Société

Vivre autrement

Anthropologue, sociologue et médecin

Réfléchir à ce que signifie « être vivant », c’est aussi prendre en compte la dimension active de l’expression, comme le suggère le détour par l’anglais, qui la traduirait par « to live ». À ce titre, la vague de mouvements sociaux survenue partout dans le monde au cours de l’année 2019, s’élevant contre une existence de plus en plus contrainte, résonne comme une puissante volonté de vivre autrement. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2020 dont le thème est « Être vivant ».

Être vivant. Tel est le thème de la Nuit des idées, belle et riche initiative qui, une fois l’an, permet à des chercheurs, des auteurs et des artistes de rencontrer des publics, en France mais aussi en de nombreux lieux de la planète. L’intitulé de cette année, être vivant, est volontairement ambigu. Groupe nominal, l’expression désigne tout individu ou toute espèce qui présente des propriétés caractéristiques de la vie, qu’il s’agisse d’un animal, d’une plante, d’un agent microbien, voire d’un esprit surnaturel ; un être vivant s’oppose ici à un être inerte. Groupe verbal, la formule indique en revanche le fait d’exister en présentant certains caractères qu’on attribue à la vie dans cet intervalle de temps qui sépare la naissance de la disparition ; être vivant a alors pour antonyme être mort. Cette distinction n’est pas seulement grammaticale ou sémantique. Elle porte en elle des implications bien différentes dans le débat d’idées contemporain.

Dans le premier cas, s’intéresser aux êtres vivants, c’est démarquer les sciences humaines de leur objet principal, à savoir l’être humain. Une critique de l’anthropocentrisme s’est en effet développée au cours des années récentes, qui est aussi une critique de la modernité, avec la suprématie accordée à l’espèce humaine dans le règne animal, la prééminence du sexe masculin révélée par l’usage français du mot homme comme supposément neutre et la prétention à l’universalisme affirmé en implicite référence au paradigme occidental. Sur ce terrain, on voyage en compagnie de Jane Bennett, Peter Singer, Bill Brown, Bruno Latour, Eduardo Viveiros de Castro, et bien d’autres ; et l’on dialogue notamment avec le nouveau matérialisme, le réalisme spéculatif, l’ethnographie multi-espèces et l’anthropologie ontologique.

Dans le second cas, parler du fait d’être vivant renvoie à la question de la restriction de la vie humaine à sa dimension physique et physiologique. Une critique de cette biopolitique s’est manifestée depuis près d’un siècle, revendiquant au contraire les expressions sociales, culturelles, esthétiques, éthiques et politiques de la vie humaine, par opposition aux autres espèces également douées de vie. Sur ce terrain, on rencontre Walter Benjamin, Hannah Arendt, Michel Foucault, Agnes Heller et Giorgio Agamben, entre autres ; et l’on discute en particulier de la vie comme biologie et de la vie comme biographie, du biopouvoir et de la biolégitimité, de la zoē et de la bios.

Des enjeux bien différents, donc, et même presque opposés puisque, dans un cas, la critique consiste à décentrer le regard pour déposer l’humanité de son piédestal, tandis que dans l’autre, elle met en question le réductionnisme biologique et en appelle à une réévaluation de la condition humaine.

Cependant, aux États-Unis, où la Nuit des idées a été rebaptisée The Night of Philosophy et se déroule dans plusieurs grandes villes, dont New York, l’intitulé de l’événement, Être vivant, n’a été traduit ni par Living Being, invitant alors à explorer la première acception, ni par Being Alive, suggérant donc la seconde, mais par To Live. Autrement dit : Vivre.

Le verbe ainsi à l’infinitif prend une dimension active. Il ne se réfère pas aux êtres vivants de toutes les espèces animées (living beings), mais implicitement aux êtres humains. Il ne se limite pas au seul fait d’être vivant physiquement (being alive), mais se rapporte à l’accomplissement d’une vie. Subrepticement, le thème de The Night of Philosophy prend ainsi presque le contre-pied de celui de la Nuit des idées.

Vivre indique une volonté, une posture résolue pour se réapproprier sa vie, notamment lorsqu’elle est le plus menacée.

Pour mieux en saisir la signification, on peut évoquer deux grandes productions du cinéma asiatique qui ont choisi ce titre. Le premier film, réalisé en 1952 par Akira Kurosawa, est souvent cité en japonais, Ikiru, mais également traduit en anglais par To Live et en français par Vivre. Il raconte l’histoire d’un fonctionnaire médiocre qui apprend qu’il est atteint d’un cancer incurable. Se rendant compte de l’inanité de son existence et de la cupidité de ses proches, il tente d’abord de se plonger dans les plaisirs de la vie nocturne, mais comprend, à la suite de sa rencontre avec une jeune femme débordante de vitalité, qu’il y a mieux à faire pour donner sens à son existence. Il décide alors d’aider les habitants d’un quartier pauvre à transformer une décharge locale en terrain de jeux pour les enfants.

Le second film, du cinéaste Zhang Yimou, date de 1994 et a pour titre anglais To Live et pour titre français Vivre ! Il retrace les tribulations d’un couple et de leurs deux enfants à travers l’histoire violente de la Chine, depuis la Guerre civile jusqu’au Grand bond en avant et à la Révolution culturelle. Tandis que déboires et malheurs, narrés sur un mode tantôt burlesque tantôt tragique, s’accumulent sur la famille, le couple s’efforce de garder un regard optimiste sur le monde absurde et cruel qui les entoure. Dans les deux films, vivre indique une volonté, une posture résolue pour se réapproprier sa vie, notamment lorsqu’elle est le plus menacée.

La langue allemande offre à cet égard plus de finesse pour saisir certaines nuances possibles du verbe « vivre ».

Chez le héros d’Akira Kurosawa, on trouve ainsi quelque chose de la distinction proposée dans l’émouvant dernier livre de Derrida intitulé : Apprendre à vivre enfin, formule qui reprend l’exorde de ses Spectres de Marx. Confronté à la perspective de la mort, il faut vivre encore (fortleben) en donnant un sens au temps qui reste, ici par l’exécution d’un geste éthique, et il faut se survivre à soi-même (überleben) en laissant à la postérité une trace de soi, en l’occurrence un espace destiné aux enfants.

Pour les personnages de Zhang Yimou, on est plus proche du projet de La Comédie humaine de Balzac et de ses Scènes de la vie de province dans lesquelles la vie s’inscrit dans une histoire naturelle de la société. Confronté aux épreuves de l’existence, il faut vivre au travers de temps difficiles pour les surmonter (durchleben) sans se départir d’une force vitale qui permet de faire face aux plus grandes afflictions (ausleben).

Vivre, dans le premier cas, est une réalisation de soi, et dans le second, une continuité de soi. La forme active de l’infinitif est une sorte d’injonction à une vie pleine. En effet, bien que la mort soit omniprésente dans les deux films, celle annoncée de l’homme cancéreux et celle dramatique des enfants du couple, c’est la plénitude de la vie bien plus que sa finitude qu’exalte le verbe « vivre ».

Ce qui, dans ces films et dans ces livres, se donne à voir au niveau individuel se déploie aujourd’hui au niveau collectif. Se réapproprier sa vie plutôt que de la subir est peut-être le fil le plus significatif, quoique le plus ténu, reliant entre elles les nombreuses mobilisations qui ont agité de multiples lieux de la planète au cours de l’année 2019, de Khartoum à Hong Kong, d’Alger à Santiago, de Quito à Beyrouth, de Bagdad à Delhi. Mobilisations qui ont connu des succès inattendus, même s’ils ne sont que partiels ou temporaires, et dans certains cas, avec un coût très élevé en termes de vies sacrifiées.

Au-delà des différences des contextes nationaux et des facteurs déclenchants, on peut lire ces mobilisations comme un refus de la vie que les pouvoirs cherchent à imposer. Une exigence de vivre autrement. Vivre dignement aussi bien du point de vue des droits politiques, quand le principe des élections libres ou de l’égalité de tous se trouve bafoué, que de la justice sociale, quand le triplement du prix du pain ou le doublement du prix de l’essence affecte tous les aspects de la vie quotidienne en touchant électivement les plus modestes.

À l’arrogance de gouvernants qui alternent l’ironie et le mépris à leur égard, les manifestants opposent une demande de vivre autrement.

Dans le cas français, c’est ainsi qu’il faut comprendre les quinze mois de manifestations des Gilets jaunes, malgré une répression qui n’a pas de précédent au cours du dernier demi-siècle. Au-delà des revendications spécifiques portant initialement sur l’augmentation des taxes sur les carburants, les protestations ont rapidement concerné à la fois le rétrécissement progressif de l’espace démocratique constaté au fil des ans et accéléré sous la présente présidence et l’accroissement des inégalités par les avantages fiscaux accordés aux plus fortunés et les réductions opérées dans les transferts sociaux.

À l’arrogance de gouvernants qui alternent l’ironie et le mépris à leur égard, les manifestants opposent une demande de vivre autrement, à la fois comme citoyens qui veulent avoir voix au chapitre politique, comme personnes qui refusent de voir leur situation matérielle se dégrader et comme membres d’une société qu’ils souhaitent plus égale et plus solidaire. Vivre autrement, c’est refuser l’abdication de la participation démocratique et la promotion de la réussite individuelle qui leur sont proposées comme modèle.

La mobilisation contre la réforme des retraites renouvelle la question du vivre autrement de deux façons : d’abord, en la projetant dans le futur, puisqu’elle concerne la période où l’on ne travaille plus ; ensuite, en établissant un lien intergénérationnel, puisque nombre de protestataires se mobilisent pour celles et ceux qui viendront après eux. Interrogé au 50e jour de grève, un salarié de la RATP déclare ainsi : « Même s’ils valident la loi, on continuera de se battre. Je préfère perdre 2 000, 4 000, 6 000 euros tout de suite, quand je suis en bonne santé pour les refaire, que d’attendre ma retraite pour aller faire les poubelles à Rungis pour survivre ». Quant au porte-parole du NPA, il s’indigne : « Je ne veux pas être ce père qui dira à son fils que j’ai sauvé ma retraite en sacrifiant la sienne ».

Au président de la République et à son premier Ministre qui répètent à l’envi que si « on leur explique mieux » la réforme, les Français vont « comprendre », les grévistes, manifestants et celles et ceux qui les soutiennent répondent qu’ils n’ont que trop bien compris qu’un régime qu’on leur présente comme « universel » comporte déjà des exceptions pour des catégories de salariés que le gouvernement veut satisfaire, à commencer par les policiers ; qu’un système qu’on leur promet plus « solidaire » diminue la participation des plus aisés à la caisse commune de retraite, puisqu’à partir de 120 000 euros nets de revenus par an leur prélèvement deviendra dix fois plus faible ; et qu’enfin un dispositif qu’on leur annonce plus « juste » parce qu’il traite tout le monde de la même manière ne peut qu’être inégalitaire quand la différence d’espérance de vie entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres est de treize ans, quand les ouvriers vivent en moyenne dix ans de moins en bonne santé que les cadres et quand les carrières interrompues par des périodes de chômage donnent lieu à des calculs de retraite plus désavantageux.

C’est parce qu’ils n’ont que trop bien compris que les Français, dans leur majorité, continuent de soutenir un mouvement social qui, pourtant, les gêne au quotidien. Instruits par les précédentes batailles perdues contre des réformes iniques, ils jurent qu’on ne les y prendra plus.

Réécrit à la forme active du verbe vivre (to live) plutôt que sur le mode passif d’être vivant (being alive), le thème de la Nuit des idées dans sa version de langue anglaise invite donc à remettre au cœur du débat intellectuel les hommes et les femmes en lutte ne se laissant pas réduire à un statut d’être vivant (living being). À la lumière des mobilisations sociales contemporaines, vivre, c’est, en effet, vouloir vivre autrement.

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 30 janvier 2020 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.


Didier Fassin

Anthropologue, sociologue et médecin, Professeur au Collège de France et directeur d'études à l'EHESS

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Ne pas être vivant, le devenir

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