La pandémie, la survie et l’impossible État européen
Toute crise aiguë a pour effet une suspension des routines. La crise pandémique que nous vivons a ceci de caractéristique qu’elle les suspend de manière relativement organisée, maîtrisée, cela probablement tant qu’une crise économique ou politique ne vienne s’y additionner. Paradoxalement, ce que la pandémie révèle est la force de l’État alors que sa faiblesse croissante, voire son dépérissement sous les coups de boutoir du néolibéralisme, a été sans cesse annoncée. À cette occasion, l’État ne surgit pas seulement dans sa dimension répressive, dans sa capacité de contraindre le confinement, d’infléchir nos conduites les plus habituelles. Il surgit, indissociablement, dans sa dimension providentielle.
Dans sa socio-genèse comparée de l’État-providence, Abram de Swaan a magistralement montré combien les épidémies ont toujours fortement contribué aux formes de solidarités institutionnalisées[1]. Dans la ville médiévale, les riches ne survivent pas s’ils ne se soucient aussi de la condition sanitaire des pauvres, de sorte que le financement des égouts, partout dans la ville, se pense comme une contribution au bien commun. Révélatrices des interdépendances sociales, les épidémies justifièrent et stimulèrent le développement d’une bureaucratie d’État capable de prendre en charge le sort des plus démunis. La précarité sanitaire, la pauvreté, et autres « fléaux » sont ainsi progressivement saisis comme des problèmes publics.
Ils font l’objet d’une progressive collectivisation — affermissant un État, toujours davantage bureaucratisé et ramifié. Des infrastructures urbaines à la sécurité sociale, de l’éducation de masse à la lutte contre la misère sociale, ses fonctions ne cessent de croître. Si l’on suit cette logique, retracée par A. de Swaan, on ne s’étonnera pas de voir aujourd’hui, au milieu d’une pandémie, dans un contexte de libéralisme économique pourtant triomphant, ressurgir le terme « nationalisation », mot que l’on pensait appartenir à une époque révolue. Lorsqu’il se dit qu’après la pandémie en cours, les choses ne seront plus comme avant, c’est bien la logique des interdépendances croissantes dont nous prenons acte.
Ce que révèle la pandémie actuelle, c’est que l’Europe n’est pas un État, pour ceux qui en doutaient encore.
Mais la crise pandémique que nous vivons est mondiale et l’Europe en a été l’épicentre. Au plan mondial, l’OMS (l‘Organisation mondiale de la Santé) a une fonction d’alerte, d’information et un pouvoir de recommandation. La coordination de la lutte au plan mondial est une tâche hors de sa portée, hors de toute portée. Mais puisque le cœur de la pandémie était situé en Europe, comment se fait-il qu’elle n’ait pas été traitée à cette échelle ? Ce que révèle alors la pandémie actuelle, c’est que l’Europe n’est pas un État, pour ceux qui en doutaient encore.
Il existe une « gouvernance » européenne comme il est coutume de dire aujourd’hui, il existe aussi une bureaucratie européenne comme on le déplore souvent, il existe des esquisses de politiques européennes dans des domaines variés, mais pas d’État européen. Les crises conduisent certes à une prise de conscience des interdépendances globales, pourtant sans conséquences réelles sur l’Europe.
Ce que l’on entend précisément par « État européen » se clarifie à la lumière de son absence. Il est particulièrement frappant de constater que toutes les épreuves décisives que l’Europe dut affronter depuis que le projet communautaire fut inauguré, toutes celles qui ouvraient des opportunités « d’étatisation », furent esquivées. L’échec de la Communauté européenne de défense, lorsqu’au début des années 1950 la guerre froide se profilait, constitue à coup sûr l’évitement originel. De cette première esquive, d’autres se déduisent : l’impossibilité d’agir militairement de concert lorsque la guerre en ex-Yougoslavie, à nos portes, tournait au massacre ; l’absence de toute politique migratoire commune quand survient la crise du même nom ; aujourd’hui, l’absence de toute politique sanitaire commune quand se déclare une pandémie.
Pour cerner la teneur de ces vides, pour circonscrire ce qui les rapproche, il nous faut revenir brièvement à la sociogenèse de l’État. Suivons Norbert Elias, pour qui la formation d’unités sociales solides tient à leurs fonctions pacificatrices[2]. C’est pour cela que ces unités sont autant d’objets d’identification collectives durables. Cette perspective générale, qui articule la genèse de l’État et la guerre entre groupements, inscrit N. Elias dans la lignée de la sociologie historique allemande de l’État qui, de Ludwig Gumplowitz à Franz Oppenheimer en passant par Max Weber, corrèle l’émergence de l’État à la vie.
Les unités sociales les plus robustes se soutiennent de la monopolisation de la violence interne au groupe et de la régulation de celle dirigée vers d’autres groupes. Ce type d’association — des tribus aux États — compose, selon l’expression de Elias, des « unités offensives et défensives ». Remplissant la fonction primaire de protection et de subsistance du groupe, Elias les qualifie d’« unités de survie ». Assurant la fonction de la survie, le type d’intégration sociale qu’elles suscitent génère des adhésions affectives particulièrement intenses. C’est précisément ce qui confère aujourd’hui aux États-nations leur statut d’unités les plus englobantes et les plus stables. Ils organisent et préservent l’existence de groupes de grande taille.
Chaque État agit mais avec une absence partagée du sens du tragique de l’histoire qui désormais caractérise l’Europe dans sa totalité.
Comment alors caractériser ce que l’Europe esquive toujours ? Lui est soustraite toute tâche liée, d’une manière ou d’une autre, à la fonction primaire de protection et de subsistance du groupe. Puisque l’appareil militaire est par définition le moyen de défense de l’association, on refuse de le porter au plan européen. Puisque qu’arrêter un massacre suppose l’offensive, l’Europe demeura paralysée. Puisque la régulation des entrées et les sorties de l’association se fait par les naissances et les décès, par l’émigration et l’immigration, on refusera de la porter la politique sanitaire et migratoire au plan européen.
Tout au contraire, ces crises enclenchent inexorablement une espèce de régression vers les habitus nationaux, particulièrement patente. La France veut la fonction militaire mais seulement pour elle-même, alors que l’Allemagne ne la veut plus, tout en assumant sa vulnérabilité. L’Allemagne veut secourir des populations civiles massacrées hors de ses frontières sans intervenir militairement, tandis que la France veut préserver le principe de souveraineté des États, même aux prix de massacres. La France, par principe, veut accueillir des migrants persécutés, sans vouloir l’immigration, tandis que l’Allemagne se doit de les accueillir dans la pratique sans pouvoir faire la leçon aux autres.
Ces diffractions immédiates des réactions manifestent, à chacune des occasions, l’échec de l’Europe. Dans l’urgence, lorsque les problèmes touchent à la vie-même, ce sont bien ces unités sociales solides nommées États-nations, ces pôles d’identification collectives durables qui seuls nous insèrent avec la force de l’évidence, et auquel nous nous en remettons naturellement. Et dans la crise pandémique actuelle, chaque État, selon sa culture médicale propre, agit, mais avec une absence partagée du sens du tragique de l’histoire qui désormais caractérise l’Europe dans sa totalité — c’est-à-dire avec retard.
Ici, nul besoin de se déclarer adepte de Carl Schmitt pour constater que la déclaration de l’état de siège révèle le propre de l’État. L’unité de survie se mobilise, gère la survie interne du collectif et dresse des barrières afin de se préserver. « Nous sommes en guerre », dit le chef de l’État : oui, mais nous sommes surtout assiégés. Outre le personnel soignant, notre héroïsme se résume à rester confiné chez nous. Et quel que soit l’inégalité parfois très grande des conditions de logement, personne ne rampe dans les tranchés ni aucune habitation n’est bombardée. Et pourtant, là n’est pas la question : c’est bien la survie qui est en jeu et la fonction élémentaire de l’association qui est requise.
L’unification européenne procédait certes d’une mise en commun de ressources matérielles et décisionnelles destinées à rendre le surgissement de la guerre entre ses membres improbable si ce n’est impossible. Le renforcement et l’institutionnalisation des interdépendances périphériques suffiraient à générer des adhésions fortes, pensait-on. La fonction centrale ne devait pas être endossée. Alors, le grand marché émargeait et un espace de libre circulation s’ouvrait, mais l’État européen, ce vers quoi on se disait peut-être tendre, sans y croire réellement, avorta. Ce que révèle la pandémie actuelle, c’est qu’en écartant la fonction élémentaire seule susceptible d’agréger une multitude en association solide, nous nous sommes retrouvés, hébétés, avec des États-nation affaiblis, dans une Europe que nous accusons d’en être la cause, alors qu’elle n’en est rien d’autre que le reflet.