Santé

Réforme de l’Aide médicale d’État : un débat politisé (2/2)

Médecin

Si les études démographiques démontrent que la migration pour raison de santé est un motif marginal, l’enjeu politique a remis cette question sur le devant de la scène. Le gouvernement a ainsi fait début novembre des annonces qui, au nom de situations problématiques réelles mais marginales, prennent le risque d’une remise en question globale de l’accès aux soins des personnes migrantes.

En France, l’Aide médicale de l’État (AME) fait l’objet d’attaques politiques répétées, certains députés appelant à sa suppression pure et simple, là où d’autres personnalités politiques, des ONG et des soignants engagés auprès des migrants en situation de précarité appellent à sa défense en l’état voire, mieux, à son intégration au sein de l’Assurance maladie afin de faciliter les parcours de soins.

publicité

Les annonces récentes du gouvernement reflètent cette dualité de sauvegarde du dispositif en cédant sur certains points aux détracteurs de l’AME. Elles semblent vouloir répondre à la fois à ces appels politiques de remise en question de l’AME en la mettant à l’agenda politique, tout en promettant son maintien pour la santé publique au prix de contrôles renforcés de son accès et d’une analyse approfondie de son efficacité et éventuels détournements.

À cette fin, une mission a été confiée en juin à aux Inspections générales des affaires sociales (IGAS) et des finances (IGF) pour faire le point sur l’AME. Les conclusions de cette mission ont été rendue publiques 48 heures avant les annonces du gouvernement et font l’objet de plusieurs critiques. Elles proposent la mise en place d’un délai de carence concernant certains soins programmés, mais, en même temps, soutiennent que la volonté de réduire l’attractivité de la France ne saurait justifier une restriction du dispositif en dehors des « cas de fraude et d’usages abusifs ». Ainsi, il est proposé une sauvegarde du dispositif mais une lutte « visible et volontaire » contre la fraude.

Ces fraudes sont-t-elles avérées ? En fait, peu de données factuelles justifient ce débat et les conclusions de la mission, en dehors des chiffres mis en avant par la mission sur les soins liés aux cancers et à l’insuffisance rénale terminale. La mission invite aussi à un contrôle accru des hébergeurs, les personnes sans domicile ayant l’obligation de fournir une domiciliation pour pouvoir déposer une demande d’AME, toujours dans cette logique de lutte contre la « fraude ». Cette proposition risque de précariser encore plus les personnes faisant face à la précarité du logement (et leur vulnérabilité face aux marchands de sommeil) et augmenter le risque de renoncement à l’AME et aux soins préventifs et curatifs.

Toutes les études démographiques sur la migration démontrent que la migration pour raison de santé est un motif de migration marginal.

La mission propose aussi de basculer les demandeurs d’asile vers l’AME ou de mettre en place un délai de carence de 3 mois avant leur ouverture des droits et de réduire de 12 mois à 3 mois la durée de maintien des droits si leur demande d’asile est rejetée. Cette proposition est inquiétante car c’est la première fois que la légitimité des demandeurs d’asile dans leur accès aux soins est remise en question, alors que toutes les études signalent l’état de santé physique et psychologique dégradé chez ces derniers et de leur vulnérabilité spécifique en France, en particulier durant ces premiers mois après leur arrivée (voir notamment l’enquête ANRS Parcours pour le risque d’exposition au VIH en France).

Enfin, la mission recommande de « renforcer la coopération hospitalière avec les principaux pays d’origine des étrangers en situation irrégulière en y incluant un volet de dissuasion de la migration pour soins ». Pourtant, toutes les études démographiques sur la migration démontrent que la migration pour raison de santé est un motif de migration marginal. Dans l’enquête Parcours, la majorité des immigrés sont venus pour « tenter leur chance », c’est-à-dire trouver du travail, une vie meilleure. Puis, en second rang, pour rejoindre quelqu’un de la famille, ou fuir un pays où ils étaient en danger, ou encore faire des études. Moins de 5 % déclarent être venus pour raisons de santé.

De plus, la majorité des immigrés atteints de pathologies chroniques ont découvert leur maladie après leur arrivée. En effet, pour migrer, il faut être en bonne santé et avoir des moyens financiers, ce qui n’est souvent pas possible pour les personnes atteintes de pathologies sévères. Par exemple, 90% des immigrés d’Afrique subsaharienne vivant avec le VIH en France ont découvert leur infection après leur arrivée et près de la moitié a même été infectée après son arrivée en France, en lien, notamment, avec une insuffisance d’accès aux aides sociales et à la prévention.

La mission dit avoir déduit de chiffres croissants du recours à certains soins très spécialisés (dialyse, chimiothérapie et radiothérapie) par les bénéficiaires de l’AME et l’analyse de certains dossiers dans les services spécialisés, l’hypothèse d’une migration pour soins. Pourtant, ces situations, qui concernent quelques individus (l’étude a concerné 140 dossiers) ne représentent qu’une infime minorité des personnes migrantes qui, bien qu’elles puissent déstabiliser certaines structures de prise en charge comme les centres de dialyse, ne sauraient justifier une restriction de l’accès aux soins de l’ensemble des personnes migrantes et plus particulièrement des plus vulnérables, les demandeurs d’asile et les étrangers en situation irrégulière.

Enfin, à contre-courant des propositions précédentes, la mission reconnaît les barrières rencontrées par les bénéficiaires de l’AME dans leur accès aux soins, notamment en ville (refus de soins) et font plusieurs propositions pour faire tomber ces barrières. Ils citent l’enquête « Premiers pas » qui estime à jusqu’à 50% le taux de non-recours à l’AME parmi les étrangers en situation irrégulière, et que 29% des non-couverts déclarent avoir eu un problème de santé pour lequel ils ne sont pas allés voir un médecin (renoncement aux soins).

La sortie de ce rapport a été suivie, le 6 novembre, de l’annonce par le Premier ministre et la ministre de la Santé des mesures prévues sur l’immigration, et l’accès aux soins des immigrés. La ministre de la Santé a annoncé un maintien global de l’AME dans son état actuel, sans remise en question profonde de son panier de soins, mais en l’assortissant de mesures de restriction d’accès et d’une volonté d’augmenter les contrôles des bénéficiaires de l’AME et de durcir modalités de dépôt des dossiers de demande. Un délai de 3 mois « en situation irrégulière » (et non plus de 3 mois de résidence effective en France) sera instauré avant de pouvoir bénéficier de l’AME, repoussant ainsi le délai d’ouverture des droits notamment chez les immigrés entrés avec un visa, et ceux perdant ou ayant omis de renouveler un titre de séjour, dont les déboutés du droit d’asile.

La réduction de 15 millions d’euros des crédits alloués à l’AME est un geste politique symbolique contradictoire avec la décision de maintien du dispositif et du constat du haut niveau de non-recours.

À côté de ces mesures sur l’AME, un délai de carence pour l’accès à l’Assurance Maladie pour les demandeurs d’asile a également été annoncé, ainsi qu’une limitation de la durée de couverture de 6 mois au lieu de 12 mois pour les déboutés du droit d’asile et des autres titres de séjour courts. Une interruption des droits pour les personnes s’étant fait notifier une obligation de quitter le territoire français est également envisagée.

Quelques jours plus tôt avait été voté le maintien du budget de l’AME. Le jeudi 7 novembre a été voté un amendement au projet de loi de finance réduisant de 15 millions les crédits alloués à l’AME, considérant que la lutte contre les « abus » permettrait ces économies. Ce geste politique symbolique est contradictoire avec la décision de maintien du dispositif et du constat du haut niveau de non-recours.

Un autre amendement voté autorise le gouvernement à fixer par décret le délai minimal d’inscription à l’AME pour pouvoir bénéficier de certains soins comme la chirurgie orthopédique programmée, la chirurgie de la cataracte, la kinésithérapie et les transports sanitaires. Le même amendement « limite les possibilités de dépôt de demande d’AME à une comparution physique en caisse primaire d’assurance maladie ou bien, en cas d’empêchement, à un dépôt par l’intermédiaire de l’hôpital ou de la permanence d’accès aux soins de santé ».

Cette décision va profondément compliquer les possibilités d’ouverture des droits à l’AME et risque par ricochet d’engorger encore un peu plus les services sociaux hospitaliers et les PASS (Permanences d’Accès aux Soins de Santé) qui sont déjà en difficulté. Cette mesure va venir engorger les guichets de ces caisses, qui n’ont pas les moyens d’accueillir toutes les personnes. Cet engorgement des PASS  va être aggravé par les restrictions à l’ouverture des droits des étrangers en situation irrégulière et des demandeurs d’asile, obligeant ces derniers à s’adresser aux PASS (soins gratuits hospitaliers) ou aux urgences pour se faire soigner.

Plusieurs communiqués de presse collectifs associatifs, de soignants (tribune des 805 médecins dans le JDD), de syndicats et de l’ordre des médecins mais aussi de chercheurs de l’Institut convergences et migration ont dénoncé les effets négatifs attendus de ces mesures en termes de santé individuelle, comme l’aggravation des troubles psychiques, mais aussi collective en retardant le diagnostic et la prise en charge de pathologies transmissibles comme la tuberculose maladie et en augmentant les coûts de prise en charge de certaines pathologies à un stade avancé. Dans une autre pétition, près de 1000 soignants soulignent aussi leur obligation déontologique de soins, rappellent leur engagement dans le cadre du serment d’Hippocrate et s’interrogent sur les modalités de prise en charge de ceux qui seraient exclus de notre système de protection sociale.

Les associations rappellent le caractère primordial de la couverture de santé des personnes demandeuses d’asile ou sans papiers, ces dernières étant déjà confrontées à des multiples barrières pour accéder à leurs droits et aux soins, au risque de les pousser vers une prise en charge encore plus tardive ou plus restreinte. Elles soulignent aussi les conséquences attendues sur les soignants de ville ou hospitaliers, pourtant déjà en souffrance, ainsi que sur les finances hospitalières déjà fragilisées.

Le débat sur l’AME est éminemment politique, sans reposer sur de réelles données probantes qui feraient craindre une dérive de notre système de protection sociale et menacerait sa stabilité.

Représentant une part infime des dépenses publiques de santé (0,5 % des dépenses de l’assurance maladie), l’AME permet à des personnes dans une précarité administrative et sociale de se soigner. Plusieurs travaux ont clairement établi que l’accès à une couverture maladie est un des déterminants majeurs de l’accès aux soins pour ces personnes, soumises à des risques de santé importants en raison de leurs parcours de migration et de leurs conditions de vie sur le territoire. C’est ce que montrent les enquêtes Trajectoires et Origines, Premiers pas, l’enquête PARCOURS pour le VIH, l’enquête Dsafhir pour les femmes exposées aux violences, la cohorte PreCARE pour les risques de morbidité maternelle et périnatale chez les femmes sans papiers et les travaux du Dr Tortelli sur le risque d’évolution vers la psychose des troubles psychiatriques insuffisamment pris en charge à l’arrivée.

De même, les études économiques montrent que maintenir un accès aux soins primaires et préventifs pour les personnes en situation irrégulières et les demandeurs d’asile est coût-efficace et permet à terme de réduire les coûts pour la santé publique qui serait induits par la prise en charge des maladies à un stade avancé nécessitant hospitalisations et traitements couteux. L’étude Equihealth par exemple évalue à plus de 50% les économies réalisables en garantissant un accès aux soins précoce des étrangers en situation irrégulière. De la même manière, l’Agence de l’Union européenne pour les droits fondamentaux a rendu un rapport en 2015 qui conclut que la garantie d’un accès aux soins rapides pour les étrangers en situation irrégulière est non seulement un droit mais est aussi coût-efficace en comparaison avec le seul recours à des soins urgents.

En conclusion, on peut se satisfaire que l’AME ait globalement été sauvegardée dans ses grandes lignes, sans restriction importante de son panier de soins ni mise en place d’un droit d’entrée ou d’un ticket modérateur. Cependant, les mesures annoncées associant l’instauration de délais de carence, d’un contrôle administratif accru et de lutte contre la « fraude », considérées comme symboliques, risquent d’avoir un réel impact sur l’accès aux soins des plus vulnérables.

Le débat qui a lieu en France sur l’AME est éminemment politique, sans reposer sur de réelles données probantes qui feraient craindre une dérive de notre système de protection sociale et menacerait sa stabilité. Même si certaines situations problématiques, comme la prise en charge de patients étrangers dialysés ou atteints de cancer, méritent d’être discutées et travaillées, pour ne pas déstabiliser le système de prise en charge spécialisé français, il ne justifie pas une remise en question globale de l’accès aux soins des personnes migrantes au risque de voir leur état de santé déjà dégradé s’aggraver, d’exposer la population générale à la réémergence de pathologies transmissibles et in fine, de coûter plus cher à notre système de protection sociale. Les soignants qui sont en première ligne sont opposés aux mesures annoncées et rappellent leur devoir déontologique de prise en charge de tous sans discrimination, à commencer par les plus vulnérables, qui sont les premiers concernés.

 

NDRL : Le premier volet de cet article, “Réforme de l’Aide médicale d’État : de quoi parle-t-on ?” est accessible ici.


Nicolas Vignier

Médecin, Praticien hospitalier, Chercheur associé à l'équipe de recherche en épidémiologie sociale (Iplesp-Inserm-Sorbonne Université), Institut Convergences et Migration