Sciences

Ne pas être vivant, le devenir

Biologiste

Qu’a la biologie à nous apprendre sur l’être vivant ? Les infravies nous en disent long, elles qui interrogent les impasses de nos a priori et redonnent sens, parallèlement, aux intuitions dont notre langage est le meilleur manifeste. Renoncer à la conception de l’être comme machine, c’est s’extraire d’un individualisme illusoire, repenser l’alternative bioéthique sous des critères épistémiques, et redécouvrir, enfin, la vie comme source buissonnante de possibles, que n’épuisent ni catégories ni fatalisme. Un article publié à l’occasion de la Nuit des idées 2020 dont le thème est « Être vivant ».

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Attendre d’un biologiste qu’il aide à comprendre ce que veut dire « être vivant » semble la moindre des choses. Le vivant est supposé être son territoire, son champ d’observation, sa légitimité. Pourtant, l’affaire est moins simple que ce qu’il n’y paraît.

Tout d’abord, parce qu’ « être vivant » est avant tout, quand on y pense à la première personne, une question existentielle, qui se fonde sur une expérience intime, un ressenti unique. Rien ne permet de dire que ce que chacun ressent comme une forme de vitalité propre soit comparable. Le biologiste, lui, est à peu près en mesure, et c’est un travail de longue haleine, de trouver un plus petit dénominateur commun entre tous les vivants, de la bactérie au séquoia, en passant par l’homme. Mais est-ce vraiment dans cet universel que se trouve une réponse utile pour qui veut comprendre ce qu’il y a d’original et d’exceptionnel, mais aussi de singulier, dans le fait de se sentir vivant ? Savoir que nous sommes tous faits de cellules, que nous sommes tous constitués de protéines, de lipides, d’acides nucléiques, ou que nous partageons tous un code génétique universel nous permet-il d’y voir plus clair ?

Et encore, nous ne parlons ici que de la vie biologique. Mais reconnaissons que la vie est partout, du moins notre langage la voit partout. Les objets ont une durée de vie, les idées vivent et meurent, et même des fleuves sont désormais considérés, sur le plan juridique, comme vivants, ce qui permet de leur conférer une protection. Rappeler cela, ce n’est pas jouer sur les mots, mais respecter que dans ce que nous appelons spontanément vie, il y a un univers beaucoup plus vaste que ce que les biologistes peuvent modestement prendre en charge. Ces derniers sont-ils, cependant, condamnés à n’être que des dissecteurs, c’est à dire à réduire le vivant en briques élémentaires, que ce soit les molécules qui le constituent, ou à une autre échelle les espèces sagement ordonnées dans une classification universelle ?

On peut espérer que non. Car dans cette expérience de vie immédiate décrite plus haut, il y a aussi des pistes qui nourrissent les biologistes, et qui peuvent d’ailleurs déjouer certains pièges du langage. L’expression « être vivant » est en effet problématique. Elle sous-entend fortement un état stable, un équilibre durable. Elle nous renvoie à une condition de machine, complexe et précise, composée d’éléments finement agencés.

La vie biologique invente, dans l’Univers, une forme d’identité absolument inédite, en ce qu’elle n’est pas la même chose que la permanence et qu’elle accueille la transformation comme une condition de possibilité.

Cela semblera pour beaucoup une évidence : ne vivons-nous pas depuis Descartes sous l’empire du vivant-machine, métaphore qui nous aurait heureusement délivré de toute nécessité d’expliquer la vie par de l’immatériel, voire du surnaturel ? N’est-ce pas ce qui se rejoue, dans des termes qui se veulent modernes, quand nous parlons d’un programme génétique, de code que nous pourrions hacker ou réécrire, quand nous nous entendons promettre par des prophètes déguisés en scientifiques la fusion prochaine de l’homme et d’un ordinateur ? Déconstruire cette réduction du vivant à du machinisme (sans nier qu’évidemment, les phénomènes biologiques obéissent aux lois de la mécanique), et lui proposer des alternatives rationnelles est pourtant une des tâches les plus urgentes qui soit donnée à la biologie contemporaine.

Pensons à un cas extrême : je suis témoin d’un décès, l’être cher ferme ses yeux et quitte la vie. Ce corps que j’observe, entre la seconde d’avant et la seconde d’après, est pourtant à peu près exactement le même, composé des mêmes molécules, régi par la même organisation. C’est la même machine supposée. Pour autant, elle ne se remettra pas en marche. Voici un indice fort que cette structure matérielle, cette organisation, ces composants, ne sont donc précisément pas ce qui me permet de savoir ce qu’est la vie, et n’en sont que la carcasse. Chercher l’originalité du vivant uniquement dans l’ordre qu’il déploie est une simplification qui pose, ainsi, plus de problèmes qu’elle n’en peut résoudre. Car la vie n’est pas un état instantané, mais n’a de sens que dans un devenir permanent.

On n’est pas vivant, on le devient continûment, on ne saisit pas le vivant, il s’échappe. Ce qui veut dire qu’être vivant c’est ne jamais cesser de se transformer, car être en devenir signifie ne jamais être identique à soi-même. Ainsi, la vie biologique invente, dans l’Univers, une nouvelle forme d’identité absolument inédite en ce qu’elle n’est pas la même chose que la permanence et qu’elle accueille la transformation comme une condition de possibilité.

« Transformer le vivant » est bien un questionnement épistémologique avant d’être une question d’éthique ou de morale.

Ceci peut paraître abstrait, théorique, mais on peut facilement en mesurer les conséquences pratiques immédiates. Pensons par exemple à tous ces débats bioéthiques sur le droit ou non à « transformer du vivant » : OGM, édition génomique, médecine, sélection animale, transhumanisme : ils sont voués à être faussés à la base si l’on part du principe que les cibles (cellules, organes, organismes) des transformations débattues sont des entités passives, comme en attente d’être modifiées par ce génie un peu étrange qu’est l’esprit humain.

Or au vu de ce qui précède, rien n’est moins vrai, et « transformer le vivant » c’est transformer quelque chose qui se transforme déjà soi-même. Et cela modifie fondamentalement la donne, car alors la question de la légitimité morale du désir de transformation (qui est subjective et ne fera de tout façon jamais consensus) devient secondaire, en ce qu’elle s’efface devant la question primordiale des conséquences factuelles qu’il implique, à la perturbation qu’il va surajouter à des systèmes par nature dynamiques, instables, adaptatifs. C’est donc bien un questionnement épistémologique avant d’être une question d’éthique ou de morale.

Et ce rétablissement de l’ordre des priorités braque une lumière nouvelle sur des positions supposées tranchées : ne rien vouloir toucher au monde vivant parce que ce serait un sanctuaire parfait et sacré, ou au contraire souhaiter ardemment le faire avec insouciance et superficialité, en le considérant comme une collection de petites machines instrumentalisables voire profitables, voici deux visions du monde en apparence opposées mais qui se retrouvent pour considérer le vivant, contre toutes les évidences factuelles, comme un ensemble de choses achevées, comme un jardin livré à notre bon vouloir, que ce soit sa contemplation ou son exploitation. Les deux facettes d’une même médaille en quelque sorte.

Être vivant n’est pas, contrairement à ce que le langage suggère, être une entité isolée, mais bien plutôt être au monde, ouvert, pris dans des relations et permis par elles.

Il existe, bien sûr, une ligne de crête pour échapper à ces deux caricatures. Elle consiste à croire en notre capacité à évaluer, avec prudence, avec modestie, avec patience, les effets des perturbations que nous souhaitons apporter au monde. Puisque nous changeons sans cesse, et qu’en cascade ceci change le monde autour de nous, chercher à être, activement et intentionnellement, partie prenante de ce changement n’est pas illégitime, mais alors avec la claire conscience de le faire de manière durable.

Cela passe, concrètement, par le refus de tout ce qui peut tendre à appauvrir la diversité, et par le refus de l’accaparement et de la mainmise de quelques-uns. Cela passe aussi, en particulier, par le refus acharné de l’épuisement des sources de vitalités. Celles-ci peuvent se penser à l’échelle moléculaire, il s’agira alors par exemple de la biodiversité génétique. Elles peuvent aussi se penser à l’échelle des organismes et de leur gouvernementalité, et ici on pensera à l’urgence éthique de repenser un monde qui n’épuiserait pas les corps, un monde où les hommes et les animaux d’élevage par exemple, ne seraient pas sous le joug d’injonctions productivistes qui les dégradent dans leur expérience d’existence. Cela passe enfin par la volonté tenace de créer toujours plus les conditions d’une vie de relations et d’échange, tant est inscrite au plus profond du phénomène vivant, cette dynamique de transformation réciproque.

Échanges au sein de notre espèce, avec celles qui nous nourrissent, avec celles avec qui nous cohabitons : il n’y a pas de vivant sans d’autres vivants, et de fait, être vivant n’est pas, contrairement à ce que le langage suggère, être quelque chose de vivant, c’est-à-dire une entité isolée, mais bien plutôt être au monde, ouvert, pris dans des relations et permis par elles. Cette porosité pose de redoutables questions à la notion même d’individualité, celle qui nous protège parce qu’elle nous confère des droits par exemple, mais celle qui peut aussi nous menacer dans l’illusion de l’individualisme, de la réussite aux dépens des autres vivants, de l’indifférence.

Il existe d’innombrables formes souvent à l’échelle microbienne, qui ne sont ni vraiment vivantes, ni vraiment non-vivantes. Elles nous montrent que le vivant joue à saute-mouton par-dessus tous les seuils arbitraires.

La surprise qui a été la mienne, comme biologiste, fut que la trace de ce type d’intuitions peut se retrouver jusque dans les profondeurs du vivant. Quand on parle d’un enfant « plein de vie », par exemple, on approche sans forcément le savoir d’une idée aussi troublante que fascinante, celle que la vie ne serait pas une question de seuil, mais une question d’intensité.

Chez un humain cela peut se comprendre, mais quand on sait pourtant que depuis de siècles, les philosophes, les naturalistes, les biologistes cherchent sans répit ce que serait le passage du non-vivant au vivant, cette étincelle qui changerait tout, on voit que cette vision de la vie en degré et non pas binaire vient bouleverser les plans et les modes de pensée. Elle perturbera ceux qui voudraient être les premiers à fabriquer de la vie en laboratoire (et tout autant ceux qui s’en effraient), ou ceux qui voudraient en découvrir son origine initiale, car à chaque fois, ces projets reposent sur l’idée d’un verrou à faire sauter, d’une étape fatidique à franchir.

Or la biosphère observable sur notre planète, nous montre, si l’on sait le regarder avec un œil buissonnier, qu’il existe d’innombrables formes souvent à l’échelle microbienne, qui ne sont ni vraiment vivantes, ni vraiment non-vivantes. Elles nous montrent que le vivant joue à saute-mouton par-dessus tous les seuils arbitraires. Elles ont été parfois découvertes dans la nature, parfois construites en laboratoire, par des équipes de recherche aux compétences diverses, et à l’inventivité saisissante.

Elles forment un bestiaire disparate mais bien documenté qui nous rappelle que la vie telle que nous la connaissons n’est qu’une des manières possibles de produire une mise en mouvement adaptative de la matière, ce qui me semble être la caractéristique partagée par tout ce peuple des infravies, comme j’ai proposé de le nommer, et dont nous sommes aussi, nous les vivants de la planète Terre, des membres parmi d’autres, exprimant une manière particulière d’être vivant.

Elles nous incitent à penser mille manières de vivre loin de nous, dans d’autres mondes, à d’autres échelles, avec d’autres chimies, d’autres molécules. Mais il y a fort à parier que ces vivants si différents pourraient nous ressembler en ce qu’ils seraient comme nous des êtres en devenir, des populations d’individus liés et interdépendants. Le monde vivant ne serait alors résolument plus un périmètre, un club fermé, mais un buisson de trajectoires possibles, qui n’aurait pas vocation à être délimité, un vivant sans frontières.

Que l’observation de ces infravies nous aide, comme on l’a vu, à déjouer des pièges du langage technique, ou à l’inverse qu’elle donne un sens à certaines intuitions du langage commun, et qu’en outre elle incite à penser que les catégories ne sont pas une fatalité, que les cases rigides ne sont pas la seule manière de penser et de comprendre rationnellement le monde, tout cela est une issue imprévue et vivifiante. En somme, ce sont d’obscures infravies qui produisent cette épistémologie expérimentale nous invitant à repenser la pensée même. Voici une belle surprise, nichée au cœur de l’énigme de ce qu’être vivant veut dire.

 

Ce texte, commandé par AOC, est publié en prélude à La Nuit des idées, manifestation dédiée le 30 janvier 2020 au partage international des idées, initiée et coordonnée par l’INSTITUT FRANÇAIS. Toute la programmation en France et dans le monde sur lanuitdesidees.com.


Thomas Heams

Biologiste, Maître de conférences en génomique fonctionnelle animale à AgroParisTech et chercheur à l'INRA

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