Société

Une épidémie, c’est aussi de la sociologie

Sociologue

La gestion de la crise sanitaire actuelle n’est pas la seule affaire des médecins : les questions qu’elle soulève s’étendent en effet bien au-delà de la sphère médicale, révélant par là les dysfonctionnements sociaux et politiques de notre société. Dans ce contexte, la sociologie n’offre pas seulement des armes pour penser, mais aussi pour agir.

Une épidémie (ou une pandémie, terme qu’utilise désormais l’Organisation sociale de la santé pour qualifier la propagation du coronavirus), c’est aussi de la sociologie. La composition du Conseil scientifique récemment mis en place par le ministre de la Santé pour accompagner l’action publique dans la lutte contre le virus peut d’ailleurs être interprétée comme un signal du rôle et de l’utilité des sciences sociales autour d’un enjeu en apparence strictement sanitaire.

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Outre des médecins, il compte une anthropologue et un sociologue. La première est Laëtitia Atlani-Duault, directrice de recherche au Centre Population et Développement de l’Université Paris Descartes, auteure de travaux sur les médias sociaux en période d’épidémie. Elle a par exemple très récemment co-publié un article sur Ebola et les réactions exprimées sur Facebook et Twitter face à l’annulation de la Coupe d’Afrique des Nations de football au Maroc en 2015. Le second est Daniel Benamouzig, directeur de recherche au Centre de sociologie des organisations du CNRS, spécialiste de santé publique et auteur de nombreux travaux sur l’hôpital, les politiques publiques, l’administration et l’économie de la santé.

Des chercheurs en sciences sociales se retrouvent ainsi au cœur de la gestion d’une crise sanitaire dont le pays mesure progressivement la gravité, parce que la sociologie n’offre pas seulement des armes pour penser, mais aussi pour agir.

Les terrains du sport, une porte d’entrée sur le risque

Pour ma part, je ne peux nullement me déclarer comme spécialiste de santé publique et je ne dispose d’aucune compétence directe sur les épidémies. Si j’ai participé à des recherches sur le dopage sportif et si j’accompagne depuis plusieurs années une thèse sur les évolutions du thermalisme appréhendées sous l’angle de l’action publique, mes travaux principaux portent sur les publics du spectacle du football.

Or, en menant des enquêtes sur le terrain des supporters, je me suis retrouvé assez vite confronté aux questions liées au risque et à la sécurité, quand bien même ces aspects ne se situaient pas au cœur de mes préoccupations de recherche initiales. En effet, le football professionnel a connu depuis plusieurs décennies des drames terribles. Sans remonter trop loin dans le temps et en n’évoquant que le seul continent européen, on peut citer cinq d’entre eux, dont le nom resté dans les mémoires est celui du stade au sein duquel l’événement tragique s’est déroulé : Ibrox Park à Glasgow (1971, 66 morts et plus de 200 blessés), Valley Parade à Bradford (1985, 56 morts, 200 blessés), Heysel à Bruxelles (1985, 39 morts, 600 blessés), Hillsborough à Sheffield (1989, 96 morts, 766 blessés) et Furiani à Bastia (1992, 18 morts et 2 357 blessés).

Systématiquement, ces drames renvoient à des défauts de sécurisation des équipements sportifs, parfois associés à une problématique de gestion des flux et, pour le cas spécifique du Heysel, au hooliganisme. On dispose aujourd’hui du recul nécessaire pour bien comprendre le scénario ayant conduit au drame et la mécanique globale reposant sur l’enchaînement de dysfonctionnements (voire dans certains cas de négligences caractérisées) et l’articulation de facteurs de vulnérabilité. Bastien Soulé, un collègue spécialiste de l’accidentologie sportive, a bien décortiqué ce type de processus accidentel (voir son livre Cindynique sportive, 2009).

Le cas de Furiani met particulièrement bien en évidence combien la façon dont on perçoit une situation est intimement liée à des valeurs et à un contexte donné. On peut être littéralement rendu aveugle au danger. À titre d’illustration, voici le témoignage qu’une femme présente dans le stade bastiais a pu livrer, relatant l’ambiance avant l’effondrement de la tribune temporaire ayant entraîné dans sa chute des milliers de personnes : « Un quart d’heure avant, on a senti vraiment la tribune faire un va-et-vient incroyable. Mais les gens, ils étaient tellement pris par le spectacle que tout le monde rigolait. Moi je me suis tournée autour de moi et j’ai dit mais la tribune bouge ! Tout le monde me répondait oui, mais tout le monde rigolait ».

Chaînes d’interdépendance et dissémination du risque

Pour reprendre les mots de Bernard Lahire, auteur de Pour la sociologie, un plaidoyer récent en faveur de cette science si souvent attaquée, la sociologie a infligé à l’humanité une quatrième blessure narcissique, après celles provoquées par Copernic, Darwin et Freud : « la blessure sociologique a fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde, avec ses choix, ses décisions et ses volontés sans contraintes ni causes » (p. 8-9).

Parmi les grands sociologues du XXe siècle, Norbert Elias (qui le premier a pris au sérieux le sport, soit dit en passant) a insisté sur l’une des caractéristiques de l’évolution de l’humanité, ce qu’il a appelé l’accroissement des chaînes d’interdépendance. Parler d’interdépendance, c’est prendre pour objet le lien social, matériau fondamental du projet de la sociologie, mais en élargissant le regard au-delà des seuls rapports directs qui unissent les hommes.

Ainsi, non seulement ceux-ci sont engagés dans des liaisons directes, les plus visibles à l’œil nu, mais ils sont surtout pris dans des liaisons indirectes, à distance, et forment ce faisant des chaînes qui, selon le sociologue allemand, sont de plus en plus longues et de plus en plus complexes. Cette réalité est nettement moins tangible, c’est le rôle du sociologue de la saisir et de la faire apparaître, mais elle est pourtant bien ce qui caractérise l’expérience de tout un chacun.

Si on les compare avec des périodes plus anciennes, nos sociétés modernes connaissent une extrême différenciation d’un point de vue économique et social. Pour le dire autrement, elles sont fondées sur une division du travail poussée. Selon une logique circulaire et exponentielle, cela va dans le sens d’un renforcement constant de l’interdépendance, des liens de type organique pour parler comme Émile Durkheim.

La situation est toutefois paradoxale. D’un côté certes, le rapport de l’individu au groupe est plus indirect aujourd’hui qu’auparavant. Cela offre plus d’espace pour le déploiement de la « différence individuelle » et l’individu se voit alors comme autonome et libre. La conscience collective s’affaiblit. Mais de l’autre pourtant, nous sommes pris plus que jamais dans des rapports de complémentarité et d’interdépendance très puissants. Nous faisons partie les uns des autres, selon la formule d’Elias, et le monde social est un réseau de relations.

Les dernières décennies n’ont fait qu’accroître cette interconnexion entre les hommes dispersés sur la planète et renforcer les chaînes d’interdépendance. La géographie des circuits et échanges économiques s’est grandement modifié en ce sens. L’essor et le perfectionnement des moyens de transport ont permis une accélération des mobilités de sorte que l’on voyage de plus en plus vite.

Une conséquence concrète, dont on prend aisément la mesure avec le coronavirus, est que ce qui se produit à un endroit se retrouve rapidement disséminé ailleurs. Le risque est un phénomène partagé, éminemment collectif et les épidémies (pandémies) sont évidemment concernées. En 2003, c’est déjà de Chine que le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère) était parti. En 2009, c’est au Mexique qu’une nouvelle souche de grippe dite A H1N1 est apparue, touchant par la suite au moins 125 pays. En 2014, c’est par bateau que le virus de la grippe porcine s’est propagé d’Afrique vers l’Europe.

Ulrich Beck et l’invisibilité du risque

Disparu en 2015, le sociologue allemand Ulrich Beck a dès les années 1980 évoqué ces aspects dans son ouvrage le plus célèbre, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité. Paru en Allemagne en 1986, dans le contexte post-Tchernobyl, le livre est traduit en anglais en 1992 puis en français en 2001. Il a connu une grande résonance dans les milieux universitaires, tout en faisant l’objet de débats et de critiques, notamment sur l’absence d’une définition claire de la notion de risque (se reporter aux livres de synthèse du sociologue français Patrick Peretti-Watel). L’ouvrage a aussi influencé les milieux politiques allemands.

Beck fait notamment de l’interdépendance des sociétés humaines l’un des traits fondamentaux de la modernité. Aussi s’inscrit-il dans une filiation classique de la sociologie. Il reprend néanmoins l’ouvrage laissé sur le métier par ses illustres prédécesseurs en théorisant la globalisation – un risque majeur n’a pas de frontière, il n’est pas « encapsulé » dans un pays, c’est un phénomène global.

En outre, Ulrich Beck insiste beaucoup dans son travail sur l’industrialisation des sociétés, comme a pu le faire d’ailleurs un autre penseur du risque, le sociologue britannique Anthony Giddens (lequel, pour l’anecdote, a fait sa thèse au début des années 1960 sur le sport dans la société anglaise contemporaine et a eu l’occasion de côtoyer Norbert Elias à l’université de Leicester, lieu de son premier poste universitaire, mais tout ceci est une autre histoire).

Dans un cours de Master sur les risques et la sécurité en contexte sportif que j’assure à l’université de Caen Normandie, j’aborde le travail d’Ulrich Beck en m’arrêtant sur un aspect qui me semble parmi les plus intéressants. En effet, le sociologue allemand avance que la prolifération des risques est liée à leur invisibilité, à leur caractère peu perceptible. Certains d’entre eux nous sont inconnus. On pourrait résumer en disant assez simplement que c’est un rapport de renforcement mutuel entre les deux termes de l’équation. Le risque se propage d’autant plus rapidement (dimension temporelle) et se répand d’autant plus largement (dimension spatiale) que l’invisibilité est forte.

L’enjeu est donc de rendre visibles les risques, de faire en sorte qu’ils ne restent pas tapis dans l’ombre. Néanmoins, l’une des difficultés pointées par Ulrich Beck est d’ordre culturel. Nous baignons dans une culture focalisée sur les richesses et le confort matériel, soit des choses éminemment tangibles et palpables. La mise en visibilité des risques exige ainsi de développer une conscience réflexive, de changer profondément les mentalités, de réformer les façons de penser et de voir. Développer une culture du risque doit conduire à mieux percevoir les risques.

À ce titre, le travail de Beck touche aux rapports entre science et pouvoir puisqu’il fait des scientifiques une catégorie d’acteurs fondamentaux pour penser le risque, mener ce travail de prise de conscience, pour que le sujet imprègne le débat public et que les décideurs politiques agissent. D’où la nécessité, aussi, de se doter d’une politique de recherche cohérente, ambitieuse et de long terme.

Les dimensions cognitive et politique du risque

L’une des choses sur lesquelles j’insiste le plus auprès des étudiants est que le risque est d’abord et avant tout une affaire de perception. Un risque est un danger qui a été identifié et auquel on peut se préparer via l’anticipation, des dispositifs et des décisions élaborées a priori. Autant de choses qui le différencient radicalement de l’incertitude, comme l’exposent les sociologues Michel Callon, Pierres Lascoumes et Yannick Barthe dans leur livre Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, paru en 2001, la même année que la traduction française de l’ouvrage de Beck. Leur façon de définir l’incertitude est particulièrement stimulante : dans une telle situation, la seule chose que l’on sait est qu’on ne sait pas. De fait, cela rend les anticipations difficiles et on ne peut lever des incertitudes que par l’expérimentation a posteriori.

Le travail en amont pour se préparer au risque n’en est pas moins délicat car on se trouve toujours alors sur une ligne de crête : doit-on surréagir face au risque avec potentiellement pour effet de faire paniquer ou bien doit-on temporiser ? C’est une question très épineuse à laquelle sont actuellement confrontés les décideurs politiques, les médias aussi, qui tient à la difficulté de convergence entre deux logiques, celle des scientifiques qui exige un temps long d’une part et celle des politiques dont la temporalité est beaucoup plus courte d’autre part.

La France a en quelque sorte répondu à cette question en intégrant dans le droit le principe de précaution via une loi de 1995 sur la protection de l’environnement (dite Barnier) qui stipule que « l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».

En dépit des difficultés, il faut rendre visible le risque pour s’y préparer et faire en sorte de minimiser ses conséquences, apprendre à le gérer. Je ne suis pas sociologue de la santé, je ne suis pas spécialiste de santé publique, mais on voit combien nous semblons avoir été pris au dépourvu en Europe par le coronavirus. Cela soulève fort logiquement des questions. Quelles leçons ont été tirées depuis l’épisode du SRAS en 2003 ? De la grippe A H1N1 en 2009 ? A-t-on bien anticipé et agi suffisamment en amont ?

Je ne sais pas répondre à ces interrogations en m’appuyant sur des données objectives et une connaissance intime de la réalité, car je ne suis pas de près ces questions de par ma spécialisation sociologique. Mais ce que je sais est que la mise en mémoire des faits problématiques antérieurs est un élément fondamental dans le développement d’une culture du risque, laquelle me semble manifestement encore peu assurée dans notre pays. Il faut aussi du volontarisme, des choix clairs et des investissements constants dans les systèmes de recherche et de santé.

Les sciences sociales ont un rôle à jouer. L’historien américain Kyle Harper a récemment donné une interview pour AOC qui pointe la vulnérabilité des sociétés humaines. « Nous sommes intriqués à la nature, et sommes en contact étroit avec les maladies des animaux, expose-t-il. Et comme nous sommes de plus en plus interconnectés les uns aux autres, ces agents pathogènes se diffusent plus loin et plus vite qu’avant. Cela se reproduira, encore, et encore ».

C’est une évidence, nous allons être confrontés dans les décennies à venir à des défis colossaux et à des changements brutaux qui vont révéler en creux que nous avons trop longtemps négligé les risques que nos choix politiques et nos choix de société génèrent. Nous les avons niés ou nous n’en avons pas pris la mesure car nous ne disposions pas des instruments pour les percevoir, ou bien encore les scientifiques ne disposaient pas des moyens nécessaires à une telle entreprise. Quoi qu’il en soit, la grave crise sanitaire que le monde va traverser dans les semaines prochaines porte en elle la question de sa traduction politique future. Il est clair que nous sommes entrés de plain-pied dans le monde nouveau dont on nous a rebattu les oreilles ces derniers temps en France. Mais cette fois-ci, c’est pour de vrai.


Ludovic Lestrelin

Sociologue, Maître de conférences à l'Université de Caen Normandie

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