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Le coopérationisme ou comment en finir avec cette peste économique

Juriste et philosophe

Alors que trente millions d’Américains se sont inscrits au chômage depuis le début de la pandémie, les marchés boursiers américains ont enregistré en avril leur meilleur mois depuis 1987. Il devient donc urgent de repenser notre modèle économique et remplacer notre système de dirigisme de gladiateurs par une éthique de la distribution équitable. Cette période exige une révolution juridique, politique et économique capable d’ouvrir une nouvelle ère de coopération.

Plus de trente millions d’Américains viennent de déposer pour la première fois une demande d’allocation chômage suite au désastre économique provoqué par la pandémie de coronavirus, portant le chômage à son plus haut niveau depuis la Grande Dépression. Malgré cela, les marchés boursiers américains ont enregistré en avril leur meilleur mois depuis 1987 ; après un choc initial, les marchés ont connu une reprise régulière, en hausse de plus de 30 % par rapport à leur niveau le plus bas enregistré à la fin mars. La plupart des économistes, perplexes, proposaient chaque jour des explications plus fantaisistes les unes que les autres. Même Paul Krugman ne savait trop quoi dire, avançant que si « les investisseurs achètent des actions c’est en partie parce qu’ils n’ont nulle part ailleurs où se tourner ».

Pourtant, que les marchés aient ainsi bravé le krach économique ne devrait pas nous étonner. Pour eux, rien de telle qu’une belle crise dès lors que les bonnes personnes sont au pouvoir. Philip Mirowski, dans son ouvrage intitulé Never Let a Serious Crisis Go To Waste (Ne jamais gaspiller une grave crise) écrivait justement à ce propos au sujet de la dernière débâcle, l’effondrement financier de 2008. Aujourd’hui encore, il s’agit de bien comprendre la logique faustienne qui sous-tend la raison pour laquelle les investisseurs institutionnels misent sur le marché.

Premièrement, Donald Trump et les sénateurs républicains ont clairement fait savoir qu’ils soutenaient les sociétés à grande capitalisation, quelle que soit la gravité de la situation. En renforçant ces entreprises maintenant via des plans de sauvetage, ces dernières seront en meilleure position pour éliminer leurs concurrents plus petits, ce qui facilitera plus tard des pratiques monopolistiques. Après la pandémie, les grandes sociétés seront prêtes à extraire les profits de cette politique, tandis que feront faillite la plupart des petites entreprises et des commerces familiaux.

Deuxièmement, les dispositions de réexamen (sunset provisions), prévues aux règlements des plans de sauvetage, permettront aux actionnaires et gestionnaires de s’enrichir lorsque aura lieu une reprise économique, à nouveau sans jamais avoir besoin de constituer des réserves car ils savent qu’en cas de nouvelle crise, ils bénéficieront à nouveau d’un plan de sauvetage. Comme l’explique Tim Wu, ces sauvetages répétés ont permis à de riches gestionnaires de s’adonner au pillage en période de prospérité – par des rachats d’actions et l’allocation de salaires exorbitants – et d’être secourus en période de crise. Cela aussi contribue à augmenter la valeur de la capitalisation tout en permettant l’extraction de capitaux aux bénéfices des actionnaires.

Troisièmement, Trump a sapé tout élan vers un système de santé universel en promettant l’exonération des frais de santé liés aux coronavirus. Cette mesure protégera les républicains de représailles aux élections de novembre prochain. Une fois que tout cela sera passé, les moins fortunés continueront d’être ravagés par des cancers ordinaires et des maladies liées à la pauvreté sans aucune couverture, au plus grand profit des assurances privées et des entreprises et contribuables les plus riches.

Quatrièmement, la pandémie tue de manière disproportionnée les populations les plus vulnérables : les personnes âgées, les pauvres, les personnes non assurées, les personnes incarcérées et les personnes de couleur. Le taux de mortalité par coronavirus des Afro-Américains est presque trois fois plus élevé que celui des Blancs – un déséquilibre intolérable. Les taux d’infection dans les prisons sont également effroyables. Les populations à risque sont disproportionnellement plus âgées et plus pauvres, ceux-là même qui bénéficient des régimes Medicare et Medicaid. Certains appellent cela « culling the herd » (« abattre le troupeau », jeu de mot avec herd immunity : immunité collective, ou, littéralement, immunité du troupeau – NdT). Les investisseurs privés peuvent s’attendre à ce que la sécurité sociale représente, à l’avenir, moins de frein à l’économie.

Cinquièmement, les républicains ont réussi à dissimuler dans les plans de sauvetage des avantages fiscaux pour les millionnaires. L’une de ces dispositions suspend temporairement le plafonnement des déductions sur les revenus non professionnels auxquelles tout propriétaire d’une entreprise enregistrée comme entité intermédiaire peut souscrire afin de réduire le montant de ses impôts. Selon le Joint Committee on Taxation (comité mixte des affaires fiscales), organe non-partisan du Congrès, cette mesure profitera de manière disproportionnée à environ 43 000 contribuables dans la tranche d’imposition la plus élevée (plus d’un million de dollars de revenus) qui recevront une prime moyenne de 1,63 million de dollars par déclarant.

La seule voie à suivre est la mise en place d’une véritable transformation juridique qui remplace notre régime entrepreneurial actuel par des entreprises coopératives, mutualistes et à but non lucratif.

Les marchés sont devenus révélateurs d’une vilaine vérité. Déjà en 1979, Michel Foucault avait observé que le marché est, à l’époque néolibérale, la pierre de touche de la vérité. Et la vilaine vérité, aujourd’hui, est que la pandémie représente une mine d’or pour les grandes entreprises, les investisseurs institutionnels et les plus riches. Autrefois, j’avais entendu un magnat de l’immobilier new-yorkais parler de l’expropriation, dans les années 1930, de terres dans les Adirondacks et de s’exclamer : « la Grande Dépression ne fut-elle pas grandiose ! » C’est exactement se que doivent se dire les investisseurs institutionnels à propos de la pandémie du Covid-19.

Malheureusement, on peut difficilement s’attendre à quelque chose de très différent sous une administration démocrate, surtout si elle est redevable à Wall Street et à de riches donateurs. Les deux dernières administrations démocrates – celles de Bill Clinton et de Barack Obama – ont clairement adopté des politiques néolibérales telles que le workfare (travailler pour avoir droit à l’aide sociale, NdT) pour les chômeurs et le welfare pour l’élite entrepreneuriale. Les plans de sauvetage de Paulson et de Geithner en 2008 ont servi de modèle à ceux d’aujourd’hui.

La seule voie à suivre – au-delà d’une prochaine administration démocrate – est la mise en place d’une véritable transformation juridique qui remplacerait notre régime de capitalisation actuel par des entreprises coopératives, mutualistes et à but non lucratif. Ceux d’entre nous qui créent, inventent, produisent, travaillent et servent les autres doivent remplacer les quelques personnes qui extraient et accumulent des capitaux par un nouveau coopérationisme favorisant la distribution équitable et durable de la croissance économique et de la création des richesses.

Les structures juridiques qui permettent à la forme entrepreneuriale actuelle de perdurer – ce que Katharina Pistor appelle de manière pertinente le « code du capital » – doivent être abrogées et remplacées par un nouveau cadre économique qui redistribue la richesse générée par la production et la consommation. Ces formes juridiques alternatives, qui existent depuis des siècles et nous entourent aujourd’hui encore, comprennent les coopératives de production et de fabrication, les mutualités pour les assurances, les coopératives d’habitation et de crédit pour les banques, ainsi que les organisations à but non lucratif pour les bonnes œuvres et l’enseignement.

C’est aussi la seule façon de s’attaquer de front à la crise climatique. La logique, les principes et les valeurs d’un tel coopérationisme peuvent participer à faire ralentir notre société de consommation à tout prix. L’objectif de l’entreprise coopérative n’est pas de maximiser l’extraction de capital, mais de soutenir tous les participants de l’entreprise et de distribuer le bien-être, dans et grâce à un environnement sain. En remplaçant la logique de l’extraction du capital – la « logique extractive », pour reprendre le terme de Saskia Sassen – par une éthique de la distribution équitable, nous pouvons, une fois la pandémie terminée, nous préparer à faire face à la crise climatique.

Nous sommes, dans ce pays que sont les États-Unis, encore trop nombreux à être envoûtés par le mythe de l’individualisme.

Rétrospectivement, le terme « capitalisme » a toujours été une appellation erronée, inventée paradoxalement par ses détracteurs au XIXe siècle. Le terme suggère de manière trompeuse que le capital fonctionne intrinsèquement d’une certaine manière, possède une sorte d’ADN et serait régi par des lois économiques. Mais c’est une illusion. Le capital n’est qu’un artefact façonné par le droit et la politique. Son code est entièrement créé par l’être humain. Et comme Thomas Piketty et d’autres le démontrent, la concentration du capital et les inégalités croissantes de richesse actuelles relèvent du choix politique et ne sauraient être le produit d’une quelconque loi du capital.

En vérité, nous ne vivons pas aujourd’hui dans un système où le « capital » dicte notre situation économique. Non, nous vivons sous la tyrannie de ce que j’appellerais le « dirigisme de tournoi » : une sorte de sport de gladiateurs piloté par l’État, où nos dirigeants politiques distribuent le butin aux riches afin de se faire réélire (et, de plus en plus, afin d’autofinancer leurs propres campagnes politiques).

Nous devons remplacer ce dirigisme de tournoi par un cadre juridique et politique qui favorise la coopération et la collaboration entre ceux qui créent, inventent, produisent, travaillent et œuvrent au service des autres. Plutôt que des sociétés qui extraient le capital pour quelques actionnaires et gestionnaires, nous avons besoin de coopératives, de mutuelles et d’organisations à but non lucratif qui distribuent largement les richesses qu’elles créent à tous les membres de l’entreprise commune, et qui se gardent des grandes disparités de salaires qui caractérisent aujourd’hui notre dirigisme de gladiateurs. Ce sera la seule façon d’apprivoiser notre consumérisme à la fois obscène et destructeur.

Il ne suffit pas d’augmenter l’impôt progressif sur la fortune des milliardaires et d’investir davantage dans les hôpitaux publics et les écoles publiques, comme l’a récemment suggéré Piketty. Cela ne changera pas fondamentalement la logique et les tentations faustiennes. Au lieu de cela il faut, de toute urgence, remplacer notre système de dirigisme de tournoi par un nouveau coopérationisme.

Nous sommes, aux États-Unis, encore trop nombreux à être envoûtés par le mythe de l’individualisme – l’idée selon laquelle nous pouvons faire cavalier seul, inventer, créer et construire par nous-mêmes, et en récolter tous les bénéfices. Ce mythe, lié à l’image du pionnier chercheur d’or et aux brillantes récompenses du dur labeur solitaire, est fermement ancré dans l’imaginaire de nos concitoyens. C’est cette idéologie qui sous-tend la forme entrepreneuriale à grande capitalisation et la logique d’extraction du capital. Or, le plus souvent, c’est en nous soutenant mutuellement, en travaillant ensemble et en collaborant que nous réussissons à inventer, à créer et à produire. Ce sont ces formes de coopération qui doivent fonder l’économie de l’après-pandémie.

Cette pandémie et le krach économique qui l’accompagne ne doivent pas nous empêcher de travailler ensemble pour trouver les solutions face à l’autre crise, celle du changement climatique, qui se profile encore à l’horizon. Au contraire, cette période exige une révolution juridique, politique et économique capable d’ouvrir une nouvelle ère de coopération. Pour ce faire, il faut une volonté politique. Cette volonté ne viendra pas de nos dirigeants politiques, pas tant qu’ils demeureront à ce point redevables aux contributions des entreprises. Non, elle devra venir de nous, tous unis.

traduit de l’anglais par Hélène Borraz

Ce texte paraît en même temps sur Critical Inquiry


Bernard E. Harcourt

Juriste et philosophe, professeur de droit et de sciences politiques à l'université de Columbia, directeur d'études à l'EHESS