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États-Unis : jusqu’où ira la droite américaine ?

Journaliste

Donald Trump a-t-il tué les derniers Républicains modérés ? À un an de l’élection présidentielle de 2020, la politique américaine est plus polarisée que jamais, et l’actuelle procédure d’impeachment éloigne encore plus toute perspective de retrouver un jour un consensus transpartisan. Mais la faute n’en incombe pas seulement à Trump, une rapide mise en perspective historique permet de montrer comment la droite américaine s’est peu à peu détournée du pluralisme politique.

Qu’est-ce que la droite américaine ? C’est une question qui peut paraître banale. Pour y répondre, on pourrait facilement énumérer les politiques ou les programmes d’actions proposés par la panoplie d’acteurs et de forces qui s’agglomèrent autour du parti Républicain depuis soixante ans.

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On noterait un discours régalien fort, voire autoritaire, à l’encontre d’un supposé laxisme des progressistes. Sur les questions sociétales, on pourrait parler d’une défense des valeurs morales dites traditionnelles contre un prétendu relativisme ambiant de la société moderne. Sur le plan économique, on se raconterait le récit d’un individualisme américain soucieux de se protéger des tentacules d’un État invasif.

Mais pour répondre à cette question, ne vaut-il pas mieux parler de ce que la droite fait aux institutions démocratiques américaines ? Si on avait affaire à un acteur concurrent normale de la vie démocratique, on pourrait bien se contenter de la décrire par les idées qui l’animent. Or, l’hypothèse inverse est de plus en plus difficile à écarter. Ce que l’on nomme le « conservatisme » aux États-Unis gangrène en effet les institutions démocratiques et représentatives. Telle est la conclusion qui saute aux yeux si l’on considère la scène américaine de ces derniers mois.

Prenons par exemple les évènements autour de l’élection gubernatoriale du 5 novembre dernier dans l’État de Kentucky, qui a vu le gouverneur Républicain Matt Bevin perdre par un écart de 5000 voix, face à son concurrent Démocrate Andy Beshear. Or, le soir de cette élection fortement suivie à l’échelle nationale – le Républicain le plus puissant au congrès, le leader de la majorité au sénat Mitch McConnell est du Kentucky – Twitter a été submergé par une vague de théories et d’accusations conspirationnistes.

Provoqué par l’affichage d’un message d’un compte inconnu – potentiellement factice – qui déclare avoir déchiré un colis de bulletins Républicains, ceux-ci accusent une série d’irrégularités et d’aberration aux bureaux de votes. Sans aucune preuve, Bevin a d’abord refusé de reconnaître sa défaite. C’est une stratégie dont Trump s’était déjà servi  après les élections de 2016 : devancé par Hilary Clinton de presque trois millions de voix, il avait alors dénoncé des cas de corruptions et de faux votes en faveur des Démocrates.

C’est un énième exemple d’une tendance de plus en plus effrayante à un an de l’élection présidentielle de 2020 : la droite américaine semble se détourner du pluralisme politique. Elle évoque ainsi de plus en plus souvent la corruption, voire l’illégitimité des institutions et des processus représentatifs, et agite un supposé complot le « L’État profond » (Deep State) en faveur des Démocrates. Son imaginaire politique s’apparente inéluctablement à celui d’une guerre civile non-déclarée.

La remarque selon laquelle il n’existe pas d’idées conservatrices ou réactionnaires, mais des réflexes, est souvent citée pour montrer du doigt l’orgueil aveugle de l’élite intellectuelle américaine.

Pour comprendre cette évolution, il importe de replacer la trajectoire actuelle de la droite américaine dans une perspective historique. « Dans les États-Unis d’aujourd’hui » écrit l’essayiste et l’universitaire Lionel Trilling en 1950, « le libéralisme n’est pas simplement la tradition intellectuelle dominante, il en est la seule. » Quant à un quelconque conservatisme américain, Trilling trouvait encore une raison de s’enthousiasmer : « il est évident qu’aujourd’hui il n’y a pas d’idées conservatrices ou réactionnaires en circulation. Cela ne veut pas dire, bien sûr, qu’il n’existe pas de réflexe conservateur ou réactionnaire. De tels réflexes sont certainement très forts, peut-être même plus forts qu’on ne le croit. Mais le réflexe conservateur et le réflexe réactionnaire ne s’expriment pas, sauf dans des cas très isolés, à travers des idées, mais seulement par l’action ou par des gestes mentaux irritables qui cherchent à passer pour des idées. »

Cette remarque selon laquelle il n’existe pas d’idées conservatrices ou réactionnaires, mais des réflexes, est souvent citée pour montrer du doigt l’orgueil aveugle de l’élite intellectuelle américaine, de l’époque de Trilling à aujourd’hui.  Moins de dix ans après qu’elle ait été prononcée, les États-Unis ont connu un retour des conflits idéologiques. À sa gauche, une nouvelle efflorescence de revendications démocratiques dans le sillage du mouvement des droits civiques et la mobilisation contre la guerre au Vietnam, repousserait les limites d’un progressisme désormais perçu comme compromis par sa recherche d’un « consensus » technocratique entre le marché et la protection sociale.

Le mouvement pour la libération noire, les diverses forces féministes et des minorités sexuelles chercheraient également à étendre le progressisme à ceux qui s’en trouvaient jusqu’alors exclus. L’oppression n’était pas uniquement sociale, elle était aussi culturelle : du fait de sa couleur de peau, ou d’être femme dans un monde patriarcal, on se trouve relégué au statut d’un citoyen de deuxième ordre, voire soumis à la violence.

Mais la « nouvelle gauche » ne contestait pas fondamentalement le progressisme : elle cherchait à l’approfondir et à lui faire tenir ses promesses. Le vrai défi lancé au progressisme viendrait de sa droite, quand les « gestes mentaux irritables » dont Trilling se moquait arriveraient eux-aussi à se doter d’un vocabulaire intellectuel développé. Effectivement, c’est au long des années 1950 et 1960 que l’on voit la naissance du mouvement conservateur moderne.

En 1955, William F. Buckley fonde son magazine National Review qui en deviendrait l’organe idéologique. Mélangeant l’anti-communisme de Joseph McCarthy, le ségrégationnisme des élus blancs du sud, l’évangélisme protestant, et le laissez-faire de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, le nouveau conservatisme prendrait le relai du parti Républicain, d’abord dans la défaite écrasante de Barry Goldwater face à Lyndon Johnson en 1964, avant d’enfin arriver au pouvoir avec la « révolution Reaganienne » de 1980.

La révolte conservatrice des années 1970 a fait basculer l’échiquier politique américain dans son ensemble.

Profitant de l’incapacité apparente du Keynésianisme social-démocrate à répondre à la stagflation des années 1970, le mouvement conservateur propose un tournant de la rigueur – pour les pauvres et ceux dépendant de l’aide sociale – et de l’offre, pour les détenteurs de capital. Les progressistes employaient un langage sociologique plaçant l’individu dans un filet de relations et de droits. Or c’était au retour d’un individualisme sauvage et monadique : on vantait l’entrepreneur tout en se moquant, tel que Reagan l’a fait avec un grand succès politique, du « welfare queen » (littéralement « reine des allocations »), cette figure d’une femme noire et mère célibataire qui vit de l’aide social.

Contre la révolution des mœurs prônée par les mouvements sociaux des années 1960, et profitant du sentiment d’angoisse provoqué par la politique parfois théâtrale de ses militants, les néo-conservateurs annonçaient un retour à l’ordre moral et à la défense de la famille dite traditionnelle. Le mouvement des droits civiques fait entrer au premier plan la réalité du ségrégationnisme et du racisme institutionnel, dont il est le cas exemplaire. Or pour le nouveau conservatisme, toute ingérence de l’État central dans les institutions particulières de chaque État – ceux du sud, notamment – s’avérait une atteinte au fédéralisme, ce droit de chaque État de faire ses propres arrangements, conformément à sa propre « culture. »

La révolte conservatrice des années 1970 a fait basculer l’échiquier politique américain dans son ensemble. La droite ratifie les réformes du New Deal avec l’arrivée au pouvoir du modéré Dwight Eisenhower en 1952 ; on voit le même processus de désarroi et d’assentiment s’emparer du parti Démocrate après la victoire de Reagan en 1980. C’est un congrès à la majorité Démocrate qui donne son accord à la politique de l’offre de Reagan en 1981, en ratifiant son projet d’une baisse massive des impôts en vue d’accélérer l’investissement.

D’ailleurs, avec l’arrivée au pouvoir de Bill Clinton en 1992, les Démocrates cèdent aux Républicains aussi bien sur le plan économique que régalien, adoptant notamment une réduction importante des aides sociales en 1996 et poursuivant une politique répressive contre l’utilisation des drogues, qui fait s’envoler le taux d’incarcération, ciblant disproportionnellement les hommes noirs.

Le consensus conservateur qui circonscrit les lignes de la politique américaine depuis presque cinquante ans est entré définitivement en crise avec le krach financier de 2008. Une lecture facile de ce tournant accorderait uniquement ce changement à la renaissance de la tradition progressiste. Certes, on peut parler d’un renouveau du progressisme : d’abord avec la victoire de Barack Obama, mais plutôt parmi les déçus de son mandat. La gauche américaine revoit de fond en comble sa pensée politique et sa stratégie. À la suite des mouvements tels Occupy Wall Street en 2011 ou encore Black Lives Matter, un nouveau progressisme cherche à renouer et à actualiser ses vieilles traditions, rétrécies et étouffées pendant la longue période d’hégémonie conservatrice.

Mais il paraît aujourd’hui impossible de prononcer The Death of Conservatism ( La mort du conservatisme), titre d’un livre remarqué de Sam Tanenhaus paru en 2009 dans le sillage de l’élection d’Obama. Le phénomène du Tea Party, cette révolte populiste qui a pris feu en opposition à la réforme du système de santé prônée par Obama, et dont certains figures de proues deviendrait les alliés de première heure de Trump, a montré que la droite américaine revoyait elle aussi ses présupposés intellectuels et ses priorités politiques.

Il faut donc aussi parler d’un renouveau de la droite, lourd d’implications pour l’avenir de la démocratie américaine. Trump lui-même sera un personnage passager – mais les effets profonds de son mandat se voient dans les débats et les controverses qui ont secoué la droite ces dernières années, qui nous donnent ainsi une esquisse de sa trajectoire de plus en plus inquiétante.

Quand Richard Nixon, dans un discours célèbre donné en 1969, a invoqué le soutien d’une « majorité silencieuse » en faveur de sa politique vietnamienne, il exprimait une des auto-conceptions essentielles du mouvement conservateur. Le pays était alors en proie à une élite libérale dont les préoccupations et les valeurs étaient profondément répugnantes pour la grande masse des américains. C’est un argument qui couve depuis longtemps et qui ne cesse de remonter à la surface.

En pleine guerre culturelle, la revue ultra-conservatrice d’inspiration catholique First Things publie une série d’articles en 1996 intitulée « La fin de la démocratie », en réaction à une décision judiciaire permettant le suicide médicalement assisté. Or les éditeurs notent que la décision marque une fissure profonde entre les valeurs et les mœurs du peuple américain et celles de son élite politique. « Le but des articles suivants est de développer cette proposition : le gouvernement des États-Unis ne gouverne plus par le consentement des gouvernés », car écrivent les éditeurs « la justice a en effet décidé que les questions les plus importantes quant à la façon dont nos vies se déroulent dépassent “les capacités de sa compétence” ».

C’est le refrain habituel entonné par les théoriciens de la « guerre culturelle » ou culture wars : la démocratie américaine serait prise en otage par une élite égarée et profondément immorale, qui ignorerait la culture intrinsèquement chrétienne de son peuple, qu’elle gouverne avec condescendance.

Cette conception est aujourd’hui en train de changer. La croyance selon laquelle la droite américaine détient l’ultime autorité morale, du fait de sa défense des origines judéo-chrétienne des États-Unis, n’a pas fléchi. Mais son regard sur la constitution démographique, sociologique et morale du pays qu’elle est censée représenter et défendre a changé. Les masses américaines ne seraient plus inévitablement ce peuple bon, scrupuleux et méfiant du relativisme moderne. Ces traces existent, certainement, mais une grande partie de la population se serait laissé entraîner par le cosmopolitisme et le nihilisme des progressistes.

On voit aujourd’hui la naissance d’une droite explicitement « illibérale, » méfiante de la démocratie et des masses égarées.

Ces thèses ont donné lieu à un débat de grande ampleur, déclenché en mars dernier avec la publication – encore par la revue First Things – d’un manifeste signé par plusieurs intellectuels et personnalités conservatrices intitulé « Against the Dead Consensus », (« Contre le consensus mort »). Mettant en cause la droite américaine de la génération de Reagan et de Bush, les auteurs fustigent un conservatisme qui défendait, de fait, la même philosophie que celle des progressistes valorisant l’autonomie individuelle… « Certes, le vieux consensus conservateur menait cette nouvelle génération de droite à faire semblant de s’intéresser aux valeurs traditionnelles. Mais sans parvenir à arrêter, pas même à faire reculer, la disparition des vérités permanentes, la stabilité familiale, la solidarité collective… Elle était aussi accusée d’avoir capitulé face à la pornographisation de la vie quotidienne, à la culture de la mort, au culte de la compétition ; de s’être inclinée face au multiculturalisme venimeux et étouffant. »

Mais qu’importent ces discussions théoriques et ésotériques, tenues par des intellectuels et des universitaires conservateurs largement marginaux ? C’est qu’elles touchent à une angoisse profonde qui semble hanter l’élite dirigeante de la droite américaine : le visage sociologique et culturel des États-Unis est indéniablement en train de changer. Ainsi, des cinq dernières élections présidentielles, le parti Républicain n’a gagné le vote populaire qu’une seule fois – en 2004 – alors qu’il a investi la Maison Blanche pour trois mandats.

Au lieu de s’adapter à ce changement, une partie grandissante de la droite tente de l’arrêter et même de l’inverser. Il faut dire que la constitution américaine est assez favorable pour des gouvernements minoritaires : le système du collège électoral qui élit le président est anti-démocratique et indirect, et le Sénat est fondamentalement disproportionnel – où la moitié de la population américaine n’a de fait que 20% des votes puisque chaque État, quelle que soit sa taille, envoie deux représentants. À cela s’ajoutent les exemples d’efforts divers fournis par les Républicains pour rendre moins accessible le vote à chaque élections.

Les journalistes Matthew Sitman et Sam Adler-Bell ont ainsi théorisé avec justesse la naissance d’une droite explicitement « illibérale, » méfiante de la démocratie et des masses égarées. Les débats actuels servent à en fournir la justification intellectuelle de la thèse de la culture war.

Dans l’imaginaire conservateur, les États-Unis ne seraient donc plus un pays uni autour des valeurs chrétiennes traditionnelles, largement ignorées par l’élite libérale dirigeante. Avec l’extension du consumérisme individualiste et l’arrivée continue des migrants non-blancs, le pays serait en proie à une guerre culturelle où la possibilité d’un pluralisme ou d’une vivre-ensemble serait dépassée. Comment donc gouverner un pays ainsi balkanisé ? Il s’agit de défendre et de protéger son groupe – ce qui veut dire, pour la droite, ce peuple blanc du heartland américain – contre les valeurs et les avancées des autres, l’élite professionnelle et cosmopolite des grandes villes et l’immigration que cette même élite encourage.

Il importe aussi de rompre avec l’obsessionnel laisser-faire de la vielle génération qui n’a fait qu’encourager la libéralisation et l’avancée des valeurs progressistes. Voici l’argument des intellectuels et des militants de la droite Trumpienne, réunie à Washington du 14 au 16 Juillet 2019 pour la conférence inaugurale du mouvement National-Conservateur. L’ordre du jour était au dépassement des vieux consensus conservateurs : la défense de la primauté du marché devait céder devant la défense formelle des valeurs judéo-chrétiennes. Si Trump lui-même semble rester dans le vieux logiciel Reaganien, réduisant encore la fiscalité des plus riches, ce ne serait que la conséquence de la persistance de vieux éléments au fond libéral.

C’est dans ce contexte que l’appel à une enquête visant la destitution de Trump est arrivé au Congrès ce septembre, après les révélations d’un possible chantage pour inciter le président Ukrainien à enquêter sur le fils du candidat Démocrate Joseph Biden. Au nom de la défense de la démocratie pluraliste, les Démocrates crient haro sur un énième exemple d’une ingérence liant Trump à une puissance étrangère dans le processus électoral américain. Par cette stratégie, il semblent supposer que leurs concurrents veulent encore jouer selon ces règles. Les médias de droite quant à eux parlent d’une chasse aux sorcières, d’un procès politique, et évoquent la menace d’une guerre civile.

La figure du « républicain modéré » plane encore, afin de délégitimer l’aile progressiste du parti Démocrate qui offenserait ses sensibilités. On invoque avec une nostalgie mystificatrice ces vieux Républicains qui – en dépit des différences idéologiques – respectaient la démocratie représentative. À en juger par la trajectoire de la droite américaine, c’est un mythe qui devient de plus en plus difficile à entretenir.


Harrison Stetler

Journaliste