International

Chili : du malaise à la radicalité de la protestation sociale

Sociologue, Politiste

Comment le Chili, bon élève de l’Amérique latine en ce qui concerne le nombre et la radicalité des épisodes contentieux, véritable « oasis », selon le mot de son Président quelques jours avant l’explosion, s’est-il retrouvé plongé au cœur d’un tel épisode protestataire, impressionnant tant par son volume que par son niveau de conflictualité ? Du malaise au « moment constitutionnel », une tentative d’analyse du « réveil du peuple » chilien.

Les violentes protestations sociales qui ont éclaté au Chili au mois d’octobre dernier ont surpris tout le monde : hommes politiques et hommes d’affaires, mais aussi organisations sociales établies, partis politiques, gouvernants et gouvernés, ainsi que l’opinion publique internationale. La surprise tire son origine du caractère « exemplaire » du modèle économique chilien, de loin l’un des plus « néolibéraux » du monde [1], véritable joyau de la couronne, secoué désormais par une vague de protestations sociales qui mettent à l’épreuve la stabilité politique du Chili et ses institutions étatiques, avec une forte remise en cause de la Constitution héritée de la dictature (1973-1990) dont le rôle garant et de reproduction du modèle néolibéral a maintes fois été souligné.

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Afin de bien comprendre la portée de cette vague de protestations sociales, il faut prendre la mesure d’un ensemble de signes avant-coureurs, et qui se résument bien dans un terme à la fois vague et d’usage courant au Chili : le « malaise » (malestar). C’est à la fin des années 1990 que ce terme, popularisé par Freud dans les années 30 dans son livre Malaise dans la civilisation, fait irruption dans le champ politique et intellectuel chilien. C’est ainsi que la branche chilienne du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) publie, en 1998, un rapport dont l’effet intellectuel et politique sera durable.

Dans ce rapport, intitulé Las paradojas de la modernización [2], l’équipe du PNUD montre à quel point le processus de modernisation capitaliste a donné lieu à des attentes, tout en produisant un retard dans leur satisfaction : c’est le célèbre diagnostic d’une modernisation capitaliste accélérée (le Chili a connu une décennie de taux de croissance à 7% par an) qui, au moment même où elle engendrait des attentes de mobilité sociale pour une classe moyenne dont une grande partie de ses membres était arrachée de la pauvreté [3], les plaçait dans une position vulnérable, sous le ris


[1]. Le terme “néolibéralisme” a toujours été fort problématique pour les élites politiques de centre-gauche chiliennes : ce mot-anathème a souvent été rejeté depuis 1990, étant donné que c’est une coalition de centre-gauche (avec un rôle de premier plan joué par les socialistes) qui a gouverné le pays entre 1990 et 2010 (dont deux de ses présidents étaient du PS, Ricardo Lagos (2000-2006) et Michelle Bachelet entre 2006 et 2010). Quoi qu’il en soit, il s’agit bel et bien d’un modèle de développement néolibéral qui a été implanté au Chili sous la dictature de Pinochet à la fin des années 70, au terme d’une véritable révolution économique et des esprits, en façonnant de manière inédite les perceptions, compréhensions et conduites relatives à des droits sociaux devenus des biens privés de consommation (notamment en matière de santé, éducation et retraites). Sur les origines intellectuelles et politiques du néolibéralisme, parmi une littérature très foisonnante : Daniel Stedman Jones, Masters of the Universe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012. Sur les implications politiques et idéologiques du néolibéralisme : Wendy Brown, Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution, New York, Zone Books, 2015 ; William Davis, The Limits of Neoliberalism : Authority, Sovereignty and the Logic of Competititon, Londres, Sage, 2015. Sur la nature néolibérale du modèle économique chilien : Manuel Gárate, La revolución capitalista de Chile, Santiago, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 2012 ; José Ossandón, « Reassembling and Cutting the Social with Health Insurance », Journal of Cultural Economy, vol.7, Nº3, 2014, p.291-307 ; Tomás Undurraga, Divergencias. Trayectorias del neoliberalismo en Argentina y Chile, Santiago, Ediciones Universidad Diego Portales, 2014.

[2]. Desarrollo humano en Chile : Las paradojas de la modernización, Santiago, PNUD, 1998.

[3]. En 1990, 40% de la population se trouvait dans des conditions de pauvreté : en 2018, ils ne sont plus que 1

Mauro Basaure

Sociologue, Chercheur associé au COES, professeur titulaire à l’Université Andrés Bello

Alfredo Joignant

Politiste, Chercheur principal au COES, professeur titulaire à l’Université Diego Portales

Notes

[1]. Le terme “néolibéralisme” a toujours été fort problématique pour les élites politiques de centre-gauche chiliennes : ce mot-anathème a souvent été rejeté depuis 1990, étant donné que c’est une coalition de centre-gauche (avec un rôle de premier plan joué par les socialistes) qui a gouverné le pays entre 1990 et 2010 (dont deux de ses présidents étaient du PS, Ricardo Lagos (2000-2006) et Michelle Bachelet entre 2006 et 2010). Quoi qu’il en soit, il s’agit bel et bien d’un modèle de développement néolibéral qui a été implanté au Chili sous la dictature de Pinochet à la fin des années 70, au terme d’une véritable révolution économique et des esprits, en façonnant de manière inédite les perceptions, compréhensions et conduites relatives à des droits sociaux devenus des biens privés de consommation (notamment en matière de santé, éducation et retraites). Sur les origines intellectuelles et politiques du néolibéralisme, parmi une littérature très foisonnante : Daniel Stedman Jones, Masters of the Universe, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2012. Sur les implications politiques et idéologiques du néolibéralisme : Wendy Brown, Undoing the Demos : Neoliberalism’s Stealth Revolution, New York, Zone Books, 2015 ; William Davis, The Limits of Neoliberalism : Authority, Sovereignty and the Logic of Competititon, Londres, Sage, 2015. Sur la nature néolibérale du modèle économique chilien : Manuel Gárate, La revolución capitalista de Chile, Santiago, Ediciones Universidad Alberto Hurtado, 2012 ; José Ossandón, « Reassembling and Cutting the Social with Health Insurance », Journal of Cultural Economy, vol.7, Nº3, 2014, p.291-307 ; Tomás Undurraga, Divergencias. Trayectorias del neoliberalismo en Argentina y Chile, Santiago, Ediciones Universidad Diego Portales, 2014.

[2]. Desarrollo humano en Chile : Las paradojas de la modernización, Santiago, PNUD, 1998.

[3]. En 1990, 40% de la population se trouvait dans des conditions de pauvreté : en 2018, ils ne sont plus que 1