Littérature

Deux agitateurs des lettres françaises – à propos de Iegor Gran et Éric Chevillard

critique

Nés la même année, l’un à Moscou, l’autre à la Roche-sur-Yon. Qu’ont en commun Iegor Gran et Eric Chevillard ? Ils partagent le goût du burlesque et contournent/subvertissent le genre autobiographique. Au lecteur, proposons un petit exercice : extraire le segment de phrase « ma formidable volonté existentialiste de choix et de décision » de Chevillard, pour l’intégrer au récit de Gran qui se déroule dans un pays et en un temps où la liberté est niée.

Nous commencerons par celui des deux qui vient du froid : Iegor Gran, de nationalité française, fils d’un dissident soviétique jadis célèbre André Siniavski. On le savait, plus ou moins. Discret, l’ingénieur-écrivain s’est imposé dans le paysage littéraire français avec des récits volontiers loufoques, moqueurs, au style un peu dégingandé.

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Les Services compétents est fidèle à cette veine, mais le livre possède une dimension supplémentaire puisqu’il raconte l’histoire de l’arrestation de Siniavski, le père de l’auteur. Il la raconte en filigrane, en biais, à tel point qu’on rectifiera le tir dès le début en affirmant : Les Services compétents n’est ni un récit autobiographique ni une autofiction.

Le récit possède un personnage principal, un certain Ivanov, un modèle de fonctionnaire soumis, aveuglément croyant au projet de l’homme nouveau façonné par un socialisme mondial et libérateur. Ivanov est un ancien élève d’une pépinière de futurs agents du KGB, dite « Sup de K ». Il parle français, c’est donc à lui qu’est confiée une mission qu’il mettra cinq ans à mener à bien : identifier et arrêter l’auteur de deux textes.

1/ Un article très critique et très élaboré, intitulé « Le Réalisme socialiste », paru dans la revue Esprit en France, en 1959, sans signature ; 2/ une nouvelle fantastique parue dans la revue dissidente polonaise, Kultura, sise en France, nouvelle signée Abram Terz, qui est évidemment un pseudonyme. Ces deux textes existent, ils appartiennent à la biographie de Siniavski qui signa effectivement sous le pseudonyme Abram Terz.

Iegor Gran n’introduit pas son roman par la présentation policée de ses personnages. Non, il l’ouvre in medias res, brutalement, le jour où on vient annoncer à la femme de Siniavski que celui-ci a été arrêté. La scène est cocasse et marque le récit de l’empreinte du rire dès la seconde ligne : « les yeux rieurs de la femme » sont l’arme que l’épouse oppose à la perquisition de l’appartement communautaire où vit la jeune famille Siniavski.

Contre l’intrusion de l’État dans la sphère familiale et privée, la jeune mère brandit non seulement la désinvolture du rire, mais son fils, bébé, le petit Iegor Gran, dont le lieutenant Ivanov, décontenancé, ne sait que faire. Le ton est donné : il sera comique, gaguesque et porteur d’une réelle violence.

L’originalité des Services compétents est là, dans le choc inattendu entre cet humour de « splastick comedy », un genre illustré par les Marx Brothers, et le cadre dans lequel il se déploie, l’URSS, un des régimes totalitaires les plus sinistres du XXe siècle. À partir de là, le livre, découpé en chapitres brefs se succédant à un rythme heurté, se lit comme une cascade de gags survenant au pays de l’horreur.

Dès le deuxième chapitre nous revenons en 1959, cinq ans avant l’arrestation de Siniavski. Car Les Services compétents est l’histoire de la filature confiée à cet Ivanov, incompétent, donc précieux. C’est l’idiot utile, un brave soldat, que Iegor Gran a le courage de ne pas rendre monstrueux ni repoussant, simplement zélé.

« En parcourant ses fiches, Ivanov a la sensation d’être le papa d’une grande famille, avec toutes les responsabilités, ses joies et ses peines », écrit l’auteur. Sa mission étant de détecter un intellectuel traître, il est épaulé par un vrai salaud, appelé Monocle, cultivé, fin, pervers, qui « n’a aucune foi dans le futur radieux du communisme […] Personne mieux que lui ne sait feindre l’amertume de l’intellectuel frustré devant les interdictions de la censure. »

Lus par temps de confinement, ces chapitres prennent soudain une dimension réaliste, tangible, pour nous, habitués à liberté de mouvement.

Les deux hommes sont deux archétypes, deux profils psychologiques antithétiques qui se complètent parfaitement. On les préférerait êtres de papier, hélas ils ont existé et leur brillante carrière est résumée à l’extrême fin du livre, page 299, en un ultime appendice qui figure juste avant les Remerciements de Iegor Gran. Appréciez l’ironie.

Le récit se déroule au cours d’une période de transition. Il débute en 1959, six ans après la mort de Staline (exclusivement appelé l’Ogre), sous le règne de Khrouchtchev, bientôt jugé trop laxiste. Il s’achève en 1965, avec la nomination de Brejnev, droit dans ses bottes, et le verdict suivant : « Sept ans de camp à régime sévère pour Siniavski ».

Nombre des désastres intérieurs qu’a connu l’URSS entre ces deux dates sont là : tous mettent en valeur l’ineptie létale d’un régime pour qui les hommes et les femmes sont des pions. Tous soulignent l’échec, la mort, le non-sens, le projet utopique qui se mord la queue.

La grève des ouvriers de Novotcherkassk en 62 ? Réprimée dans le sang, éléments récalcitrants envoyés en camp, code pénal revu à la dure. L’incendie d’un forage de gaz à Urta-Bulak, au milieu de l’Ouzbékistan ? Maîtrisé par l’explosion d’une charge nucléaire qui sera l’occasion pour l’URSS de déployer sa toute-puissance.

Le récit de Iegor Gran n’est pas seulement ponctué par les grands événements. L’écrivain raconte la vie privée et la vie matérielle au pays des Soviets en la passant aussi au fer rouge de son sarcasme. Les saynètes qui évoquent la vie sexuelle au compte-goutte ont un parfum doux-amer.

« Prendre l’habitude de la discrétion », « maîtriser ses instincts », « le sommier lui aussi ferme son clapet » : on rit jaune comme l’humour noir, ou rouge comme les foulards de la gloire. Et l’auteur d’évoquer le jour où ses parents ont décidé de sa conception pour fêter une année supplémentaire de liberté volée.

Lus par temps de confinement, les chapitres qui rappellent le cauchemar des appartements communautaires prennent soudain une dimension réaliste, tangible, pour nous, habitués à liberté de mouvement. La paranoïa d’un régime qui file la métaphore du virus pour disqualifier l’extérieur dont il faut se protéger provoque un étrange sourire.

Ainsi Ivanov se félicite-t-il de son sens du devoir : « Le coup du système immunitaire lui est apparu quand il a vu un usager tousser dans un trolleybus bondé. Pourquoi les autres passagers ne tombent-ils pas immédiatement malades ? Le travail des leucocytes. Le travail des services. »

Ailleurs, certains se gausseront en songeant à la force d’attraction de l’interdit quand celui-ci se loge dans un objet aussi banal que le jean, symbole du capitalisme et de l’impérialisme honnis. D’autres tomberont des nues en découvrant l’évidence soviétique suivant laquelle juif = ennemi potentiel.

Les deux écrivains partagent le goût du burlesque, soulignent un ordre du monde incongru, irrationnel ou rationnel à en mourir.

Les âmes vivantes frémiront en repérant une « épingle au curare » pour désigner une lettre interceptée par la censure ; un homme raffiné et amateur de Huit et Demi, qui a « dix ans de Kolyma dans la colonne vertébrale » ; ou encore un vieux général « au visage brûlé pendant la guerre — son char T34 avait pris feu ».

Disséminées çà et là dans le récit, ces échardes font mal et blessent physiquement. Elles rappellent la douleur de l’infra-ordinaire en pays totalitaire. Il faut l’avoir vécu enfant pour le saisir avec une acuité aussi vive. Et dans sa chair, la sienne, celle de son père et de sa mère, pour arriver à le mettre à distance avec une dérision aussi féroce.

Chez Iegor Gran, Goulag rime avec gag, et l’absurde atteint des sommets de fer et d’airain. Même le lecteur est malmené, obligé qu’il est de lire un récit haché, à l’écriture pleine de cahots et de dissonances.

Mais il a le choix. Il peut, s’il veut, se plonger dans les phrases plus sinueuses et les associations d’idées virtuoses et délirantes d’Eric Chevillard. Les deux écrivains ont peu en commun, mise à part une même année de naissance, 1964, le premier à Moscou, le second à la Roche-sur-Yon — contraste saisissant, la roideur de l’architecture stalinienne contre la douceur du bocage vendéen…

Leurs livres ont pourtant une parenté d’esprit sourde et inattendue : ils partagent le goût du burlesque, soulignent un ordre du monde incongru, irrationnel ou, au contraire, rationnel à en mourir.

Il y a aussi chez eux une même volonté de contourner (pour Gran) ou de subvertir (pour Chevillard) le genre autobiographique. Le titre Monotobio ne saurait être plus clair. Par décence, par goût de l’autodérision, parce que c’est un as de la langue et des mots qui en déterminent d’autres, Chevillard ne pouvait enfourcher le cheval du Je, galopant droit devant lui suivant la chronologie enfance-adolescence-jeunesse-maturité.

Censure, traque, sanction, camp… à côté, que pèsent la volonté d’un être humain, son aptitude à décider, choisir ?

Qu’on se le dise, son récit ne comporte pas une date. Aucune. Il comprend d’autres repères : des noms d’enfants, d’amis, de lieux ; des lectures, des tableaux vus ; de multiples instants de vie et micro-souvenirs cachés dans le tissu d’une prose échevelée en apparence, diablement maîtrisée en vérité ; des trucs gratuits, tombés du ciel — « Hasard donne les pensées, et hasard les ôte » (Pascal, Pensées).

De fait, sans se cacher, l’écrivain ouvre une porte supplémentaire à pleine volée : une réflexion sur ça, le hasard, et son contraire, le déterminisme. Il médite à saute-mouton sur l’enchaînement des causes et des effets qui font une biographie, ou une phrase, un paragraphe.

Il gamberge sur l’infime instant où naît une vie, rapporté à l’aune triviale d’un test Clearblue. Il faufile sa toile d’un fil rouge vertigineux : une réflexion sur le libre-arbitre, quand soudain le récit de Iegor Gran remonte à la surface et l’on se prend à réfléchir, opposer et conjuguer libre-arbitre et liberté.

« Emporté ainsi par la phrase infinie du temps qui cependant m’abandonnera en route, au détour d’une virgule, quelle est ma marge d’intervention ? demande Chevillard. Mon libre arbitre, dans tout cela qu’est-il ? Ma formidable volonté existentialiste de choix et de décision, comment était-elle supposée se manifester tandis que je reluquais… »

Au lecteur confiné, à la lectrice cloîtrée, on proposera alors un exercice : extraire le segment de phrase, « ma formidable volonté existentialiste de choix et de décision » pour l’intégrer au récit de Iegor Gran qui se déroule dans un pays et en un temps où la liberté est niée. Censure, traque, sanction, camp… à côté, que pèsent la volonté d’un être humain, son aptitude à décider, choisir ?

Si les librairies étaient ouvertes, il faudrait organiser une rencontre entre les deux écrivains, l’un, né dans les chaînes, l’autre, né libre.

Iegor Gran, Les Services compétents, Éditions P.O.L., 2020, 300 pages

Eric Chevillard, Monotobio, Éditions de Minuit, 2020, 170 pages


Cécile Dutheil de la Rochère

critique, éditrice et traductrice

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