Politique

La manif aux temps du Corona

Enseignant-chercheur en littérature

«Pas de retour à l’anormal», «Ne télétravaillez jamais !», «Macron 0 – Covid 19»… En instaurant mi-mars le confinement, le président de la République a pu se consoler en espérant mettre un terme aux manifestations et mouvements sociaux en cours. C’était sans compter sur les réseaux sociaux mais surtout sur les balcons et leurs banderoles. Le 1er mai vient d’en offrir de nouvelles illustrations.

Au moment d’annoncer les mesures de confinement destinées à endiguer la propagation du Covid-19 en France, le 16 mars 2020, Emmanuel Macron se consolait peut-être en imaginant trouver dans la pandémie un effet sédatif capable d’étouffer les slogans, chants et cris qui, depuis son accès à la fonction présidentielle, n’ont cessé de rejeter les mesures adoptées par son gouvernement et de mettre en cause sa légitimité.

Inviter chacun à rester chez soi en dehors des heures de « travail essentiel », interdire les rassemblements, instituer l’attestation dérogatoire de déplacement et son contrôle strict par une police appelée à faire respecter le confinement, c’était non seulement réduire les chances de propagation du virus, mais aussi empêcher les forces contestataires de se rassembler : plus d’occupations de ronds-points et de cortèges de Gilets jaunes dans le centre de Paris, plus de manifestations contre la réforme des retraites et son adoption forcée par le 49.3, plus d’actions contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche, plus de collages féministes troublant la bonne humeur du passant (plus de passants du tout, d’ailleurs) – il se trouvait même quelques beaux esprits pour ironiser sur le fait qu’appliquer plus tôt de telles mesures aurait permis au Président de s’éviter bien des tracas. Voire.

Il est évident que le confinement a perturbé nos habitudes, mais il n’a en rien entamé la nécessité et le désir de communiquer : un tour rapide sur les réseaux sociaux permet d’observer la multiplicité des sociabilités de fortune développées pour pallier le manque de contacts IRL et entretenir les relations amicales ou familiales (entre apéros numériques, défis et challenges divers), mais aussi pour encourager la solidarité spontanée (recensement d’hébergements mis à disposition du personnel soignant ou de victimes de violences conjugales, organisation de ravitaillement pour les personnes à mobilité réduite, échanges d’ouvrages numérisés via une bibliothèque solidaire).

Ces adaptations nécessaires n’ont pas affaibli la vigueur des opposants aux politiques gouvernementales, comme en témoigne le Tumblr La Rue ou Rien, qui recense les « messages politiques aperçus dans l’espace public depuis 2016 » et sur lequel on a pu, dès les premières heures du confinement, voir apparaître, à la faveur de tags, le mot-valise « Covidestitution », la transposition ironique dans le domaine sportif « Macron 0 – Covid 19 », l’analogie « Si ce monde est une prison, leur confinement en fait un mitard », mais aussi des messages comme « Confinez votre peur, libérez votre rage », « Le pangolin n’y est pour rien, l’assassin c’est le capitalisme » ou « Le pire des virus, c’est l’État », ayant en commun de manifester leur défiance à l’égard du pouvoir politique et du système économique en place.

Dans la mesure où, en cette période de confinement, l’accès à cet espace public ne va plus de soi, l’expression contestataire est à réinventer.

On sait que les tags, les pancartes et les banderoles constituent des médiums fréquemment convoqués en situation de crise, quand les citoyens estiment qu’ils ne peuvent se faire entendre autrement ou que leurs doléances ne sont pas prises en considération : ces canaux et supports parallèles accueillent des écrits éphémères et spontanés, réagissant à l’actualité du temps, jouant un rôle fédérateur, misant volontiers sur le registre comique (nécessaire pour affermir une cohésion en temps de crise) ou sur l’invective, et soutenant une argumentation (dans les manifestations féministes, le slogan « Du coup, Cantat, il a tué la femme ou l’actrice ? » feint la naïveté face au sophisme selon lequel il faut « distinguer l’homme de l’artiste »).

Ces écrits, que l’on peut qualifier, en suivant Jacques Dubois, de « sauvages », sont parfois illégaux, dans le cas des tags, et leur durée de vie dépend alors de la distraction ou de la clémence des services de voirie. En Belgique, la mort d’Adil, 19 ans, frappé par un véhicule de police lors d’une course-poursuite, à Anderlecht, le vendredi 10 avril, a suscité un vif émoi, traduit notamment par un imposant tag « Adil : le virus, c’est la police », qui sera effacé dans les heures suivant sa réalisation. De tels écrits misent sur une réappropriation de l’espace public et sur la visibilité que peut offrir celui-ci ; dans la mesure où, en cette période de confinement, l’accès à cet espace public ne va plus de soi (le seul fait de le traverser pouvant provoquer une mise à l’amende), l’expression contestataire est à réinventer.

Des alternatives numériques ont pu voir le jour, à l’image de manif.app, qui permet de manifester virtuellement en se joignant aux milliers de militants qui occupent les rues d’un service de cartographie en ligne en affichant le slogan de leur choix. L’option numérique permet quelquefois à des actions groupées de se reconfigurer temporairement et d’ouvrir de nouveaux possibles. De cette façon, l’une des écritures sauvages les plus visibles des mois précédant l’instauration du confinement est due à un collectif féministe initié par Marguerite Stern, basé à Paris, et dont la pratique a essaimé jusqu’en Province et à l’étranger. Engagés contre les féminicides et, plus largement, contre les différentes formes de domination masculine et la dictature du patriarcat, ses membres collaient dans des rues passantes des grandes lettres formant des messages pugnaces destinés à secouer les consciences de ceux qui y sont exposés par une rhétorique de l’antithèse (« Papa il a tué maman », « Elle le quitte, il la tue », « Leur haine, nos mortes », « Aux femmes assassinées, la patrie indifférente »), réagissant à l’actualité (« Matzneff, ta parade s’arrête ici », « Violanski, les Césars de la honte », « Polanski a violé : vous applaudissez ») et dressant des micro-portraits de victimes (« Audrey tuée par son ex. 14 coups de couteau. 107e féminicide », « Yvonne 86 ans égorgée par son mari », « Gaëlle, enceinte, poignardée par son ex. 24e féminicide », « Maguy 52 ans brûlée vive par son mari »). Il est particulier de constater à quel point ces collages étaient souvent mal accueillis par des individus qui, en les découvrant, s’empressaient de les arracher, quand ils ne téléphonaient pas directement à la maréchaussée pour dénoncer les militantes ― l’intervention, dans ces cas-là, se révélant parfois plus rapide qu’en cas d’appel à l’aide en raison de violences conjugales.

Le confinement a provisoirement suspendu ces collages effectifs qui, sur les comptes Instagram des membres, se sont transformés en « collages virtuels », illustrant ce que pourrait donner un affichage de slogans comme « Le patriarcat tue », « Crise du coronavirus : les femmes en première ligne », « Violences conjugales : il est interdit de sortir, mais il n’est pas interdit de fuir » ou « En France, 1 femme sur 10 a été violée ou le sera au cours de sa vie », sur des supports tels que la pyramide du Louvre, la Salpêtrière, le Ministère du Travail ou l’Obélisque de la Concorde. La pratique perd en visibilité puisqu’elle n’est désormais accessible qu’aux abonnés desdits comptes, mais elle n’est pas dénuée de sens : elle tient non seulement lieu de veille, en maintenant une activité collective militante et créative, mais elle a aussi valeur de promesse, en annonçant ce qui pourrait se déployer ultérieurement sur des supports prestigieux si l’État restait sourd aux revendications de la mouvance.

Si les tags ne disparaissent pas complètement, ils semblent se raréfier avec les renforcements des mesures de confinement, auxquelles ils réagissent : le zèle des policiers est dénoncé (« 47 millions d’euros d’amende ! Flics : l’heure des comptes viendra ! ACAB »), de même que les projets de traçage des particuliers, réinscrit dans une dystopie fréquemment citée (« Covid-1984 : le contrôle social n’est pas antiviral »).

Aux côtés de ces tags et des usages numériques du slogan, une forme d’écriture sauvage s’est développée ces dernières semaines en empiétant à la fois sur l’espace privé et sur l’espace public. Il s’agit de la banderole, dont Philippe Artières fait remonter l’origine au début du XXe siècle et indique qu’« elle est à la fois l’objet qui agit au moment de l’événement et celui qui, portant la signature de ce qui se joue, en enregistre et en fixe durablement l’existence » (La Banderole, Éditions Autrement, 2013). Habitués à ce qu’elle s’étende dans les cortèges de manifestations ou dans les stades de football, nous la voyons aujourd’hui s’épanouir aux fenêtres et sur les balcons des nos habitations : fixée par un particulier depuis son domicile, elle s’adresse à tous en dissipant quelque peu l’anonymat qu’elle permet dans un contexte d’énonciation collectif.

Si elle soulève quelques questions en ce qui concerne sa matérialité (« Faite sur un tissu généralement blanc, elle mobilise de la peinture, du fil, une aiguille et des piquets de bois », précise Artières ; mais ce bricolage est encore moins évident dans le cadre du confinement – il implique du temps et du matériel dont tout le monde ne dispose pas), la banderole Covid-19 semble prendre deux grandes directions, parfois complémentaires. La première est indexée à ce qu’on pourrait qualifier, suivant le concept anglo-saxon, de logique du care, qui peut se traduire par une éthique de la sollicitude ou de la bienveillance.

En vigueur depuis le début du confinement, cette attitude se concrétise par les gestes spontanés de solidarité mentionnés plus haut, mais aussi par une prise de conscience subite des conditions de travail de différents acteurs situés aujourd’hui « en première » ou « en deuxième ligne » face à l’attaque virale (personnel médical, infirmiers à domicile, aides-soignantes, assistants sociaux, pharmaciens, aides à domicile, etc.) et par des encouragements à l’égard de ces derniers (voire par leur héroïsation). Ainsi, en plus des séances quotidiennes d’applaudissements (parfois peu goûtées par leurs destinataires – Antoine et Mathilde Dumont, respectivement médecin urgentiste et infirmière SIAMU, ont de cette façon cosigné une carte blanche dénonçant le fait qu’« une bonne partie des gens qui applaudissent votent chaque année pour les connards qui diminuent les budgets »), on a pu voir apparaître, aux fenêtres des habitations privées, des dessins d’enfants destinés au personnel médical ou des messages tels que « Votre travail notre fierté. Merci pour tout ! », « Soignants, pompiers, éboueurs, caissières, profs… MERCI ! », « Soignants, accompagnants, MERCI », « Soutien aux soignants », « Soignantes, caissières, nounous, guerrières, merci ! », « Soignants, éboueurs, caissières, postiers, routiers, ON VOUS AIME ! » ou encore le désormais proverbial « Prenez soin de vous ».

« Ce soir on ovationne, demain on révolutionne »

La deuxième direction est réfractaire ; c’est alors toute la charge historique de la banderole militante qui se trouve réactivée, les particuliers reprenant des registres et mécanismes discursifs déjà exploités, entre autres, au moment des manifestations contre la loi Travail en 2016, puis par les Gilets jaunes et ces derniers mois encore durant les mouvements contre la réforme des pensions.

Certains messages héritent directement de revendications historiques (le jubilatoire « Ne télétravaillez jamais ! » décalque le célèbre mot d’ordre situationniste), d’autres feignent d’euphémiser la dimension tragique de la crise en exploitant les blagues de circonstance (« Fallait pas détruire nos maisons – signé : les pangolins », « Le gouvernement nous chie dessus et vous stockez du PQ », « La crise de la quarantaine »). Quelques-uns mobilisent des références de la pop culture (ainsi de banderoles convoquant un imaginaire de la révolte en figurant les personnages de la série La Casa de Papel, ou de ce drap indiquant « Ici Gotham, où est Batman ? » – jouant du besoin de héros en temps de crise, mais aussi du rôle de la chauve-souris dans la propagation du Covid-19).

Nombreux aussi sont ceux qui proposent des réajustements budgétaires, en se faisant l’écho des violences policières constatées depuis le début du confinement (« + de masques, – de lacrymos », « + de tests, – de crs », « + de compresses, – de CRS », « + de masques, – de flics qui collent aux basques », « Police partout, des masques nulle part »). Certains ironisent en évoquant une justice à deux vitesses (« On sera resté plus longtemps enfermé que Balkany »), et que d’autres encore réagissent directement aux discours de Macron (on retrouve de cette façon le slogan « Ceux qui ne sont rien sont partout », déjà très présent chez les Gilets jaunes, ou le calembour « Premiers de corvée », tandis que la posture militaire adoptée par le Président dans son discours du 16 mars et sa sextuple répétition du « Nous sommes en guerre », déjà désavouée par le Président allemand Steinmeier, sont raillées par des aphorismes du type « Le soin n’est pas la guerre » ou « Infirmiers = soldats sans armes ») ou amorcent un programme révolutionnaire (« Vous ne confinerez pas notre colère », « Nous ne reviendrons pas à la normale, la normalité était le problème », « Pas de retour à l’anormal », « Confinons le capitalisme ») et, comme les Gilets jaunes, promettent le retour de la Commune (« Après le Covid, la Commune »).

Enfin, il apparaît ponctuellement que la logique du care et celle de la récrimination s’articulent, dans des messages solidaires à l’égard du personnel soignant désavouant dans le même geste la façon dont celui-ci est sacrifié par le pouvoir en place : « Du fric pour l’hôpital public », « Covidons les actionnaires, payons les infirmières », « Il y a du fric pour les drones et les lacrymos quand l’hôpital public meurt en héros », « Faillite des hôpitaux publics, on applaudit les soignants à 20h, mais on n’oublie rien », « La santé avant leur profit », « Applaudir aujourd’hui, manifester demain », « Ce soir on ovationne, demain on révolutionne » ou encore « Sauvons l’hôpital, pas le capital ».

Une banderole en particulier a beaucoup fait parler d’elle ; affichée par une jeune femme sur la façade de sa maison, à Toulouse, elle était traversée par la question rhétorique : « Macronavirus, à quand la fin ? » Le mot-valise, déjà employé en couverture du numéro de Charlie Hebdo du 29 janvier 2020, a valu à l’auteure d’être arrêtée pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » et de passer quatre heures en garde à vue, le 23 avril 2020. La censure de la banderole a provoqué de nombreuses indignations et marques de soutien (la section toulousaine de la Ligue des droits de l’homme dénonçant sur Twitter « un procureur ridicule mais dangereux », tandis qu’un ensemble d’associations et partis locaux cosignaient une tribune fustigeant « un cas grave de remise en cause de la liberté d’expression comme du droit à critiquer le pouvoir, y compris par la caricature »). L’affaire a généré un véritable effet Streisand, puisque le mot-valise prohibé a depuis lors été largement repris, sur les réseaux sociaux et sur d’autres banderoles.

Si l’atteinte à la liberté d’expression est d’autant plus injustifiée que le délit d’offense au Président de la République a été abrogé, la raison de l’indignation face à cette arrestation est aussi fonction de la situation d’énonciation partagée entre le domaine privé et le domaine public : s’il existe des restrictions en matière d’affichage dans le cadre de certaines copropriétés (suivant le règlement établi collégialement par les propriétaires), la police n’a théoriquement pas à statuer sur l’affichage privé, pourvu qu’il ne tienne pas de la provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence raciale, qui relève du pénal.

L’impressionnant rassemblement organisé le 19 avril à Tel-Aviv pour dénoncer le projet de coalition entre le parti centriste de Benny Gantz et le Likoud de Benjamin Netanyahu a montré qu’il n’était pas impossible de manifester en respectant les distances de sécurité : l’événement, qui a réuni environ 2000 participants, prenait place dans un pays où le nombre de décès liés au Covid-19 est à l’heure actuelle inférieur à 200 ; un tel dispositif paraît aujourd’hui inimaginable au sein d’une Europe de l’Ouest plus meurtrie par la pandémie, mais le fait qu’il ait eu lieu pourrait à terme inspirer d’autres mouvements.

Car si les messages et slogans évoqués dans les pages qui précèdent sont emblématiques de la situation de confinement, ils la dépassent bien souvent et rappellent des griefs formulés depuis plusieurs mois/années, que le présent contexte semble amplifier. En cela, l’investissement dans le support mi-privé mi-public de la banderole vise surtout à prévenir toute forme de relâchement et à entretenir une dynamique oppositionnelle appelée à se cristalliser après le déconfinement. Il faut relever la singularité de l’appel des syndicats français à ce que la mobilisation du 1er mai s’actualise, d’une part, dans des banderoles accrochées aux balcons et fenêtres et, d’autre part, dans des slogans postés sur les réseaux sociaux.

Comme le rapportait Le Nouvel Obs, la CGT a ainsi invité ses sympathisants à poster des vidéos et photos exprimant leurs souhaits pour « le jour d’après » : « un départ à la retraite anticipée », « une juste répartition des richesses », « une semaine de 32 heures » ou « ne pas mourir au travail ». Parmi les autres actions suggérées, on trouvait aussi des invitations à lancer des concerts de casseroles ou à reprendre « Bella Ciao » en se filmant ― la force de percussion de ces gestes se mesurant à leur viralité (un comble dans pareil contexte). Le phénomène est évidemment inédit. Il témoigne à la fois de la nécessité de maintenir une pratique militante par des canaux/supports de fortune, mais aussi, déjà, de l’institutionnalisation de cette pratique, reconnue par des organisations solides comme une solution de secours pertinente et efficace.

Il s’agira d’être attentif aux tentatives de musèlement de ces alternatives : le collectif Formes de luttes, après avoir lancé un appel à produire des images visant à « déconfiner la démocratie, la colère et l’espoir » à l’occasion du 1er mai, s’étonnait en effet que tous les posts et commentaires mentionnant l’URL de son site fassent l’objet d’une censure systématique sur Facebook et Instagram. L’arrachage de banderoles et le filtrage de contenus numériques ne semblent pas augurer « le retour aux 1ers mai joyeux et chamailleurs » que le président français appelait de ses vœux en passant au bleu les matraquages et les énucléations.   


Denis Saint-Amand

Enseignant-chercheur en littérature

Mots-clés

Covid-19

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