(Re)lire au temps du confinement

Je pense donc je suis confiné – sur Le Discours de la méthode de René Descartes

Ecrivain et essayiste

Dans ce moment de vie suspendu par le virus, où chacun est libre, pourquoi pas, de s’essayer à penser à soi, le Discours de la méthode de Descartes offre un miroir. Sorte de guide des égarés, cet essai est le produit de l’expérience du confinement. Mais à la différence des journaux intimes, ce texte fait du confinement, entendu comme le mouvement de rentrée de l’esprit en lui-même, l’objet de sa réflexion. Descartes propose en fait une stratégie prophylactique de l’erreur par l’action de gestes barrières qui, en ces temps infectés par la « post-vérité », se révèle bien utile.

Restez chez vous ! Sans doute est-ce ce mot d’ordre qui demeurera le symbole de cette période étrange imposée par la pandémie. C’est une inversion brutale d’un mouvement qui, depuis plus de soixante ans, a privilégié un tropisme inverse de sortie – géographique (tourisme), économique (mondialisation), politique (Europe), et même de façon paroxystique et astronomique avec, comme le rappelait Emmanuel Levinas dans Difficile liberté. Essais sur le judaïsme, la sortie de Youri Gagarine dans l’espace, premier homme à s’être ainsi libéré du sol, du chez soi terrien ! Le coronavirus rapatrie tout le monde à la maison. Dans la figure d’un « confinement » planétaire – ou presque. Nous voilà ainsi tous rendus à nos chambres…

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Dans l’histoire intellectuelle française, cette assignation à résidence est à l’origine de nombreux chefs d’œuvre. Tout le monde sait ce que La Recherche du temps perdu doit aux brumes de fumigations de la chambre de Proust. Combien d’autres chambres ont été les alambics de l’esprit ! Mais il y en a une qui a marqué en profondeur la pensée française, celle du célèbre « poêle » – la chambre chauffée – où Descartes a conçu sa conversion à la philosophie, à l’hiver 1619, et qui est à l’origine du Discours de la méthode, texte rédigé dix-huit ans plus tard. Preuve que l’expérience même du confinement laisse des traces… Le confinement (au sens pénitentiaire) n’est ainsi pas seulement l’épreuve de la privation de liberté, avec autorisation de promenade d’une heure quotidienne, mais une expérience intellectuelle, existentielle, spirituelle, qu’il faut sans doute accueillir, quand c’est possible naturellement, avec curiosité.

Rédigé dans le premier tiers du XVIIe siècle, dans une France qui connaît de profonds bouleversements, à l’époque où, à Londres, a triomphé Shakespeare et, en Espagne, Cervantès avec son Don Quichotte, le Discours de la méthode appartient au patrimoine intellectuel commun français. À l’origine même du stéréotype d’un peuple français « cartésien », méthodique, cette œuvre rassemble les lieux communs de la pensée cartésienne, briques élémentaires de la mémoire philosophique des Français – avec son incipit apparemment si accueillant « le bon sens est la chose la mieux partagée du monde », son mantra « je pense donc je suis », et son programme, aujourd’hui accusé d’avoir ruiné la Terre, « de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Tout le monde donc paraît connaître ce texte, au moins son titre et ces quelques phrases, sorte de philosophie en kit, mais en réalité, personne – sinon ceux qui font profession d’étudier la philosophie – ne l’a lu ou ne le lit. Redoutant l’ennui propre à un texte dit « classique » ou intimidé par la réputation d’un philosophe austère.

Or la vie de Descartes est, sans forcer le trait, un roman du confinement – malgré ses années d’errances de soldat, puis de philosophe vedette en Europe (il entretint une correspondance avec Elisabeth de Bohème, princesse exilée) et, ce qui devrait nous le rendre particulièrement proche, sa mort ressemble à celles présentées aujourd’hui quotidiennement dans les journaux, celle d’un homme d’âge mûr, 54 ans, emporté probablement par un virus de grippe sévère à Stockholm en 1650, lui qui, depuis octobre 1649, donnait à la reine Christine sa leçon de philosophie chaque matin à cinq heures (un crève-cœur, littéralement, pour ce lève-tard) ! Quant au Discours, il déconcerte. Même s’il constitue une œuvre capitale de la philosophie, c’est aussi une œuvre littéraire, monument d’élégance et de clarté. Le Discours de la méthode est tout le contraire d’un opus abstrait.

Conduit à la première personne, le Discours engage ainsi d’abord l’aventure d’un homme qui met dans la balance son existence, de chair et d’os, d’homme qui peut sombrer dans le délire en tentant cette entreprise de refondation de la vérité. C’est le projet d’une vie dont il a, nous dit-il, l’intuition dès l’enfance. Et puis, le Discours mêle, dans la bigarrure d’un manteau d’Arlequin, des morceaux hétérogènes – récits de formation, anecdotes, voyages, descriptions (notamment celle de l’anatomie du cœur de bœuf que Descartes allait chercher chez le boucher), idées et expériences. Ce discours, léger en volume (moins de cent pages) et dans sa construction (le « discours » est étymologiquement une course qui va dans tous les sens) raconte l’itinéraire d’un penseur qui, partant à la recherche de la vérité, va révolutionner au XVIIe siècle la manière de penser le monde et de s’y inscrire. Un si bref opus pour de si grands effets !

Dans ce moment de vie suspendu par le virus, où chacun est libre, pourquoi pas, de s’essayer à penser à soi, le Discours offre un miroir. Conçu et rédigé en français dans un temps où la langue savante était le latin et postulant une égale disposition à comprendre (« le bon sens est la chose la mieux partagée »), il nous invite aujourd’hui à projeter notre propre situation de confiné dans ce « je » aussi riche de l’expérience que dense dans la pensée. Car c’est un livre de vie, au double sens du terme. Vie précisément placée sous le signe d’un confinement chronique qui prend la forme successivement de l’enfermement, du cantonnement et de l’isolement.

Descartes donne au confinement une signification philosophique : celle de la garantie d’une pensée neutre, préservée des influences du dehors et capable ainsi de fonder des vérités nouvelles.

Le confinement-enfermement est celui que Descartes connaît, élève prisonnier huit ans durant au collège de jésuites de La Flèche. Génie mathématique précoce, il y bénéficie d’un traitement privilégié, autorisé qu’il est à garder le lit le matin, pour continuer à penser seul, tandis que, depuis l’aube, ses camarades enchaînent messe, exercices et leçons ! Le confinement-cantonnement est l’expérience que Descartes soldat fait, à vingt ans, dans ce temps suspendu où les armées prennent leur quartier d’hiver ; c’est dans une de ces parenthèses, en novembre 1619,  près d’Ulm, que Descartes connaît une nuit d’illumination (racontée par son biographe Adrien Baillet), dite nuit des Olimpica, décidant de sa conversion à la philosophie.

Le confinement-isolement est, pour le philosophe, la quête de ce lieu neutre, préservé de toute diversion ou divertissement, et qui le conduit à Paris, dans les premières années, à déménager et s’installer en secret dans le quartier Saint-Germain (il sera trahi par son valet), et puis plus tard à s’exiler et à élire domicile dans sa « chambre en Hollande » (pour reprendre le titre du beau texte de Pierre Bergougnioux) où il rédige l’essentiel de ses œuvres. Ainsi Descartes raconte sa vie et donne au confinement une signification  philosophique : celle de la garantie d’une pensée neutre, préservée des influences du dehors et capable ainsi de fonder des vérités nouvelles.

C’est aussi un livre de sagesse, où Descartes propose des règles pour chercher la vérité dans le domaine des sciences et pour guider au mieux son action dans l’existence. Sorte de guide des égarés, le Discours de la méthode constitue la réponse à l’un des trois songes oraculaires qu’il fait lors de sa nuit d’illumination et où, rêveur, il lit cette question dans un livre de poètes : « Quel chemin devrais-je suivre ? » Sur les traces de Montaigne qui tente de transformer le « que sais-je » en un « qui suis-je », Descartes, lui, cherche à découvrir non qui il est, mais qu’il est. Mais là où Montaigne proclame que « chaque homme porte en lui-même la forme entière de l’humaine condition », Descartes, lui, prend soin de présenter sa méthode comme un exemple et non comme un modèle. « Ainsi mon dessein n’est pas d’enseigner ici la méthode que chacun doit suivre pour bien conduire sa raison, mais seulement de faire voir en quelle sorte j’ai tâché de conduire la mienne. » Voilà ce que je pense, ce que je fais – maintenant libre à vous, lecteur, de suivre ou non cette méthode…

Le Discours de la méthode est le produit de cette expérience du confinement. Mais à la différence des œuvres qui sont comme les produits dérivés du confinement, ce texte fait du confinement, entendu comme le mouvement de rentrée de l’esprit en lui-même, l’objet même de sa réflexion. Car que propose le Discours, sinon un exercice paradoxal de libération par un mouvement de confinement méthodique et radical afin de trouver le lieu confiné le plus sûr, où l’esprit sera le plus préservé de toute corruption ? Plus que de promouvoir des nouvelles vérités – contre celles de la scolastique ou de la théologie – il s’agit de ne pas fausser le vrai, de se mettre en situation de libérer l’esprit du risque de l’erreur, et lui permettre de s’exercer sans en être contaminé, en trouvant les moyen de se tenir éloigné de son contact.

Dans le récit critique qu’il fait de sa formation, Descartes se plaît à rêver ainsi d’une éducation qui se ferait, en quelque sorte, en chambre stérile, dans un confinement qui aurait écarté, dans l’idéal, les parents et les formateurs : « Et ainsi encore je pensai que parce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs […] qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs ni si solides qu’ils auraient été si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle. »

Car l’erreur est comparable à un virus, comme en informatique. Il vient de l’extérieur. Il s’infiltre faute de vigilance ou de pare-feu. Et une fois en place, il gagne les couches les plus profondes de l’esprit et en ruine tout le fonctionnement. Aussi Descartes propose-t-il de mettre en place des remparts protecteurs, en l’espèce des quatre règles énoncées dans la partie 2.
Règle d’évidence qui consiste à écarter tout ce qui est de l’ordre du vraisemblable, du probable pour ne conserver que le certain.
Règle d’analyse qui consiste, face à la complexité, à décomposer en unités simples.
Règle d’ordre qui consiste à exposer selon une argumentation suivie.
Règle de révision…

Cette stratégie prophylactique de l’erreur, par l’action de ces quatre gestes barrières, paraît trouver une certaine actualité dans notre temps infecté par la « post-vérité ». Nous sommes en effet exposés aujourd’hui à une véritable épidémie du faux redoublant la pandémie avec cette infinité d’infox faisant état de traitements miracles, de professeurs gourous, de toutes sortes de rumeurs sur l’origine du virus etc. Contrairement au confinement tel que l’expérimente Descartes, le dehors entre à grand débit dans notre dedans, ce dont témoigne l’accroissement phénoménal de l’activité des réseaux sociaux depuis le début de la pandémie. Cet état de fait rend d’autant plus urgent, du fond de nos geôles, de nous emparer de ces quelques conseils pour désinfecter ces nouvelles et nous décontaminer de ces croyances.

C’est alors qu’au bout de ce chemin d’effondrements, Descartes trouve un petit réduit de terre ferme : le simple fait de penser, le « je pense donc je suis », rend possible à l’homme de se tenir debout.

Pas certain qu’il ne faille pas en passer par un confinement encore plus sévère qui consisterait à se déconnecter purement et simplement. L’air que nous respirons est si profondément délétère qu’il vaut mieux couper le système. Quoi qu’il en soit, comme l’affirme ainsi Descartes, nul besoin d’une autorité pour se protéger de l’erreur – la multiplication des autorités médiatiques, scientifiques, politiques suffisant à leur délégitimation réciproque – mais juste l’usage raisonné de la raison. Mais si le Discours, et l’expérience de pensée qu’il mène, résonne si fort dans la période que nous traversons, ce n’est pas seulement  pour ces raisons pratiques. S’il nous concerne plus profondément, c’est qu’il pousse l’expérience du confinement à son extrême limite.

On se souvient du raisonnement. Par réductions successives qui conduisent Descartes à douter et à révoquer d’abord les sens, puis l’état de veille – pas plus sûr que le sommeil pour nous persuader de l’existence du monde – enfin le réel même sur lequel pèse le soupçon d’une manipulation d’un malin génie, il semble bien qu’il n’y ait plus d’espace capable de tenir face à ce séisme généralisé. C’est alors qu’au bout de ce chemin d’effondrements, Descartes trouve, pour se réfugier, un petit réduit de terre ferme, seul rescapé de cet ébranlement : le simple fait de penser, le « je pense donc je suis », cet énoncé terminus ad quem, rend possible à l’homme de se tenir debout. Cette dernière chambre de confinement est ce que les neuropsychiatres ont appelé « chambre aux échos » pour désigner l’activité du cerveau. En touchant au dur, là où l’erreur ne peut pénétrer, Descartes est parvenu, en quelque sorte, à l’os – on sait le fétichisme qui s’est attaché au crâne de Descartes, échu au XIX e siècle au Museum d’histoire naturelle au terme de multiples tribulations !

A la différence d’Hamlet face à son  crâne, qui s’interroge « to be or not to be », Descartes, face à son « cogito », affirme l’existence du moi.  En réduisant l’homme à cette « chose qui pense », Descartes a lesté la pensée dans la substance. Il l’a matérialisée. Sans doute cette expérience limite qui transforme un fantôme en un fait, croise-t-elle, mais sur le mode strictement inverse, notre condition d’homme moderne digital. Les confinés connectés que nous sommes  vivent en effet sur le régime de la dématérialisation presque totale de leur existence – télétravail, vie sociale à distance, sexe virtuel – avec un sentiment de déréalisation, qui peut rendre fou. Nos « je » s’y vaporisent en autant de spectres virtuels assumant une part de nos existences. Nos corps endossent dans cette nouvelle condition un nouveau statut, trouble. Nous vivons ainsi une existence spectrale, téléguidés par cette « substance pensante » qu’il s’agit de maintenir – comme on parle de maintenance – dans son confinement. Les  offres se multiplient : leçons de yoga, de méditation, de gymnastique, de danse, de sport, de gastronomie même s’adressent à nos corps animaux,  restes décidément indépassable, heureusement, de ce confinement. Comment ne pas penser au film des frères Wachowski,  Matrix qui prophétisait  il y a vingt ans cette situation : la « vraie » vie se loge dans un lieu neutre, confiné – en l’espèce d’une sorte de berceau connecté – traitant  nos corps virtuels comme  les envoyés de nos cerveaux fertiles dans un réel totalement virtuel.

Toute vie philosophique ne prend pas modèle sur le confinement cartésien. Et nos vies au temps du virus ne nous transforment pas en philosophes ou métaphysiciens – n’est pas Descartes qui veut. Cette apologie du confinement qui s’autorise de cette expérience hors du commun, suppose que nous acceptions la coupure d’avec le monde et que nous la valorisions. Cette conception s’enracine dans une tradition spirituelle qui fait du contact avec le monde la cause de la corruption. Mais dans cet épisode pandémique, avec cette coupure, il y a plus de probabilité que nous ne ruminions et déprimions.  Et que cette consolation, apportée par la pensée retenue en suspension hors du monde, n’aboutisse au mieux  qu’au bénéfice petit bourgeois de la « lucidité », telle que Paul Valéry la met en scène chez son Monsieur Teste, lointain écho dans l’aveu inaugural du texte («La bêtise n’est pas mon fort ») de la vaste entreprise cartésienne de la chasse à l’erreur…


Thierry Grillet

Ecrivain et essayiste

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