Société

Minuit à l’heure de l’universalisme

Historien du droit et des idées politiques

Les récentes manifestations antiracistes ne scandent pas « à bas l’universalisme », mais demandent un traitement égalitaire et une citoyenneté qui ne soit pas « à deux vitesses ». Mais cela peut-il encore se faire au nom d’un universalisme dont le terme est aujourd’hui pleinement contesté après avoir été trop dévoyé ? Pour s’atteler à cette question, il faut revenir sur l’histoire longue du nouage révolution-république-universalisme, sa contestation, et observer que la revendication d’un universalisme concret, qui ne se contente pas de déclarations de principe, a toujours existé. En d’autres termes, il est temps de revenir au minuit de l’idée d’universalisme pour enfin s’accorder sur les aiguilles.

Dans Les choses, publié en 1965, Georges Perec méditant sur la bascule qui faisait chavirer son époque écrivait : « La vie moderne excitait [le] malheur […] La tension était trop forte en ce monde qui promettait tant, qui ne donnait rien ». Perec parlait alors des « Trente glorieuses », de la société de consommation naissante et de ses chimères mais il aurait tout aussi pu parler de la modernité au sens historico-philosophique et d’un de ses corollaires majeurs : l’universalisme. Lui aussi promettait tant. Tant qu’il a déçu.

Après avoir été une des valeurs « locomotive » de l’histoire occidentale pendant plusieurs siècles, l’universalisme est à présent en crise. Depuis une trentaine d’année, il appartient même à la catégorie des sujets les plus âprement débattus, traçant une ligne de fracture saillante entre les pro et les anti jusqu’à devenir un totem pour certains et la figure typique du mot repoussoir pour d’autres. Derrière cette opposition, on trouve deux traditions politiques. Pour la première, héritière d’une philosophie de l’Histoire qui s’étend de la Révolution française au marxisme, l’universalisme constitue un élément non-négociable de la théorie politique car il est inscrit dans « l’eschatologie » révolutionnaire visant à l’avènement d’un monde commun peuplé d’égaux et de semblables.

Pour la seconde, lassée des promesses non-tenues de l’universalisme, ce dernier est perçu comme un bandeau recouvrant les yeux de toute la tradition philosophique occidentale. Sous prétexte d’une affirmation d’indifférence à la couleur (color blind), il rendrait en vérité aveugle aux réalités des discriminations actuelles : néo-impérialisme, continuum colonial, domination par l’occident des « pays du sud », invisibilisation des femmes, marginalisation des « minorités », « gestion » répressive des quartiers populaires… Accessoire d’un gigantesque « déni » permettant de ne pas regarder  « les problèmes en face », l’universalisme n’aurait par ailleurs guère de valeur histori


[1] Notons qu’il existe des nuances importantes entre ces trois courants qu’il est hélas impossible de détailler faute de place. On pourra se reporter, pour avoir un premier panorama, à l’article de Roland Pfefferkorn, Abdelhafid Hammouche et Gilbert Meynier, « Colonial, post-colonial, décolonial : introduction », in la revue Raison présente, 2016/3, n°199, p. 3-8.

[2] Voir sur la question de l’arrivée tardive de ces études dans le champ académique français Didier Fassin et Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2009. Sur le débat présent, Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », in Cahiers des Amériques latines, 2009, 62, p. 129-140.

[3] Sur cette question, voir Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 223-229.

[4] Joseph De Maistre, Considérations sur la France (1796), Londres, 1797, seconde édition, p. 102.

[5] Voir par exemple Houria Bouteldja qui écrit dans un de ses ouvrages : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam » in Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016, p. 72.

[6] Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, introduction, p. 19, et p. 157-165.

[7] Ce phénomène est également transposable à la religion musulmane, ce que Bernard Lewis souligne dans ses analyses sur l’Islam et l’Occident lorsqu’il évoque la rencontre de « deux universalismes », v. Bernard Lewis, « L’Europe et l’Islam » in Le Débat, 2008/3, n°150, p. 16-29.

[8] Voir par exemple les œuvres de Salika Amara et de sa compagnie « Filles et fils de la République », que ce soit dans le recueil Un pays, ça veut dire, Paris, F.F.R, 2010, qui regroupe deux cents petits textes écrits à partir de la formule « un pays, ça veut dire » ; ou de sa pièce de théâtre, « La République c’est nous… aussi », 2020.

[9] En ce sens Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eckert et Denis

Thomas Branthôme

Historien du droit et des idées politiques, Maître de conférences en Histoire du droit et des idées politiques à l’Université de Paris, rattaché au laboratoire Institut d’Histoire du Droit

Notes

[1] Notons qu’il existe des nuances importantes entre ces trois courants qu’il est hélas impossible de détailler faute de place. On pourra se reporter, pour avoir un premier panorama, à l’article de Roland Pfefferkorn, Abdelhafid Hammouche et Gilbert Meynier, « Colonial, post-colonial, décolonial : introduction », in la revue Raison présente, 2016/3, n°199, p. 3-8.

[2] Voir sur la question de l’arrivée tardive de ces études dans le champ académique français Didier Fassin et Éric Fassin, De la question sociale à la question raciale, Paris, La Découverte, 2009. Sur le débat présent, Capucine Boidin, « Études décoloniales et postcoloniales dans les débats français », in Cahiers des Amériques latines, 2009, 62, p. 129-140.

[3] Sur cette question, voir Michel Villey, La formation de la pensée juridique moderne, Paris, PUF, 2003, p. 223-229.

[4] Joseph De Maistre, Considérations sur la France (1796), Londres, 1797, seconde édition, p. 102.

[5] Voir par exemple Houria Bouteldja qui écrit dans un de ses ouvrages : « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam » in Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, Paris, La Fabrique, 2016, p. 72.

[6] Blandine Kriegel, Philosophie de la République, Paris, Plon, 1998, introduction, p. 19, et p. 157-165.

[7] Ce phénomène est également transposable à la religion musulmane, ce que Bernard Lewis souligne dans ses analyses sur l’Islam et l’Occident lorsqu’il évoque la rencontre de « deux universalismes », v. Bernard Lewis, « L’Europe et l’Islam » in Le Débat, 2008/3, n°150, p. 16-29.

[8] Voir par exemple les œuvres de Salika Amara et de sa compagnie « Filles et fils de la République », que ce soit dans le recueil Un pays, ça veut dire, Paris, F.F.R, 2010, qui regroupe deux cents petits textes écrits à partir de la formule « un pays, ça veut dire » ; ou de sa pièce de théâtre, « La République c’est nous… aussi », 2020.

[9] En ce sens Sophie Béroud, Paul Bouffartigue, Henri Eckert et Denis