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Confinée mais toujours excentrique, une lettre du Canada

Écrivaine

On n’arrête pas les « vieilles mamies un peu fofolles » ! Confinée chez elle, Margaret Atwood se livre aux activités les plus excentriques : fabrication d’allume-feu à partir de peluches de sèche-linge, chasse aux écureuils, mise en scène (très) artisanale d’une nouvelle d’Edgar Poe… Retour sur les occupations fantasques d’une écrivaine exceptionnelle, entre do it yourself et littérature.

Alors que la Première Guerre mondiale traînait en longueur, toutes sortes de groupes de femmes volontaires se sont formés pour apporter leur aide aux troupes dans les tranchées : préparation de rouleaux de bandages, mise en cartons de boîtes de conserves, tricot. Dans la campagne de la Nouvelle-Écosse, ma grand-mère a rejoint un groupe de tricoteuses. On commençait par des lavettes, puis on passait aux écharpes ; ensuite, si on était suffisamment habile, on passait aux cagoules et aux chaussettes puis, enfin – le summum ! – aux gants. Ma grand-mère était une très mauvaise tricoteuse. Elle n’a jamais dépassé le stade de la lavette.

Je me suis souvent interrogée sur ces groupes de tricoteuses. Quelle était leur fonction véritable ? De fabriquer d’indispensables articles tricotés, ou de remonter le moral à des femmes civiles par ailleurs très inquiètes, dont les fils et les maris étaient en danger, en leur donnant de quoi occuper leurs mains pendant qu’elles attendaient, et attendaient encore ? Je vois bien les chaussettes et les gants arriver au front, mais les lavettes ? Les photographies de la vie dans les tranchées boueuses, exiguës et puantes ne montrent pas beaucoup d’hommes faisant leur toilette. Les lavettes de ma grand-mère, de traviole et pleines de trous, étaient-elles envoyées dans quelque dépôt secret afin d’y être détricotées et la laine récupérée pour fabriquer des choses plus essentielles ?

Ainsi, dans le même esprit que les lavettes de ma grand-mère – sans doute peu utiles, mais capables de canaliser l’attention et de donner un sentiment d’accomplissement –, voici quelques-unes de mes activités de confinement les plus bizarres. Libre à vous de m’imiter. Même si j’imagine que vous préférerez ne pas.

Une autre activité que je pratique depuis peu est la chasse aux écureuils.

Je ne prendrai pas la peine de raconter le tri des photos, la purge des vieux dossiers, la fouille dans les boîtes de rangement, l’étonnement devant certaines des choses qui s’y trouvent – pourquoi ai-je gardé ça, et qu’est-ce au juste ? – ou la lecture de lettres signées de petits-amis aujourd’hui depuis longtemps disparus, ou chauves. Je suppose que nous nous adonnons tous à ce genre d’occupation. Je ne raconterai pas non plus le jardinage, qui aurait eu lieu de toute façon. Ni le fait de recommencer à cuisiner, activité qui avait atteint des niveaux industriels à l’époque où des adolescents vivaient sous mon toit, et à laquelle j’ai fait un timide retour.

Au lieu de toutes ces choses, je passerai directement aux allume-feu fabriqués à partir de peluches de sèche-linge, de boîtes à œufs et de restes de bougies. Pourquoi ces choses devraient-elles encombrer les décharges alors qu’on peut en faire des allume-feu ? La méthode m’a été donnée par un groupe de femmes pilotes de brousse qui m’ont emmenée prendre un petit-déjeuner à Whitehorse, au Yukon, dans les années 1990, et je n’ai jamais cessé de les fabriquer depuis. Ce sont des cadeaux de Noël très appréciés par certains des membres les moins difficiles de ma famille.

Voici comment procéder. Récupérez les peluches dans votre sèche-linge, des boîtes à œufs en carton, et des fonds de bougies. Fourrez les peluches dans les alvéoles d’une boîte à œufs. Faites fondre les restes de bougies dans un récipient métallique prévu à cet effet, que vous aurez placé dans une grande casserole d’eau bouillante. Ne les faites pas fondre directement sur une flamme nue. Versez la cire fondue sur les peluches. Une fois durcie, coupez en cubes. Pour citer les pilotes de brousse, qui ne partaient jamais sans, au cas où leur avion viendrait à s’écraser dans le désert sans piste : « C’est le plus génial des allume-feu que t’as jamais vu ! »

Une autre activité que je pratique depuis peu est la chasse aux écureuils. Vous entendez un bruit de rongeur dans le plafond ? Voici, dans cette partie du monde, les possibilités : ratons laveurs, opossums, rats, écureuils, Google Earth. Sans doute des écureuils, je me suis dit, et j’avais raison. Au début, j’ai tenté de les combattre en jouant du hot jazz et de l’acid rock juste sous leur poste de grignotage, mais ils se sont habitués aux gémissements et aux cris, alors je suis montée sur un escabeau, j’ai placé un grand bol en métal contre le plafond que j’ai frappé avec une grosse cuillère de service en métal. Oui, je sais, je n’aurais pas dû faire ça toute seule la nuit – la Jeune Génération va me réprimander quand elle lira ces lignes –, parce que les gens de mon âge tombent des échelles et se cassent le cou, surtout quand ils ne se tiennent pas parce qu’il faut deux mains pour frapper le bol en métal. Je ne le ferai plus, promis. (Pas avant la prochaine fois.)

Le trou ayant finalement été localisé par le couvreur – les couvreurs peuvent intervenir chez vous tant qu’ils restent à l’extérieur –, j’ai pu grimper par une fenêtre sur une partie plate du toit et le remplir de piment en poudre. (Et voilà que la Jeune Génération se tord à nouveau les mains d’inquiétude, répétant : « Laisse-moi le faire ! » Ce à quoi j’ai répondu : « Tu es trop grand. » Et c’est vrai – la Jeune Génération a tendance à être plus grande, grâce à la surabondance de nourriture après la guerre, dans les années 1950 –, mais la Jeune Génération m’a cependant aidée à revenir à l’intérieur via un autre escabeau. Leurs bras sont longs). Fini le rongement des écureuils. Ne jamais tenter de faire ça vous-même. Ce n’est pas recommandé. (Les vieilles mamies un peu fofolles le feront quand même. Je ne peux pas les arrêter, et vous non plus).

Pas d’inquiétude. Le dératiseur est venu, et il a bloqué les écureuils dehors. Ces hommes (ou femmes) qui luttent contre les nuisibles peuvent eux aussi intervenir chez vous, tant qu’ils n’entrent pas dans la maison.

Quoi de mieux qu’une heure en ligne pour discuter des nombreux livres que nous n’avions pas, et n’avions donc pas pu lire, mais que nous avions envie de lire ?

Voilà donc mes distractions. Maintenant, passons aux choses sérieuses : les événements à distance. Ils se multiplient comme des souris, depuis que les conférences, festivals, collectes de fonds et spectacles qui autrefois se seraient déroulés en mode analogique, avec de vrais corps physiques réunis dans la joie et l’allégresse, corps qui bougent et bavardent, se divertissent et applaudissent, ont tous été annulés, et qu’il a fallu leur trouver des substituts. Livestreams, vidéos, podcasts, interviews radio, événements FaceTime où il faut tenir son téléphone à bout de bras  – tous pullulent sur Internet, lequel a tendance à planter ces derniers temps.

Mary Beard, professeure de littérature à Cambridge, connue pour ne pas avoir sa langue dans sa poche et qui, étant une spécialiste de la Rome antique, comprend les crises, les débâcles et les pandémies, m’a demandé de faire un sujet à distance pour l’émission « Front Row Late » sur la BBC, une émission consacrée à la critique théâtrale, critique qui ne peut plus avoir lieu, les théâtres étant fermés. « Juste une petite chose, a-t-elle précisé, tant qu’il s’agit de la peste. » Cela a réveillé le kraken de mon lointain passé – une enfance consacrée à la lecture de livres d’horreur, non seulement le Betty Crocker Picture Cookbook pour les proto-ménagères, mais aussi l’œuvre complète d’Edgar Poe. Qui a laissé entrer ce genre de choses dans la section pour enfants de la bibliothèque ? Eh bien, on n’y parle pas de sexe : voilà l’excuse qu’on a probablement donnée ; et les enfants sont tellement friands de cadavres en décomposition, surtout ceux dont toutes les dents ont été arrachées, comme dans Bérénice. Donc, moi et Le Masque de la mort rouge, ça remonte à loin.

Ajoutez à cela ma carrière de marionnettiste à l’adolescence, et le fait que ma petite sœur Ruth et moi avons déjà vu toutes les saisons de la série TV « Miss Fisher enquête », et le diable a trouvé du travail pour des mains oisives. Nous avons décidé de mettre en scène Le Masque de la mort rouge en n’utilisant que ce que nous avions sous la main à la maison. Nous avons sorti du vieux papier cadeau, des nœuds en ruban remisés et des couverts en inox. Le prince Prospero est joué par une bouteille de champagne, les courtisans par des verres à vin, et l’abbaye fortifiée par les couteaux et fourchettes. Peu importe que vous ne puissiez pas fréquenter les théâtres du West End – vous pouvez regarder « The Mask of the Red Death » à la place. C’est du théâtre amateur… on ne peut plus amateur.

Ensuite, il y a eu le lancement organisé à la hâte d’une émission littéraire en ligne désormais diffusée régulièrement par le Centre national des Arts à Ottawa, où des auteurs canadiens présentent leur livre dont la sortie était prévue ces mois-ci. Mon interlocuteur était l’honorable Adrienne Clarkson, ancienne gouverneure générale du Canada. Nous avons fait nos études à l’université de Toronto à la même époque, fin des années 1950 début des années 1960, même si elle était à Trinity, le collège anglican, et moi à Victoria, université fondée par des méthodistes. Eux avaient la robe, nous la sincérité morale. Mais Adrienne et moi avons toutes deux étudié la langue et la littérature anglaises, et quoi de mieux qu’une heure en ligne pour discuter des nombreux livres que nous n’avions pas, et n’avions donc pas pu lire, mais que nous avions envie de lire ? Si l’université vous enseigne une chose, c’est d’être capable de parler de choses dont vous ne savez rien. À un moment donné, mon wifi s’est figé et j’ai dû courir dans toute la maison en brandissant mon appareil à la recherche du réseau. Comme au bon vieux temps.

J’ai maintenant à l’ordre du jour le prochain gala en ligne consacré aux oiseaux, un substitut très divertissant aux deux événements que nous organisons habituellement en mai, au plus fort de la migration printanière : SpringSong, sur l’île Pelée au milieu du lac Érié, une escale sur une voie de migration importante, et le Pelee Island Bird Observatory (PIBO, une ONG), la station de baguage d’oiseaux et centre pédagogique situés sur l’île. Nous essaierons de recréer tous les aspects de ces deux événements, notamment la diffusion d’interventions d’auteurs invités, la Green Bird Race et la Rubber Chicken Choir. Comme nous serons diffusés en streaming sur Facebook Live, vous pouvez vous munir de votre propre poulet en caoutchouc, où que vous soyez, et participer. C’est moi le chef de chœur.

En attendant, ma sœur et sa machine à coudre foncent sur l’autoroute vers moi à la vitesse de la lumière ; enfin, pas exactement, mais plus vite que d’habitude en raison du faible trafic. J’ai déterré ma propre vieille machine à coudre, et une fois que je l’aurai huilée et que j’aurai compris à nouveau comment la faire marcher, nous allons coudre des masques pour les soignants. J’ai même trouvé des élastiques, denrée rare de nos jours : il doit y avoir beaucoup de confection de masques en cours. Le résultat ressemblera peut-être aux lavettes de ma grand-mère – pas parfait, bancal, mais bien intentionné. Et, avec un peu d’espoir, ils seront également fonctionnels. Croisons les doigts.

 

Traduit de l’anglais par Hélène Borraz

La publication de ce texte de Margaret Atwood prend place dans le cadre du partenariat d’AOC avec les Assises internationales du roman organisées par la Villa Gillet (Lyon), du 11 au 17 mai 2020. Contribuant à la réinvention numérique du festival, AOC a commandé à des auteurs internationaux un texte sur la thématique 2020 : « Le temps de l’incertitude. » Chaque jour sera publié un texte différent.


Margaret Atwood

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