Environnement

Arrêtons le progrès !

Philosophe

L’épidémie de coronavirus vient mettre à mal la célèbre rengaine : le progrès capitaliste et néo-libéral est bien mis en pause un peu partout dans le monde. La question sera celle du redémarrage, car une relance brutale de l’économie aurait des conséquences gravissimes pour la planète. Il est grand temps de penser une refonte de notre appareil productiviste.

Des chauves-souris qui n’ont cure de l’économie mondiale, cependant contraintes du fait de la destruction de leur habitat de s’approcher du nôtre, un pangolin étourdi n’ayant pu échapper à la pharmacopée chinoise puis, soudain, c’est l’atelier du monde, la Chine, à l’arrêt. La raison : la seconde immixtion d’un coronavirus dans les affaires nationales, le Covid-19 après le SRAS de 2002, Covid-2.

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Ce sont alors des Européens compatissants face à une épidémie lointaine, vaquant à leurs occupations économiques, sans la moindre velléité de veillée sanitaire, alors même que des décennies de gestion néolibérale ont mis à mal les dispositifs publics de santé. Des Américains fustigeant un virus chinois, puis les Européens pour s’être laissés envahir, guidés par un Président combattant le virus par Twitter. C’est un Boris Johnson appelant les Britanniques à refuser le confinement, avec des trémolos churchilliens dans la voix, finissant aux soins intensifs, victime de l’immunité collective qu’il prônait.

Et patatras ! La quasi-totalité de la planète est condamnée au confinement et l’économie mondiale, réduite à quelques chaînes logistiques. Nous croyions avoir construit une fatalité économique, la globalisation économique avait en effet pour dessein de créer un marché quasi-universel, et partant une machine hyperpuissante à laquelle aucun État n’était censé pouvoir résister… et quelques brins d’ARN sont parvenus à la stopper ! La rengaine « On n’arrête pas le progrès » a été pour la première fois prise en défaut.

Entendons-nous bien, le progrès dont il s’agit ici n’est ni celui des connaissances, ni celui de la moralité des comportements. Il s’agit plus prosaïquement de l’association marché-techniques et de son déversement en masses de babioles techno à écouler. Ce progrès-là, celui des néolibéraux et des « progressistes », n’a cure du front social où les mains l’emportent sur les techniques, le front des caissières, des éboueurs, des routiers, des paysans, et autres soignants, etc. C’est bien plutôt le progrès des marchands et des capitaux.

Ce progrès – version abâtardie de précédents plus glorieux, à commencer par la vision des Lumières, selon laquelle l’avancée des connaissances ne pouvait que déboucher, via ses retombées industrielles, sur une amélioration générale de la condition humaine –, devait nous émanciper de toutes les tutelles imaginables, à commencer par celle de la nature. Nous rêvions d’éradiquer la maladie et d’assurer à chaque nouveau-né à la naissance, dans les pays industriels tout du moins, un capital d’existence inaltérable. Nous rêvions d’éradiquer le travail et même, si l’on en croit les transhumanistes, d’éradiquer la mort. Et patatras ! Nous sommes violemment reconduits à une vulnérabilité élémentaire, celle d’animaux susceptibles de mourir par étouffement viral.

En réalité, il n’y aura pas d’après Covid-19.

Nous pensions encore nous être émancipés de la nécessité de devoir décider, moralement et politiquement, en remettant la gestion de la société à l’automatisme du marché, à son allocation idéale et absolument informée (sic !) des ressources. En conséquence de quoi, masques, tests, respirateurs artificiels, etc., font cruellement défaut, car seul un État peut anticiper les crises et provisionner des ressources, indépendamment de la pression de la demande. Telle était déjà une des finalités de la dîme, provisionner des grains…

Pis encore, en lieu en place de l’automate du marché, chaque nation devra arbitrer entre d’un côté la nécessité de reprendre ses activités économiques, qu’on ne saurait suspendre indéfiniment, avec des dégâts collatéraux qui s’accumulent ; et de l’autre l’impératif sanitaire de sauver des vies. Par temps de confinement, la vie de tous tient aussi aux comportements de chacun.

En réalité, il n’y aura pas d’après Covid-19. D’abord sur un plan strictement sanitaire. Le confinement vise à réduire le taux de contamination par personne infectée à une seule autre. Avant un vaccin, perspective encore distante, relâcher le confinement n’est en effet possible qu’avec force tests, masques, adoption de gestes barrières, etc., afin d’empêcher ce taux de remonter. Et, par ailleurs, les zoonoses explosant avec la destruction des écosystèmes depuis deux décennies, et le dérèglement climatique entraînant l’expansion géographique des maladies infectieuses, notamment vectorielles, comme le Chikungunya ou le Zika, nous aurons immanquablement affaire à d’autres coronavirus ou consorts.

Surtout, nous sommes entrés depuis l’été 2018 dans le dur du dérèglement climatique. Depuis la fin du XIXe siècle, la température moyenne sur Terre a augmenté de 1,1 degré. Elle augmentera encore de 0,9°C d’ici à 2040, en raison essentiellement des émissions déjà émises. L’enjeu est la péjoration et la réduction de l’habitabilité de la Terre. À l’issue de l’été austral 2019-2020, l’Australie a connu une baisse des récoltes de riz et de sorgho de 66 %. En raison des vagues de chaleur et des sécheresses, et même des inondations et autres aléas climatiques, sans compter les attaques de ravageurs, la production alimentaire est en passe de devenir une activité à hauts risques.

À 2°C de plus (2040), de nombreuses régions entre les tropiques pourraient connaître des épisodes d’accumulation, chaleur et humidité rendant impossible l’évacuation de la chaleur corporelle ; la mort advient alors en moins de 10 minutes. Lorsqu’on s’approche des 4°C, ce sur quoi débouche le business as usual, c’est une partie de la surface terrestre plus large que la zone intertropicale qui connaîtrait des semaines avec une pareille accumulation. J’épargne au lecteur les autres impasses écologiques.

Nous avons d’urgence besoin d’un nouvel Orient, d’un nouveau cap de civilisation.

Si l’on veut ne serait-ce que sauver notre peau climatique, nous devons impulser un cap nouveau à une civilisation en perdition. Le retour à la normale, sous la forme par exemple d’une relance keynésienne, indifférenciée, de nos activités économiques en sortie de crise, serait délétère. Afin de ne pas exploser une élévation de la température de deux degrés dans les toutes prochaines décennies, nous devons en effet réduire dans les 10 ans nos émissions carbonées. Il ne s’agit pas d’un serrage momentané du frein à main, comme pour le Covid, mais d’une décélération brutale de nos économies, pour engager ensuite une vitesse de croisière, en vue d’un profil d’activités nouveau, méconnaissable eu égard au passé.

Nous avons été modernes, productivistes, jusqu’à la folie. Sous prétexte de nous extraire de la « vallée des larmes » par une quête de richesses matérielles éperdue, sans limites, nous sommes sur le point de la transformer en désert brûlant. À côté de quoi le Covid-19 est une pichenette sanitaire. Nous avons d’urgence besoin d’un nouvel Orient, d’un nouveau cap de civilisation. Modernes, nous nous étions assignés comme but de produire toujours plus, et de redistribuer cette richesse. Tel était le fondement de notre civilisation. Celle-ci était à même d’accueillir un système d’alternance démocratique : nous pouvions nous opposer sur les moyens optimaux de produire et sur les critères de redistribution de la richesse ainsi produite.

Quel nouveau cap ? Même si ce ne saurait suffire, il convient en premier lieu de poser la question suivante : qu’est-ce qui détruit l’habitabilité de la Terre ? La réponse est limpide : les flux de matières et d’énergie sous-jacents à nos activités économiques, lesquelles sont directement liées à nos niveaux et modes de vie. Un seul exemple, les 10 % les plus riches sont responsables de la moitié des émissions mondiales ; la moitié la plus pauvre n’émet que 10 % des gaz mondiaux.

Première conséquence, nous allons devoir produire beaucoup moins et même restaurer au long cours les sols et les écosystèmes. Premier objectif donc. Deuxième objectif, réduire les inégalités et plafonner la richesse qui débouche sur un droit effectif de détruire la vie sur une planète exsangue. Ces deux objectifs peuvent largement donner lieu à des interprétations contrastées, à des positionnements du curseur contraires. De quoi reconstruire l’organisation du débat public, sous forme d’une opposition droite-gauche.

De tels choix impliqueraient une refonte de l’appareil productif. Ce dernier devrait s’orienter plus sur les infrastructures que sur de petits objets. Que l’on songe seulement à la nécessaire transformation de nos villes, afin qu’elles puissent résister tant à la chaleur qu’à la décrue énergétique. Quant aux objets, à défaut d’être produits en nombre, ils pourraient devenir plus durables, modulables, tout simplement plus soignés esthétiquement comme ergonomiquement. L’agriculture, toute à l’agroécologie, se déploierait dans un contexte de sobriété énergétique. Aujourd’hui la production d’1 calorie alimentaire exige au bas mot 10 calories fossiles. Ce sont en conséquence entre 20 et 30 % de la population active qui pourraient y être alloués, surtout à certains moments. Etc.

Évoquons encore un aspect de ce futur possible, la spiritualité. La modernité nous a convaincus qu’on pouvait réaliser, épanouir notre humanité par la possession matérielle et la consommation sans cesse réactualisée. Et c’est évidemment ce qui n’aurait plus aucun sens. Quid alors des modalités nouvelles de réalisation de soi ? Quelques indices permettent de suggérer qu’une refonte de nos relations au vivant pourrait y jouer un rôle fondamental.

Le lecteur l’aura compris, ce n’est pas à toute forme de progrès que nous nous opposons, mais à une acception étroite, réductrice et égoïste, tant socialement qu’eu égard aux vivants sur Terre. Quant à la connaissance, elle constitue à nos yeux une valeur fondamentale. C’est par la connaissance que nous pourrons tant échapper aux rets du Covid qu’anticiper la menace climatique. Mais le vrai devrait à nouveau être associé au beau et au bien, commun.


Dominique Bourg

Philosophe, Professeur honoraire de l'Université de Lausanne

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