Santé

Réforme de l’Aide médicale d’État : de quoi parle-t-on ? (1/2)

Médecin

Le gouvernement a annoncé début novembre sa volonté de réformer l’Aide médicale d’État (AME), qui couvre couvre les soins des étrangers en situation irrégulière, afin dit-il de limiter le « tourisme médical »… Il s’agit plus généralement de repenser la politique d’accueil, et peut-être aussi la philosophie du système de protection sociale français. Avant d’analyser les tenants et les aboutissants de cette politique, ce premier volet propose un retour sur l’histoire et la nature de l’AME aujourd’hui.

L’immigration fait régulièrement la une des médias dans une période où l’économie ne permet pas la relance espérée et la précarité grandissante fait le lit des extrémismes. Dans ce contexte, des hommes politiques attaquent régulièrement l’Aide médicale d’état (AME), couverture maladie pour les étrangers en situation irrégulière, et la prise en charge des demandeurs d’asile. C’est dans ce contexte que le gouvernement vient d’annoncer ces mesures sur l’immigration, l’AME et la couverture maladie des demandeurs d’asile. Mais que sait-t-on de l’AME ? Qui en bénéficie ? Combien cela coûte vraiment ? Quelle importance pour la santé publique ? L’AME entraine-t-elle un « appel d’air » et une immigration massive pour raison de santé ?

Pour répondre à ces questions, il convient de prendre un peu de recul et de rappeler l’histoire de notre système de protection sociale.

Le système de protection sociale français

L’accès aux soins des personnes résidant en France, qu’ils soient ou non issus de l’immigration, est un droit fondamental affirmé et réaffirmé dans plusieurs textes nationaux et internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, le préambule de la constitution française, ou encore le Code de la santé publique.

Il repose, en France, sur le principe d’une prise en charge des soins par l’Assurance maladie, qui fait partie intégrante de la Sécurité sociale qui a été mise en place en 1945 au lendemain de la seconde guerre mondiale sur la base du programme du Conseil national de la résistance. L’Assurance maladie reposait initialement sur le travail et bénéficiait également aux ayants droits de ces travailleurs, indépendamment du statut administratif (les travailleurs sans papiers cotisaient et étaient donc couverts).

La couverture maladie de base procurée par l’Assurance maladie devait être complétée par une complémentaire santé privée que chacun devait souscrire moyennant cotisation. Les personnes non couvertes par l’Assurance maladie relevaient des structures de charité ou d’une aide pour les indigents appelée Assistance médicale gratuite, créée par une loi de 1893, renommée Aide médicale départementale en 1983. Elle nécessitait d’aller chercher un bon à la mairie ou au département pour pouvoir bénéficier d’une consultation ou d’un soin.

Suite au mouvement de lutte contre l’exclusion sociale à la fin des années 1980 et à la création de « consultations précarité » pour les personnes n’ayant pas accès aux soins, une politique d’universalité d’accès aux soins a été votée et a élargi les personnes éligibles à l’Assurance maladie (réforme Couverture maladie universelle – CMU – de 1999). Une complémentaire santé appelée CMU complémentaire (CMU-C) a également été créée pour permettre la couverture de la part complémentaire pour les plus pauvres (sous critère de ressource). En 2016, cette universalité a été réaffirmée à l’occasion de la réforme Protection universelle maladie (PUMA) dont le nom est parfois utilisé dans le langage courant pour parler de l’Assurance maladie.

Ce système universel bénéficie donc à l’ensemble de la population française, y compris les étrangers en situation régulière vivant en France (hors visa). En parallèle des Permanences d’accès aux soins de santé (PASS) ont été créées dans les hôpitaux pour permettre l’accès aux soins de ceux qui n’avaient pas encore de couverture maladie.

Dans le contexte économique morose de la fin du XXe siècle et le frein mis à l’immigration de travail, la loi 93-1027 du 24 août 1993 dite « Loi Pasqua » a bouleversé l’organisation Assurance maladie / Aide médicale départementale en introduisant une condition de régularité de séjour pour pouvoir bénéficier de l’Assurance maladie. Les étrangers en situation irrégulière, y compris les travailleurs sans papiers qui cotisaient, s’en sont donc retrouvés exclus. Ces derniers n’ont alors eu comme seul recours, comme les plus pauvres, de se tourner vers l’Aide médicale départementale.

À l’occasion de la réforme CMU, la majorité des bénéficiaires de l’Aide médicale départementale furent inclus dans l’Assurance maladie. L’AMD fut alors réformée comme une aide sociale uniquement pour les étrangers en situation irrégulières, laissés à l’écart de l’Assurance maladie, et fut renommée Aide médicale d’état (article L. 251-1 du code de l’action sociale et des familles du 23/12/2000). L’AME est ainsi une aide sociale valant couverture maladie, matérialisée sous forme de carte sans puce (et non plus de bon individuel) permettant une prise en charge à 100% des soins courants définis dans son panier de soins.

L’AME couvre donc à la fois la part base et complémentaire des soins. Les critères pour pouvoir en bénéficier sont d’être étranger en situation irrégulière, de résider en France de manière stable depuis plus 3 mois (il faut faire la preuve de cette présence en France) et d’être en dessous d’un seuil de ressources très bas (de l’ordre de 750 euros par mois pour une personne seule). Une fois acquise, l’AME donne droit à un panier de soins pris en charge par l’Assurance maladie (qui agit pour le compte de l’État) et qui est sensiblement inférieur au panier dont bénéficient les bénéficiaires de l’Assurance maladie et de la CMU-C (pas de prise en charge des prothèses dentaire ou encore des médicaments remboursés à 15%). Elle permet la prise en charge des consultations en ville et à l’hôpital, des prescriptions et du forfait hospitalier à l’exception des prothèses et des dépenses d’optique.

Depuis 2011, sont exclus de la prise en charge, les frais relatifs aux cures thermales ainsi que les actes, médicaments et produits spécifiques à l’assistance médicale à la procréation (Article R. 251-1 du Code de l’action sociale et des familles). Un « ticket d’entrée » de 30 euros avait été instauré en 2011, puis annulé en 2012. L’AME donne droit à la dispense de l’avance des frais. Cette aide sociale est valable un an et peut être renouvelée à son issue sans limitation de durée.

Même si on peut regretter la décision de 1993 d’exclure les travailleurs sans papiers de l’Assurance maladie, la mise en place de l’AME a grandement facilité l’accès aux soins de ces derniers en comparaison à la situation antérieure reposant sur des bons qu’il était difficile d’obtenir et d’utiliser. Cependant, des difficultés sont tout de même rencontrées dans leur accès aux soins, principalement en raison de refus par certains médecins et dentistes de recevoir les bénéficiaires de l’AME mais aussi de la CMU-C.

La sociologue Caroline Desprès s’est intéressée à ces refus de soins et a démontré qu’ils sont en grande partie dus au fait que les praticiens sont obligés d’appliquer le tiers payant (n’ont pas le droit de demander d’avance des frais) et n’ont pas le droit de pratiquer de dépassements d’honoraire quand ils prennent en charge une personne bénéficiaire de la CMU-C ou de l’AME. Ces derniers considèrent alors que c’est un retard et un manque à gagner qu’ils n’acceptent pas. De plus, les bénéficiaires de l’AME ne disposant pas d’une carte vitale à puce, les praticiens sont obligés de réaliser une feuille de soins et de la faire parvenir à l’Assurance maladie (qui gère l’AME, aide sociale, pour le compte de l’État).

Ils considèrent que c’est une lourdeur administrative et certains déclarent des problèmes de non-paiement de l’Assurance maladie. Il existe certainement aussi des raisons non avouées de point de vue personnel vis à vis de l’immigration : opposition à l’immigration irrégulière, racisme, sentiment – non confirmé par les études scientifiques – que les bénéficiaires de la CMU-C et de l’AME surconsomment des soins. Ces raisons sont plus difficile à mettre en évidence lors d’un travail sociologique où les soignants peuvent se cantonner à des déclarations socialement désirables.

Nombre de bénéficiaires par couvertures maladie

Maintenant que nous avons précisé ces éléments historiques importants sur notre système de protection sociale, faisons un point sur le nombre de bénéficiaires de chacune de ses couvertures maladies et sur les immigrés en France.

La grande majorité des personnes résidentes en France ont une couverture maladie de base qui est l’Assurance maladie (régime général, 57 millions de bénéficiaires, ou régimes spéciaux). La CMU dite de base qui bénéficiait à 2,4 millions de personnes en 2015 a été fusionnée avec l’Assurance maladie en 2016.  La part prise en charge par l’Assurance maladie de la consommation totale de soins et de biens médicaux (CSBM) s’élevait à 78% en 2018, soit 159 milliards d’euros.

La majorité (93%) des bénéficiaires de l’Assurance maladie ont une complémentaire santé (de type mutuelle ou assurance privée), 5,3 millions de personnes pauvres bénéficiaient de la CMU-C et 1,2 millions avaient bénéficié d’un chèque d’aide à la souscription d’une complémentaire santé appelé Aide à la complémentaire santé (ACS). La CMU-C et l’ACS ont fusionné au 1er novembre 2019 et ont été renommé Complémentaire santé solidaire (CSS) avec ou sans cotisation qui devrait bénéficier à près de 10 millions de personnes.

L’Aide médicale d’état, quant à elle, couvrait 220 000 étrangers en situation irrégulière en 2010 et 320 000 en 2018.

Immigrés/migrants et couverture maladie

L’Insee estime que les immigrés (personnes nées étrangères à l’étranger indépendamment de leur ancienneté d’arrivée en France) représentent 9,7% de la population française, soit 6,7 millions d’habitants. Parmi eux 2,4 millions ont acquis la nationalité française (immigrés naturalisés) et 4,8 millions sont étrangers. Comme pour les personnes nées en France, la majorité des immigrés cotisent, sont couverts par l’Assurance maladie et ont une complémentaire santé personnelle. Les plus pauvres bénéficient de la CSS.

On parle souvent des demandeurs d’asile, dont le nombre varie chaque année en fonction de l’instabilité du monde mais est de l’ordre de 100 000 personnes chaque année. Ces derniers sont en situation régulière tant que leur dossier n’a pas été étudié par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides(OFPRA), n’ont pas le droit de travailler et sont mis sous la protection de l’État qui est censé les héberger et leur donner un petit pécule pour vivre. Ils sont donc couverts par l’Assurance maladie et la CSS, pour peu qu’ils aient fait la démarche d’ouverture des droits. La dépense de soins pour les demandeurs d’asile a récemment été estimée à 200 millions d’euros, soit 0,1% des dépenses de l’Assurance maladie.

On estime qu’en plus de ces immigrés recensés qui sont en situation administrative régulière, il y aurait près de 500 000 étrangers sans papiers en France (estimation approximative basée sur le nombre de bénéficiaires de l’AME et d’une estimation du taux de non recours).

C’est un groupe très hétérogène composé de migrants primo-arrivants et d’immigrés en France parfois depuis des années mais n’ayant pas ou ayant perdu leur droit au séjour (déboutés du droit d’asile, travailleurs immigrés ayant perdu leur emploi, conjoints de français séparés, immigrés n’ayant pas renouvelé dans les temps leur titre de séjour, etc.). Ils sont éligibles à l’AME. Le coût de l’AME pour l’État, de l’ordre de 900 millions d’euro, est certes une somme significative mais qui ne représente que 0,6% des dépenses de l’Assurance maladie. Près des deux tiers de cette dépense est représentée par des frais hospitaliers.

Prise en charge des étrangers en situation irrégulière en Europe

Si on compare notre système de santé aux autres pays européens concernant les étrangers en situation irrégulière, le système français est en effet assez universel et permet un accès aux soins de ces derniers (quand ils ne sont pas confrontés à des barrières administratives à l’ouverture de leurs droits et qu’ils ne subissent pas de refus de soins de la part des professionnels de santé).

La plupart des pays, en dehors de la Suisse, prévoient une prise en charge gratuite des soins urgents ou aigus. Concernant les soins non urgents, outre la France, un égal accès aux soins est assuré aux étrangers sans papiers au Portugal, en Espagne, en Belgique et en Italie (où tout le monde peut bénéficier du même accès au système de santé). L’Angleterre, la Hollande et la Suède réservent quant à elles le choix de la prise en charge des soins aux professionnels de santé ou demandent une participation financière.

D’autres pays, en revanche, ne permettent pas un accès équivalent en dehors des « soins urgents », ce qui revient à prendre en charge les pathologies à un stade avancé, mettant en danger la santé de la personne et nécessitant des soins plus couteux qui ne représenteront donc pas, in fine, une économie pour le système de santé. Les choix de ces systèmes reposent le plus souvent sur des postures politiques plus que sur une évidence de santé publique. Au-delà des questions éthiques et déontologiques que cela pose, plusieurs travaux démontrent qu’il est plus couteux de restreindre l’accès aux soins primaires et préventifs non urgents, puisque les systèmes de santé se retrouvent à prendre en charge les pathologies à un stade avancé et couteux.


Nicolas Vignier

Médecin, Praticien hospitalier, Chercheur associé à l'équipe de recherche en épidémiologie sociale (Iplesp-Inserm-Sorbonne Université), Institut Convergences et Migration