Cinéma

Force à la loi – sur Les Misérables de Ladj Ly

Critique

Qui tirera le premier ? Les Misérables est un film d’une incroyable puissance sensorielle, qui nous arrime à un fatum à la réalisation duquel nous ne pouvons qu’assister – réduits à nous demander qui, de l’inéluctable violence, sera le premier agent. Et c’est dans la liberté de la fiction, une fois encore, que Ladj Ly signe une œuvre bouleversante, et profondément juste.

Qui s’est intéressé aux bavures policières dans les cités sera peut-être surpris de ne pas assister au brûlot politique qu’il attendait. Qui a lu Le combat Adama signé Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie également. En fait de critique frontale et radicale de la police, le film brosse un portrait autrement nuancé des rapports entre celle-ci et les jeunes banlieusards.

Comment décrire l’état de nerf dans lequel nous conduit ce film, sa puissance sensorielle ? Il nous laisse à la fois hagards et électrisés, foudroyés et désemparés. En dépit de ses défauts, irrésistiblement il nous travaille. Car sa force de frappe est torrentielle. Car il débouche sur un constat alarmant, qui entérine sinon décuple par la puissance de la fiction et des moyens cinématographiques nos craintes les plus abyssales quant au devenir de la France, à la possibilité qui semble s’effriter du vivre-ensemble entre divers groupes sociaux.

Dans la banlieue de Montfermeil, des gitans d’un cirque itinérant ont perdu Johny, leur lionceau. Ils menacent de mettre le feu aux poudres si les jeunes de banlieue, qu’ils accusent, ne le leur rendent pas au plus vite. L’équipe de la BAC s’empresse alors de retrouver l’animal, mais s’ils retrouvent l’identité du coupable, Issa, l’opération se déroule mal. L’un des policiers commet une bavure en touchant le gamin d’une balle de flash-ball. Le récit est presque réglé sur une unité de temps : il s’étire sur un peu plus de vingt-quatre heures seulement.

La première séquence du film est aussi réjouissante que la dernière est terrifiante. Cet écho antinomique est d’une redoutable efficacité. Toutes deux portées par une agitation et une effervescence toutes particulières, elles informent le fossé social qui grève notre société, entre policiers et banlieusards, dominants et dominés, puissants et misérables.

Le film commence par une scène de liesse consécutive à la victoire de l’équipe de France de football à la coupe du monde 2019. Mais ces images de « joie sans mélange » sont un leurre, un mirage. Le portrait idyllique d’une France unie dans la victoire et le bonheur se dissout dans la fugacité de l’instant. Le lendemain matin est empreint d’ironie, qui voit l’agente de police (Jeanne Balibar, toujours parfaite dans son irréductible fantaisie de jeu) se réjouir d’un ton neurasthénique de cette conquête sportive. Mais le ver n’était-il pas déjà dans le fruit, les attaques racistes à l’endroit de cette équipe bigarrée (socialement et racialement) ne furent-elles pas autrement plus nombreuses qu’en 1998 ?

Une première piste serait d’imputer à Ladj Ly le projet un peu opportuniste de réaliser une variante de La Haine du point de vue de la police. En effet, tout comme dans le film culte de Mathieu Kassovitz, les personnages principaux forment un trio. Mais la piste se dissipe très rapidement. Le film de Kassovitz témoignait d’une ambition épique procédant d’inspirations hollywoodiennes, avec une mise en scène dont la virtuosité confinait à l’ostentation plastique. De même, on pourra lire dans un certain nombre de signes des références ou des emprunts à d’autres « films de banlieue ». Comme cette bande de trois filles noires dont la dureté mâtinée de rires rappelle le film de Sciamma, Bande de filles. Comme cet épilogue plein de fureurs façon Jean-François Richet – Ma 6-T va crack-er.

Le film resserre le conflit apparemment inextricable de deux France sur des êtres de chair et de sang : qui, des forces de police, de l’État, de l’ordre dominant, ou de la banlieue, des misérables, des dominés, tirera le premier – si tir il y a …

La mise en scène est, dans l’ensemble, malheureusement, assez peu ambitieuse. Elle n’en témoigne pas moins d’un usage de la caméra à l’épaule et de zooms habile et cohérent, qui nous permet de nous immerger dans la fiction comme s’il s’agissait d’un documentaire. Le jeune cinéaste en vient, lui qui s’est déjà illustré avec deux documentaires, l’un sur cette cité où il a vécu, l’autre, remarqué et réussi, A voix haute : La Force de la parole, coréalisé avec Stéphane de Freitas.

Cette première force formelle, qui a la modestie d’une apparente saisie « sur le vif », s’entremêle à une seconde force, qui vient davantage du cinéma hollywoodien. Ainsi de ces plans en plongée totale qui assurent une fonction bicéphale : si d’une part ils renvoient, comme on le découvre vers le milieu du film, au drone que conduit un adolescent noir (qui a filmé la bavure), ils suggèrent également que l’issue dramatique, d’une innommable violence, ressortit à la fatalité, comme si elle était gouvernée par des forces secrètes et subreptices qui tissaient leur fil. Les quelques mouvements de caméra, travellings qui dessinent des trajectoires circulaires autour des personnages, ne disent pas autre chose, en ce qu’ils enferment ces derniers dans un projet qui les dépasse, noie leur volonté dans un déterminisme latent.

La musique participe également de cette atmosphère étouffante, nappes électroniques répétitives aux tonalités graves qui accroissent l’angoisse. L’inexorable nous attend, et le film sait jouer avec nos nerfs lorsqu’il laisse accroire, fugitivement, une fin apaisée ou du moins pacifique. Celle-ci impressionne alors d’autant plus par sa force d’évocation. Sa violence, graduelle, qui emporte tout. Le grisant de l’insurrection mêlé de la terreur de son surgissement.

Les tous derniers plans sont portés par une pointe formaliste, qui, du moins sur le moment, annihile toutes nos réserves et emporte un enthousiasme cinéphile autant que politique : un ralenti distille une manière de suspense tandis que le dernier plan se laisse grignoter, phagocyter par un fondu au noir que l’on n’est pas près d’oublier, dont le graphisme informe le malheur qui s’abat et obscurcit la banlieue comme notre présent, mais dont la durée laisse entrevoir comme une lueur d’espoir. Le film resserre ainsi le conflit apparemment inextricable de deux France sur des êtres de chair et de sang : qui, des forces de police, de l’État, de l’ordre dominant, ou de la banlieue, des misérables, des dominés, tirera le premier – si tir il y a …

L’adolescent qui conduit le drone – incarné par le fils de Ladj Ly – est une sorte d’avatar du cinéaste, aussi bien présentement, en tant qu’il a fabriqué ce film, qu’adolescent, au même âge. Il est ce personnage taiseux, la bouche ouverte, qui se laisse dominer par une bande de filles, mais qui n’en garde pas moins son œil de lynx. Ce garçon qui préfère se glisser, à travers sa caméra, dans les chambres d’adolescentes plutôt que de jouer au foot avec les autres.

La dernière scène le conserve dans cette position d’observateur ; cette fois à travers un trou de serrure, il assiste à l’émeute sans y prendre part, et malgré son regard stupéfait, il ne semble pas partager la haine de ses camarades banlieusards pour les forces de l’ordre en présence. A l’image du cinéaste dont le regard envers celles-ci reste empreint d’une certaine bienveillance. En effet l’un des intérêts du film, qui peut pourtant procéder d’une déception première, est de ne pas sacrifier au manichéisme. Le film cherche à nous faire partager la position de cet adolescent.

Le film outrepasse l’ancrage et la représentativité sociologique pour se déployer dans des élans fictionnels plus libres, qui comportent leur vérité en eux-mêmes.

D’un côté, comment ne pas comprendre la violence revancharde du jeune Issa, grièvement blessé à l’œil et encore doublement humilié – par le gitan « père » du lionceau, qui l’amène dans la cage au lion, lequel le frôle, et l’entraîne à uriner dans son pantalon, puis par Chris qui le somme de dire « c’est moi qui ai fait ça » ? Et comment ne pas y voir non pas un cas purement isolé, mais l’expression plus générale d’une insurrection presque nécessaire au regard de la violence exercée à l’endroit des habitants de cité ?

De l’autre, comment ne pas trouver injuste pour ces policiers de subir une violence aussi implacable et dévastatrice à grands coups de cocktails Molotov, pris aux pièges de l’exiguïté d’une cage d’escalier ? Comment ne pas éprouver, malgré tout, un minimum d’empathie pour ce trio de flics du point de vue desquels le film est raconté ? D’autant plus pour celui qui se sera attaché jusqu’au bout à se placer du côté des jeunes de la banlieue. A l’instar de l’avatar de Ly, nous sommes tiraillés.

Ces trois personnages de policiers sont criants de vérité, et la justesse des acteurs n’y est sans doute pas étrangère. Cependant, leur caractérisation reste assez monolithique. Mais la réserve que l’on pourrait émettre à l’endroit de cette unilatéralité psychologique constitue sans doute, finalement, une des forces du film : décliner différentes figures de flic presque archétypiques qui battent en brèche l’idée selon laquelle il y aurait une essence de policier. Il est vrai, à ce titre, que l’on se trouve désarçonné : loin de ce milieu socioprofessionnel, on pourrait presque reprocher à Ly de se placer de leur côté. Mais le film, précisément, outrepasse l’ancrage et la représentativité sociologique pour se déployer dans des élans fictionnels plus libres, qui comportent leur vérité en eux-mêmes.

Ainsi trouvera-t-on Chris (Alexis Manenti), le chef de la BAC (l’acteur est de surcroît coscénariste du film) irritable au possible, à l’humour pataud et aux licences douteuses : c’est la figure de flic-repoussoir. En effet, que dire d’un flic qui se croit au-dessus des lois, jouissant de la liberté que lui octroie, de fait, sa profession, la violence légitime dont il a le monopole ?

Ainsi de cette scène où il profite de sa position pour « dominer » de jeunes banlieusardes dont le seul délit est de fumer un peu d’herbe. Il cherche à impressionner le nouveau de la BAC, en lui montrant les pouvoirs qui lui sont permis, comme de « palper » une adolescente pour vérifier si elle a du shit sur elle. Et Chris de prendre le téléphone portable de sa camarade qui a filmé la palpation pour le fracasser sur le sol. Malheureusement, ces contrôles en banlieue, notamment de noirs ou d’arabes, sont très nombreux – un jeune de ces origines en subit cinq à dix par jour selon Geoffroy de Lagasnerie. Cette destruction d’une preuve de violences policières préfigure, du reste, l’enjeu narratif qui formera le nœud dramatique du film. Par ailleurs, les « kechichiens » penseront forcément à la fameuse scène de L’esquive, à la fin du film, dans laquelle une simple palpation pour un peu d’herbe finira par une violence physique injustifiée.

Jusqu’à la fin du film, Chris accumulera les griefs, contrevenant aux marques de respect les plus élémentaires avec les jeunes banlieusards, s’escrimant à protéger sa position et sa profession lorsque sa réputation est en danger et nouant pour ce faire les accords les plus frauduleux avec des personnages aussi obscurs que « puissants » à l’intérieur de cette cité.

Un moment paroxystique dans le récit sédimente le personnage : « c’est moi la loi » crie-t-il dans une explosion de colère. Or, comme l’écrit Geoffroy de Lagasnerie dans Le combat Adama, « La violence policière, c’est lorsque la police est en train d’essayer d’étendre l’espace de ce qu’elle est autorisée à faire, lorsqu’elle travaille à augmenter son autorité. (…) Il s’agit pour les policiers ou les gendarmes d’essayer de repousser la définition de ce qui est possible pour eux. Ils sont en train de créer une nouvelle légalité, de donner un contenu nouveau aux règles de leur action que nous n’avons pas encore intériorisé. (…) Ce que nous désignons comme “violence policière” est un moment de création de droit par la police. »

Pourtant, il paraît difficile de soupçonner ce personnage de racisme (à proprement parler), tout comme on se surprend à des accès de mansuétude à son égard lorsqu’il retrouve sa famille et qu’il doit encore, après cette journée difficultueuse, périlleuse, éreintante, s’occuper de ses deux filles. De même qu’on ne saurait se réjouir de ses blessures aux yeux lors de la séquence finale.

Mathieu Bonnard, que l’on avait découvert chez Alain Guiraudie dans son dernier film en date, l’admirable Rester Vertical, campe Pento, le « petit nouveau », naïf, un peu utopiste, dont l’humanisme va se frotter à la violence du terrain. Structure narrative classique qui permet de faire du personnage une sorte de relais du spectateur, en découvrant petit à petit les réalités d’un métier confronté à la dureté d’un milieu.

Pento peut sembler au début légèrement passif, voire « mou », manquant du « nerf » que la pratique de ce métier requiert. Mais progressivement, le récit laisse apparaître la force de conviction et de caractère qu’il recèle in fine. C’est lui qui va parvenir à négocier avec Salah, le tenant musulman du kebab dont le calme souverain et la droiture apparente cachent un passé insoupçonné de fichier S – d’ailleurs Ly bat en brèche les clichés sur les religieux, en particulier musulmans, qui seraient dangereux. En nouant le dialogue, Pento parviendra ainsi à limiter les conséquences dramatiques et irréversibles auxquelles pourrait conduire le partage d’une telle vidéo.

Ce personnage est, on l’aura compris, l’envers de Chris. L’opposition diamétrale dans leur conception du métier progresse le long du récit : d’abord un surnom peu flatteur refusé, puis une « blague » de bizutage mal digérée, mais surtout le refus de camouflage d’une bavure. Il constitue une figure de policier idéaliste telle que Lagasnerie en esquisse les contours : « inventer des forces de l’ordre démocratiques nécessiterait de parvenir à créer des policiers et des gendarmes capables de laisser partir. De ne pas considérer l’éventuel délinquant qu’on laisse s’enfuir comme un échec mais comme une victoire de la rationalité sur les pulsions spontanées. ».

La bavure est exécutée par le dernier membre du trio, Gwada (Djebril Zonga), un noir qui est lui-même originaire de cette cité de Montfermeil. Plutôt taiseux comparé à un Chris des plus loquaces, le mystère dont il restera empreint jusqu’à au bout du film ne suffit pas à dissiper la déception que nous inspire la caractérisation de ce personnage. En effet, ses origines sont au final assez peu exploitées : tout se passe comme s’il partageait (ou presque) l’extranéité apparente des deux autres policiers à ce monde social. Certes, il y a ces larmes versées au terme de cette journée regrettable, qui manifestent le regret d’avoir en quelque sorte « trahi » ses origines sociales, d’être passé de l’autre côté.

Mais on s’étonne malgré tout de ne voir dans les yeux d’aucun banlieusard un regard différent que celui porté sur les autres policiers. Un manque de vraisemblance qui étonne un peu de la part d’un réalisateur lui-même noir et issu de ce milieu. Il participe d’un ensemble de défauts qui ne soustraient pas, pour autant, le film à l’empreinte qu’il laisse dans nos mémoires, à son désir nécessaire d’avertir les politiques, à son efficace qui, on n’en doute pas, en fera un succès populaire certain peut-être comparable à celui de La Haine.


Aurélien Gras

Critique, Doctorant en études cinématographiques

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