Santé

Le patient zéro est toujours innocent

Médecin et écrivain

L’acception du terme « épidémie » a beaucoup évolué dans l’histoire en suivant une sorte de hiérarchie des modes d’observation. Lors des épisodes de peste, les citoyens n’avaient besoin ni de cliniciens, ni d’épidémiologistes, ni de microbiologistes pour affirmer la réalité d’une épidémie, il leur suffisait de compter les morts dans la rue. Avec les progrès de la science clinique, les médecins ont pu observer des épidémies bien avant que les citoyens ne les détectent. Comme tous les progrès, celui-ci a des effets collatéraux, dont certains pourraient être mis en relief par la crise actuelle du coronavirus.

Le terme « cas index » est utilisé en génétique et en infectiologie pour désigner, soit le premier patient chez lequel a été identifié le gène responsable d’une maladie génétique, soit le premier malade contaminé par une nouvelle souche virale ou un nouveau virus. Le terme de « patient zéro », utilisé exclusivement en infectiologie, est apparu aux débuts du SIDA, lorsque l’identification du virus a permis de remonter jusqu’au premier malade diagnostiqué aux États-Unis en 1980. Ce jeune stewart canadien du nom de Gaëtan Dugas avait à lui seul, par ses pratiques homosexuelles non protégées, contaminé environ un quart de tous les cas diagnostiqués avant 1983. Ce patient est devenu tristement célèbre, il a été diabolisé sous le sobriquet de « super spreader » (super propagateur), son sarcome de Kaposi a été surnommé le « Gay cancer », déclenchant une grande vague d’homophobie.

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Nos pays occidentaux connaissaient alors une période de sérénité infectieuse inédite dans toute l’histoire de l’humanité. Depuis la fin des grandes épidémies intercontinentales, après l’hygiénisme administratif, avec les vaccinations et les antibiotiques, on s’était surpris à rêver à l’immortalité. Le SIDA a eu l’effet d’un coup de tonnerre dans un ciel serein et il a ravivé les grandes peurs ancestrales.

Arrivé concomitamment aux grands progrès du décodage génétique, le SIDA a permis de libérer des fonds considérables pour améliorer l’identification des virus et la recherche d’antiviraux. Ainsi, à chaque apparition de nouvelle souche virale, il est devenu plus facile d’en décoder le génome et d’en observer les mutations. Si ce virus provoque une maladie à transmission interhumaine, les épidémiologistes et les virologues peuvent ainsi remonter assez facilement jusqu’au patient zéro de cette maladie émergente.

Deux raisons ont probablement contribué à préférer le terme de « patient zéro » à celui de « patient un ». D’une part, la place hors numérotation de ce zéro souligne son caractère incertain et provisoire, car généralement la poursuite des recherches épidémiologiques remonte plus en amont. Par exemple on a découvert que le SIDA avait pénétré le sol américain plus de dix ans avant Gaëtan Dugas, puis on a fini par remonter jusqu’au scénario le plus probable d’un braconnier congolais qui se serait blessé en dépeçant un grand singe et aurait ainsi permis le passage d’un virus simien (VIS) à un virus humain (VIH) aux environs de 1920.

Les grands progrès de la génomique ont transformé la microbiologie de Pasteur et Koch en une science exacte.

D’autre part, le patient zéro d’une épidémie peut ne pas être un vrai malade, mais un « porteur sain » du micro-organisme pathogène. L’idée de porteur sain avait déjà été émise par Koch en 1893. Cette hypothèse a été cliniquement et brillamment « démontrée » par une cuisinière irlandaise de New York qui a provoqué la typhoïde chez des centaines de personnes entre 1900 et 1930 sans en avoir jamais ressenti le moindre symptôme. Nommée Mary Mallon, elle est l’une des plus célèbres patients zéro.

Par ailleurs, on peut rappeler une célèbre querelle qui a agité le monde médical entre partisans de l’infection (maladies venues du sol et de l’environnement immédiat) et partisans de la contagion (maladies transmises d’homme à homme). Malgré la domination de l’idée d’infection imposée par les mandarins parisiens, les médecins des régions avaient bien compris le processus contagieux de la peste et certains avaient même réussi à identifier avec précision le bateau d’où était partie celle de 1720 : le Grand-Saint-Antoine, en provenance de Syrie et accosté à Marseille le 25 mai. « Bateau zéro » de la dernière grande épidémie de peste en Europe.

Aujourd’hui, les grands progrès de la génomique ont transformé la microbiologie de Pasteur et Koch en une science exacte, et la modélisation mathématique nous permet d’étudier, voire d’anticiper, la dynamique des épidémies. Comme tous les progrès, celui-ci a des effets collatéraux, dont certains pourraient être mis en relief par la crise actuelle du coronavirus.

Les chercheurs peuvent en effet s’alarmer d’une mutation susceptible de modifier la virulence et/ou la contagiosité d’un virus, avant même d’en avoir la visibilité clinique et/ou épidémiologique. Il n’est pas question ici de reprocher aux autorités d’avoir tout mis en œuvre pour confiner l’épidémie actuelle, car nos connaissances ne leur laissent pas d’autre choix. Toutes les mesures de confinement sont efficaces pour diminuer la mortalité d’une épidémie et l’étaler dans le temps en attendant la mise en place de l’immunité de groupe, donc la baisse de la létalité (nombre de morts/nombre de malades). Sur le court terme, ce choix est assurément le meilleur pour la santé individuelle et publique.

Cependant, avec l’extrême complexité de nos sociétés et les inextricables interactions planétaires de nos politiques et de nos économies, il est impossible d’évaluer les retombées sanitaires des mesures actuelles de prévention sur la santé publique à moyen et long terme. Bien que je comprenne et que j’applique avec civisme les décisions des autorités, certains de mes propos suivants risquent de paraître politiquement incorrects…

L’acception du terme « épidémie » a beaucoup évolué dans l’histoire en suivant une sorte de hiérarchie des modes d’observation. Lors des épidémies de peste, les citoyens n’avaient besoin ni de cliniciens, ni d’épidémiologistes, ni de microbiologistes pour affirmer la réalité d’une épidémie, il leur suffisait de compter les morts dans la rue. Avec les progrès de la science clinique, les médecins ont pu observer des épidémies bien avant que les citoyens ne les détectent.

Si les virologues n’avaient pas détecté ce nouveau coronavirus, les cliniciens auraient constaté une mauvaise grippe.

Puis avec les progrès de l’épidémiologie et de la modélisation, on a pu déceler de faibles variations de morbidité et de mortalité pouvant faire suspecter la propagation d’un nouveau pathogène. Enfin, à un niveau hiérarchique encore inférieur, ce sont les microbiologistes qui détectent le risque potentiel dès la première mutation chez les premiers patients. Le patient zéro a parfois tendance à devenir virtuel.

Si les virologues n’avaient pas détecté ce nouveau coronavirus, les cliniciens auraient constaté une mauvaise grippe et les épidémiologistes auraient noté une augmentation de la mortalité par virose saisonnière. Néanmoins, les virologues ont sonné l’alerte, car une mutation chez un virus à transmission respiratoire (grippe, corona ou autre) n’est pas anodine à priori. Cette connaissance contribue à vivre l’émergence d’une maladie qui fait quelques milliers de morts chez des personnes âgées et fragiles avec la même dramaturgie sociale et sanitaire que les épidémies qui décimaient tous les âges d’une population.

La démesure infectieuse persiste malgré la fin des grandes épidémies. Nous avons trop vite oublié l’histoire dramatique de la pression parasitaire et nous ne voulons pas comprendre que celle-ci ne cessera jamais. « Pression parasitaire » est le terme utilisé par les biologistes pour désigner les nuisances que nous font subir les micro-organismes (bactéries, virus, protozoaires et helminthes) et leurs vecteurs (insectes et acariens). Chacun peut comprendre que cette pression parasitaire est cent fois moindre dans nos pays tempérés que dans les pays tropicaux. Chacun doit avoir conscience que nos immenses progrès (hygiène, infrastructures sanitaires, sécurité alimentaire, vaccination, antibiotiques, etc.) ont encore divisé cette pression par cent depuis un ou deux siècles.

Mais le vieux rêve de l’immortalité qui avait resurgi à la fin des grandes épidémies devient quasiment une exigence sanitaire. Pardonnez ces propos qui ne me font pas plaisir à moi-même, mais on en arrive à considérer la mortalité des personnes âgées comme une information épidémiologique ! Les premières victimes de la canicule, des viroses saisonnières, des maladies émergentes, des maladies cardio-vasculaires, tumorales ou neurodégénératives sont toujours les personnes âgées ! Les épidémiologistes affirment avec raison que la létalité du Covid-19 double pour chaque tranche de dix ans après soixante ans, mais la rigueur scientifique et clinique oblige à préciser que c’est le cas pour toutes les maladies de l’humanité.

Est-ce un progrès biomédical, est-ce une expertise clinique que de constater que le taux de mortalité est plus élevé chez les personnes âgées, polypathologiques ou immunodéprimées ?

La santé publique a aussi le devoir de se situer au niveau social (devenir des populations et avenir de la vie sociale) et spécifique (avenir de l’espèce et qualité reproductive). Sous cet éclairage, les diarrhées infantiles tropicales, le recul progressif de l’âge de la première grossesse, les troubles du spectre autistique, les cancers pédiatriques, la baisse progressive de la spermatogénèse, la montée des addictions aux drogues, aux psychotropes et aux antalgiques opiacés, la iatrogénie médicamenteuse, l’obésité, le différentiel sanitaire de classe, la prématurité, les pathologies congénitales, etc., sont des problèmes de santé publique dont l’ampleur dépasse largement celui des émergences virales. D’autant que ces émergences sont contingentes et ne pourront jamais cesser.

La démesure infectieuse perturbe notre jugement, elle est quasi anthropologique. Il nous est insupportable de voir cinq enfants mourir chaque année de méningite à méningocoque, mais nous tolérons d’en voir deux cents mourir sur la route. L’obligation vaccinale pour cette méningite est acceptable, mais une baisse de la limitation de vitesse fait descendre les gens dans la rue.

Tant que la science fondamentale aura droit de cité, l’apocalypse virale devra attendre.

Certes, les pandémies virales sont l’un des revers de la mondialisation, mais celle-ci a également permis une certaine harmonisation de nos systèmes immunitaires. Il n’existe pratiquement plus de populations immunitairement vierges devant les micro-organismes classiques. On ne verra plus de peste suivre la route des épices pour déboucher en terrain vierge en Europe. On ne verra plus la variole et la rougeole décimer les Amérindiens après l’arrivée des bateaux de Christophe Colomb. On trouvera toujours de nouvelles armes contre les bactéries.

Le pire des scénarios actuellement possibles est effectivement celui d’un virus animal dont la mutation permet une transmission interhumaine (SIDA, SRAS, grippe). Dans tous ces cas, nous avons déjà acquis une immunité partielle, car nous avons déjà rencontré certains des antigènes de ces virus. Un nouvel antigène muté peut certes faire du mal, mais un cataclysme viral n’est pas réaliste. De plus, même si les virus sont à la limite du monde vivant, ils répondent aux lois de l’évolution qui régissent ce monde : optimiser leur reproduction et leur diffusion. Tuer leur hôte n’est jamais un bon choix, car c’est l’équivalent d’un suicide. Inversement, une forte contagiosité est un choix qui leur assure une excellente diffusion. La transmission respiratoire est évidemment la plus efficace.

Cela peut expliquer que dans la plupart des épidémies, la virulence diminue régulièrement au profit de la contagiosité. D’autant plus que les populations développent ou ont déjà développé une immunité de groupe par de précédentes rencontres avec des virus similaires. Lorsque les pics épidémiques sont passés, les virus continuent à circuler avec la plus grande discrétion possible. C’est leur intérêt. Mais comme rien ne peut empêcher un virus à transmission respiratoire de faire le tour du monde, il est logique de tout faire pour confiner une épidémie à son début, en attendant que l’évolution ait le temps d’agir à son rythme plus lent. Mille morts en cinq ans sont préférables à mille morts en deux mois. CQFD.

La pression démographique et la surconsommation effrénée sont de nouveaux facteurs d’émergence virale. Elles conduisent par exemple à la déforestation qui va certainement déloger des virus inconnus enfouis dans les forêts et devant lesquels nous serons peut-être immunologiquement vierges (Ebola). Le braconnage et l’exportation d’animaux exotiques sont une menace réelle de transformation d’une zoonose en maladie humaine. Le réchauffement climatique a déjà augmenté l’aire de diffusion de certains vecteurs. D’autres situations inconnues peuvent se produire, mais le catastrophisme n’est pas une bonne attitude. Tant que la science fondamentale aura droit de cité, l’apocalypse virale devra attendre.

Le patient zéro est toujours innocent, il ne faut pas le montrer du doigt, comme on le faisait en brûlant les sorcières ou en désignant les juifs ou les protestants. La guerre entre Chine et USA pour désigner le coupable est désopilante et désolante. Le seul bouc-émissaire est notre modèle économique. Par ailleurs, j’ai bien plus peur pour nos enfants et petits-enfants lorsque je vois des pays de liberté élire un dirigeant dont l’univers cognitif ressemble plus à celui de nos ancêtres primates qu’à celui des pères de nos démocraties.

 

NDLR : Luc Perino est l’auteur de Patients zéro, Histoires inversées de la médecine, La Découverte, mars 2020.


Luc Perino

Médecin et écrivain, Enseignant à l'Université Claude Bernard Lyon 1

Mots-clés

Covid-19