Santé

Confinement : une occasion de (re)penser la condition de « reclus » ?

Anthropologue et criminologue, Sociologue

Pendant plusieurs semaines, tout un chacun s’est retrouvé dans la position du « reclus », telle que définie par le sociologue américain Erving Goffman. Mais celles et ceux qui étaient déjà enfermés ont assurément subi une double peine. Dans les prisons, les EHPAD, les hôpitaux psychiatriques, les personnes ont ainsi été autant confinées dans leur processus d’enfermement, qu’enfermées dans la logique du confinement. Cette expérience doit nous inviter à repenser le fonctionnement de ces institutions.

Erving Goffman marqua la sociologie par son étude sur la condition des « reclus » (comme il les nommait) de l’institution psychiatrique. Peu avant son enquête de terrain à l’hôpital Sainte-Elizabeth qui aboutit à la rédaction d’Asiles, il rédigea sa thèse à Paris et fut peut-être indirectement marqué par l’œuvre de Sartre[1], non seulement pour ce qui est des rôles que nous composons dans notre vie quotidienne, mais aussi pour la violence de la promiscuité qui nous confronte à autrui et à son jugement dans nos moindres faits et gestes. « L’enfer c’est les autres », nous dit Sartre dans Huis clos

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Le confinement que nous avons subi invitait tout un chacun à penser sa condition d’homme ou de femme contraint à vivre dans un espace plus ou moins réduit, dans lequel toutes les activités, généralement réalisées dans des espaces différents, furent rassemblées en un même lieu. Pour la majorité d’entre nous, nous avons ainsi pleinement vécu à notre domicile. Nous y avons dormi, travaillé, fait du sport et nous y sommes adonnés à des loisirs. Nous avons donc en quelque sorte été pris, toutes proportions gardées, mais pour une bonne part néanmoins, dans la position de reclus telle que le sociologue Erving Goffman l’a étudiée dans le cadre de son analyse des institutions totales.

Mais qu’est-ce qu’une institution totale ? Erving Goffman définit les institutions totales comme suit : « On peut définir une institution totalitaire (total institution) comme un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées. Les prisons constituent un bon exemple de ce type d’institutions, mais nombre de leurs traits caractéristiques se retrouvent dans des collectivités dont les membres n’ont pas contrevenu aux lois.[2]»

Erving Goffman note que la vie normale se distingue de la vie recluse notamment sur le plan de l’organisation des activités humaines quotidiennes : « C’est une caractéristique fondamentale des sociétés modernes que l’individu dorme, se distraie et travaille en des endroits différents, avec des partenaires différents, sous des autorités différentes, sans que cette diversité d’appartenances relève d’un plan d’ensemble. Les institutions totalitaires, au contraire, brisent les frontières qui séparent ordinairement ces trois champs d’activités, c’est même là une de leurs caractéristiques essentielles. »

Cette organisation de la réclusion dans les institutions totales n’est pas sans conséquence sur la santé mentale des individus si ceux-ci ne sont pas en mesure de faire preuve d’« adaptations secondaires » leur permettant de faire face à la réclusion et de maintenir un équilibre psychique. Notre texte est à deux voix, belge et française. Chacun de nous repart du travail d’Erving Goffman sur les institutions totales et la vie de reclus, et le met en perspective avec son parcours professionnel et sa lecture de la presse pendant le confinement, afin de proposer une analyse directement inspirée par le vécu du confinement lié au coronavirus.

Confinement, huis clos familial et violence

Le confinement auquel nous fûmes récemment confrontés exacerba cette violence de la promiscuité qui, faute d’échappatoire pour la décompression ou le défoulement, se transforma en une violence physique incontrôlée dans certaines familles. Ainsi, les violences faites aux femmes depuis le début du confinement inquiétèrent les autorités mondiales à tel point que « L’ONU appel[a] les États à protéger les femmes des violences domestiques ». Le problème n’est donc pas culturel, inhérent à tel modèle de civilisation. Il est universel, ancré dans la relation domestique, au cœur du lien de proximité entre l’homme et la femme.

Les enfants furent également en situation de grande vulnérabilité dans ce climat anxiogène qui laissa beaucoup de latitude aux agresseurs, dont les actes furent amplifiés par l’angoisse de l’épidémie et l’isolement de la famille, devenue un huis clos hermétique loin d’un monde social extérieur potentiellement salvateur. Les victimes, quant à elles, n’osèrent se signaler, compte tenu du climat qui régnait récemment, craignant de déranger un monde soignant fortement mobilisé pour enrayer la pandémie.

Les effets dramatiques provoqués par l’enfermement familial ne sont hélas pas les seuls problèmes sociaux majeurs que l’épidémie et le confinement amenèrent. Nous ne partirons pas sur l’exacerbation des inégalités économiques et injustices sociales tant il y aurait à dire… Restons-en à l’enfermement, et plus précisément à ce que Goffman nomme la « condition du reclus ». Le confinement des personnes placées dans les institutions totales amena une double peine particulièrement difficile à vivre pour ces sujets, autant confinés dans leur processus d’enfermement, qu’enfermés dans la logique du confinement. Nous allons prendre ici deux exemples pour étayer notre propos.

Confinement et souffrance psychique : penser la situation des détenus belges

En Belgique, les médias relayèrent les chiffres d’une étude menée par des chercheurs de l’Université catholique de Louvain qui établit que 52 % de la population belge souffre psychologiquement du confinement. Ce confinement subi, qui entraîna une souffrance psychique, qui nous contraignit à la réclusion n’est-il pas l’occasion de penser ou de repenser la condition des reclus qui peuplent les institutions totales de nos sociétés et que, trop souvent, nous ne voulons pas ou plus voir : les personnes âgées des maisons de repos et EHPAD, les personnes en situation de handicap, les mineurs d’âge délinquants ou en danger placés sur décision d’un juge, les détenus de nos prisons ?

Nous nous arrêtons d’abord sur ces derniers, parce que nous sommes régulièrement confrontés à des discours sur la prison et les délinquants qui ne prennent pas en compte la réalité de la douleur de l’enfermement, de la condition de reclus. Combien de fois n’avons-nous pas entendu dire que les détenus sont bien logés en prison, qu’ils ont des loisirs, de bons repas ; en d’autres mots qu’ils sont nourris, logés, blanchis alors qu’ils ont fait le mal ? S’il est déjà difficile de définir le « mal » et s’il faut relever les différentes formes du mal dont les individus incarcérés peuvent être les auteurs, il nous semble que le confinement que beaucoup d’entre nous vécurent est l’occasion de prendre conscience que la « simple » peine privative de liberté est déjà en soi une peine très lourde et constitue un mal au moins à la hauteur du mal infligé par la plupart.

Le législateur belge, s’appuyant sur de nombreux travaux socio-criminologiques, semble d’ailleurs l’avoir bien compris, l’article 9, §1er de la loi du 12 janvier 2005 (dite loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus) précisant : « Le caractère punitif de la peine privative de liberté se traduit exclusivement par la perte totale ou partielle de la liberté de mouvement et les restrictions à la liberté qui y sont liées de manière indissociable. » Or, très régulièrement, on constate, dans nos prisons, que les détenus y subissent d’autres peines liées à l’impossibilité d’observer les droits généraux énoncés aux articles 5 et 6 de cette loi de principes, libellés comme suit :
– Article 5. § 1er. L’exécution de la peine ou mesure privative de liberté s’effectue dans des conditions psychosociales, physiques et matérielles qui respectent la dignité humaine, permettent de préserver ou d’accroître chez le détenu le respect de soi et sollicitent son sens des responsabilités personnelles et sociales.
– Article 6. § 1er. Le détenu n’est soumis à aucune limitation de ses droits politiques, civils, sociaux, économiques ou culturels autre que les limitations qui découlent de sa condamnation pénale ou de la mesure privative de liberté, celles qui sont indissociables de la privation de liberté et celles qui sont déterminées par ou en vertu de la loi.
– § 2. Durant l’exécution de la peine ou mesure privative de liberté, il convient d’empêcher les effets préjudiciables évitables de la détention.

Si le confinement nous affecta particulièrement, nous avons encore eu la possibilité de nous déplacer à notre guise dans notre logement, nous laver quand nous le souhaitions, de manger ce que nous désirions, de contacter nos proches lorsque nous en avions envie ou besoin, de travailler, de sortir prendre l’air, d’aimer notre partenaire et nos enfants, de nous cultiver, de nous soigner, de nous éloigner des autres, de bénéficier d’une sécurité sociale élargie à travers les mécanismes gouvernementaux mis en place pour gérer la « crise du coronavirus », etc. Le confinement vécu pendant deux mois, avec des droits certes restreints par la limitation de nos déplacements physiques qu’imposait la distanciation sociale, nous a néanmoins garanti une série de droits.

Nous avons donc subi une privation partielle de liberté, qui n’était cependant pas sans conséquence sur le plan psychique pour la moitié d’entre nous. Imaginez maintenant ces détenus enfermés dans nos prisons, souvent pour plusieurs années, qui vivent à deux ou trois dans une cellule d’environ neuf mètres carrés sans avoir pu choisir leur(s) partenaire(s) de cellule, qui bénéficient généralement d’une douche seulement une à deux fois par semaine, dont les contacts téléphoniques sont réglementés, de même que les visites des proches et les sorties au préau, et dont une minorité peut travailler ou suivre des cours en détention ou tout simplement préparer un plan de détention qui leur assurera de meilleures chances de réinsertion sociale. Imaginez encore le sort de ces détenus qui ont dû faire face à une restriction drastique de ces maigres droits et privilèges en raison de l’épidémie et du confinement.

Confinement et réclusion : une double peine pour les mineurs placés en CEF

En France, les Centres Éducatifs Fermés (CEF) contiennent des jeunes mineurs placés pour une durée de six mois. Ils sont amenés par décision de justice pour des faits délictueux ou criminels qu’ils ont commis. Cette alternative à l’incarcération n’est pas sans contrainte pour les adolescents orientés dans ces structures, obligés de respecter leur fonctionnement et leur règlement sous peine d’incarcération. Le confinement posa une série de problèmes qui alimentèrent un effet de double peine :

– l’absence de l’enseignant détaché de l’Éducation Nationale enraya l’accès à l’éducation, bien que rendu possible par la classe virtuelle, mais trop fréquemment soumis aux aléas de la technologie informatique ;

– l’impossibilité de sortir du centre priva les jeunes reclus d’activités culturelles et sportives, des stages professionnels et des inclusions scolaires, au même titre que tous les jeunes adolescents certes, mais cette impossibilité de sortie les empêcha également de bénéficier du droit de « retour famille » de temps à autre les week-ends, ce qui renforça le sentiment d’isolement, coupa les liens familiaux et ramena la vie sociale des usagers à des relations institutionnelles exclusives ;

– malgré le bon vouloir du personnel soignant qui travaille en centre éducatif, l’accès aux soins fut réduit au minimum, toute la « bobologie » et tous les rendez-vous médicaux non urgents furent annulés ou reportés, ce qui fragilisa la qualité de la prise en charge et amena une forme de violence institutionnelle, cette population adolescente en précarité sociale ayant fréquemment de gros besoins médicaux ;

– l’impossibilité de sortir et d’entrer dans le centre priva les usagers des rendez-vous socio-éducatifs nécessaires avec les professionnels en charge de leur projet d’insertion, mais aussi de leurs échéances judiciaires, ce qui laissa perdurer leur angoisse et mit en suspens leur devenir. Au final, le confinement priva indirectement l’usager de nombreux droits qui alourdirent sa peine dans le contexte de sa « réclusion originelle ».

*

Le confinement conduisit ainsi les institutions totales à amplifier les effets de la réclusion sur ses sujets. L’impossibilité de sortir à l’extérieur des établissements psychiatriques, comme l’impossibilité de recevoir les membres de la famille au sein des structures renforça le sentiment d’isolement et d’angoisse sur des sujets vulnérables et fragilisés. Certains EHPAD et maisons de repos, dans le but de protéger au maximum leurs résidents tout particulièrement exposés à la pandémie, se « totalisèrent » encore plus pour la bonne cause. Ainsi, l’EHPAD de Vilanova, situé à Corbas près de Lyon, hébergea près des 3/5ème de son personnel dès le début du confinement. Pas d’entrées, pas de sorties pour une réclusion totale des résidents mêlés et du personnel, et un bilan éloquent : aucun cas de coronavirus dans cette institution. Mais cette radicalité et de tels sacrifices sont-ils tenables dans la durée ?

Le confinement accentua les problématiques de l’enfermement : nos aînés, tout particulièrement exposés à l’épidémie durent être au maximum isolés, ce qui impacta indéniablement leur santé physique et mentale. Les sujets atteints de maladies psychiques virent leurs troubles décuplés par le climat angoissant qui plana sur notre société et par l’organisation restrictive de l’institution qui les contenait. Les jeunes adolescents placés en centre éducatif et les détenus des prisons vécurent des privations de droits qui fragilisèrent leur situation.

Enfin, si la crise du coronavirus invite à repenser, à plus long terme, nos modes de consommation, le modèle économique, la question climatique, le statut des soignants de première et de seconde lignes, il nous semble qu’elle est aussi une occasion, au départ de l’expérience propre de confinement que tout un chacun a vécu, de repenser ce que devrait être le sort des reclus des institutions totales de nos sociétés.

Si nous voulons que les personnes qui les habitent en sortent un jour dans un état de santé psycho-médico-sociale meilleur que lorsqu’elles y sont entrées ou, si elles sont destinées à ne pas en sortir, qu’elles y évoluent en bénéficiant d’un minimum de bien-être psycho-médico-social, l’après-coronavirus ne sera-t-il pas le moment de repenser le fonctionnement de ces institutions, les objectifs que l’on assigne à la réclusion, les investissements financiers que l’on y consent, la reconnaissance sociale que l’on accorde à ses personnels, mais aussi d’étudier plus avant encore les alternatives à la réclusion en institution ?

 


[1] On ne peut toutefois que supposer cette influence, Yves Winkin notant ainsi que, dans un entretien avec Annie Cohen-Solal, la biographe française de Sartre, Erving Goffman confirma ne jamais l’avoir rencontré. Voir la référence suivante : Winkin Y., “Erving Goffman : what is a life? The uneasy making of an intellectual biography”, Greg Smith (ed.), Goffman and Social Organization: Studies of a Sociological Legacy, Routledge, 1999, p. 41.

[2] Goffman E., Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, 1968, pp. 41, 47, 98

Jonathan Collin

Anthropologue et criminologue, chargé de cours à la Haute Ecole Léonard de Vinci et maître assistant en sociologie

Christophe Dargère

Sociologue, chargé de cours à l’Université Lumière Lyon 2 et à l’Université Jean Monnet de Saint-Etienne et chercheur associé au Centre Max Weber,

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] On ne peut toutefois que supposer cette influence, Yves Winkin notant ainsi que, dans un entretien avec Annie Cohen-Solal, la biographe française de Sartre, Erving Goffman confirma ne jamais l’avoir rencontré. Voir la référence suivante : Winkin Y., “Erving Goffman : what is a life? The uneasy making of an intellectual biography”, Greg Smith (ed.), Goffman and Social Organization: Studies of a Sociological Legacy, Routledge, 1999, p. 41.

[2] Goffman E., Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, 1968, pp. 41, 47, 98