait, mais c’est ainsi, posé telle une prémisse. Mais soyons rassuré : l’auteur confesse ne s’être jamais intéressé à l’histoire des juifs « en soi ». Sur la « judéité », ses opinions sont néanmoins fermes. Ce qui l’intéresse, ce sont apparemment les juifs, mais uniquement « pour soi » pourrait-on dire, c’est-à-dire pour lui-même. Qu’est alors la judéité dans La fin de la modernité juive ? c’est l’essence du juif dès lors qu’il se conforme aux chimères de Traverso.

Il est des ouvrages qui espèrent faire un diagnostic de la crise de l’époque, alors qu’ils n’en sont que le symptôme le plus navrant.

L’ouvrage s’annonce donc passionnant, du moins pour qui voudrait connaître l’auteur de ce montage et l’esprit qui l’anime. Car il est des ouvrages qui espèrent faire un diagnostic de la crise de l’époque, alors qu’ils n’en sont que le symptôme le plus navrant. Parmi ces ouvrages à succès, nombreux, on compte par exemple Les juifs, rois de l’époque de Alphonse Toussenel à la fin du XIXe siècle. La fin de la modernité juive relève du même genre, à cette différence qu’il déclare d’abord sa ferveur à la judéité bien comprise et à ses incarnations enthousiasmantes. C’est ce qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage :  le reproche à l’égard des juifs prend potentiellement des tournures contradictoires, réversibles et donc prévisibles. Les juifs, rois de l’époque conservatrice eut été un titre parfaitement ajusté pour exprimer cette accusation qui, d’abord, prend la forme d’une déception plaintive, puis s’aiguise progressivement. On y retrouve, en vrac, toute la palette des affects qui motive l’hostilité devenue aujourd’hui courante, souvent violente, à l’égard des juifs. Quoi ? Ne peut-on pas critiquer les juifs dès lors qu’ils sont infidèles à leur vocation ? Bien sûr qu’on le peut.

On peut pareillement critiquer « la religion civile européenne de l’Holocauste » qui masque tous les autres méfaits de l’Occident en son nom. On peut aussi critiquer le principe même d’un État pour les juifs au nom de la judéité. Et on peut bien entendu nier, en son nom, l’antisémitisme dès lors qu’il exprime quelque chose de spécifique qui fait écran à l’islamophobie. On le peut, et on ne s’en prive pas. Du moment qu’on le fait au nom de la judéité, c’est là toute l’astuce. Mais l’hostilité à l’égard des juifs, qui a pris aujourd’hui en France l’ampleur d’un mouvement social, ne s’encombre pas de ce genre camouflage. Elle traduit l’accusation dans la pratique. Les juifs, devenus des dominateurs, sont les vecteurs de l’impérialisme, du capitalisme financiarisé, du racisme d’État. Cela s’exprime avec agressivité dans de larges secteurs de la société, dans la France des « banlieues » et dans celle dite « périphérique ».

On comprend qu’ici gît pour l’auteur l’esprit-même de la judéité, à savoir sa propre abolition.

Mais l’intellectuel Traverso, lui, n’a rien à voir avec l’agitation de la foule. Il est nostalgique et son raisonnement dialectique. Qu’ils étaient heureux ces temps où le juif était un dominé, un paria, un exilé, un errant, un outsider anxieux ou excentrique mais toujours détesté, un révolutionnaire résolu ou un doux rêveur espérant la venue soudaine du messie, un persécuté ou un concentrationnaire décharné. Le juif favori de Traverso est cependant à coup sûr « ce juif non juif » que fut Isaac Deutscher, celui qui, dans le mouvement de sa négation comme juif et sa résurrection simultanée en trotskiste, exprime l’essence du juif. Ou alors, prenant le visage du concentrationnaire décharné, il fera aussi l’affaire : le juif ne coïncide-t-il pas exactement avec sa vocation en attestant du mal par sa disparition même ? On comprend qu’ici gît pour l’auteur l’esprit-même de la judéité, à savoir sa propre abolition. Vous suivez ? Ne voyez vous pas comme c’est moderne, vous qui voulez être rien et y parvenez si mal ?

Il s’ensuit que si le juif persiste sur un autre mode que la mise en scène de son propre effacement, il n’est plus que le symptôme de la Réaction. On comprend alors aussi pourquoi Trotski, écrasant la contre-révolution, et Kissinger, déversant des bombes sur le Vietnam, figurent des oppositions de la judéité même si jamais ils ne lient à leurs activités insurrectionnelles ou contre-insurrectionnelles à leur « appartenance ». Traverso s’en charge, lui, sans hésitation. Et si vous réprouvez, ne serait ce pas que vous avez un penchant inavouable pour Kissinger ?

Une thèse aussi grossière, qui prend les juifs en otage, frôle le grotesque. Malgré le principe de charité dont doit bénéficier chacun, l’on est tenté de la penser malveillante. Et son succès trouve peut-être là son principe actif. Car ce n’est pas la fin de la modernité juive que nous décrit Traverso : c’est bien davantage l’impasse d’une pensée révolutionnaire qui rumine sa propre impuissance en chutant dans ce « socialisme des imbéciles » contre lequel August Bebel mettait jadis les progressistes en garde.

 


Danny Trom

Sociologue, Chercheur au CNRS, membre du Laboratoire interdisciplinaire d'études des réflexivités (LIER)  et du Centre d'études juives (CEJ) de l'EHESS