Le commun à l’épreuve du virus
Au sortir d’une crise sanitaire majeure, qui pourrait un jour rebondir et qui continue de frapper d’autres continents, l’éloge des communs pourrait presque apparaître comme une platitude, tant il a semblé évident que le commun, au travers notamment de services publics puissants et de la solidarité sociale, était une nécessité vitale.
Délaissé depuis un demi siècle au profit d’un capitalisme de plus en plus glouton et intrusif, le commun est donc revenu à l’honneur, quoique sous des formes souvent ambigües, justifiant par exemple un confinement drastique de toute la population pour endiguer l’épidémie et éviter l’engorgement des hôpitaux, ou encore la rupture des contacts physiques directs au profit d’une communication à distance entièrement dépendante des réseaux numériques. Nous avons ainsi vécu trois mois de restrictions inédites des libertés publiques, avec une police omniprésente dans la rue et sur les médias, et dans la communication officielle un déferlement de maternalisme politique faisant de la philosophie du care une méthode d’infantilisation de la population adulte, sommée, pour son bien, de se plier à des consignes aussi tatillonnes que changeantes et contradictoires.
Dans une période qui devrait être celle de la mise en œuvre de la prophétie présidentielle du 16 mars : « Le jour d’après, quand nous aurons gagné, ce ne sera pas un retour aux jours d’avant… », il n’est donc pas inutile de revenir sur les raisons profondes qui justifient le retour aux communs que je propose dans un essai paru quelques jours avant le début du confinement.
Restaurer la part du commun
Mon point de départ est que l’abandon ces dernières décennies par la plupart des gouvernements, y compris sociaux-démocrates, de la part du commun, c’est-à-dire les biens qui devraient être soustraits à l’appropriation et l’exploitation privée, n’est pas l’effet d’un mouvement naturel et inexorable de l’économie, mais d’un tournant idéologique qui a visé très clairement à triompher des plans keynésiens d’après-guerre, de la propagation des idées socialistes et de la contestation politique des années 60. Les philosophies politiques conservatrices (Hayek, Nozick…) ont explicitement exclu l’impôt social redistributif et promu l’indifférence de principe aux conséquences de l’appropriation privée des ressources communes, au nom d’une conception étroite et sacralisée du marché comme moyen supérieur de gouvernement des hommes, et de la propriété de soi-même, de son corps et de son travail comme exclusion absolue des droits d’autrui sur ce qu’on a gagné.
Cette interprétation néo-conservatrice du libéralisme s’est progressivement imposée comme la seule possible, rendant indiscernable le lien fondamental entre les idéaux émancipateurs du libéralisme classique et ceux du socialisme. Cette posture a entraîné une profonde érosion des obligations du commun qui découlent directement de la « dette commune » (cum munus) inhérente à la communauté humaine, dont la survie dépend de la solidarité interne et des relations avec les autres êtres vivants, virus compris. Dans le contexte français, cela s’est traduit par la privatisation d’une partie des services publics, l’affaiblissement du droit social, le productivisme agricole, les délocalisations industrielles, l’inertie dans la protection de l’environnement, l’accroissement des écarts de fortune, les restrictions d’accueil des étrangers…
Cette évolution s’est accompagnée du développement des nouveaux moyens addictifs de l’économie capitaliste, agissant en profondeur sur les dispositifs humains de la récompense par d’incessantes offres et promesses de jouissance et de succès qui affaiblissent les liens communs et accélèrent la consommation des ressources disponibles. Ces pressions addictives ont contribué à faire sauter les digues réglementaires, idéologiques et morales sur l’expression des appétits des classes dirigeantes, tandis que les classes populaires s’enfermaient de plus en plus dans des bulles séparatrices propices au repli sur soi et au populisme.
La crise sanitaire a mis en évidence les effets délétères de cette évolution dans le domaine de la santé, où le délitement progressif de l’État social a accru les difficultés des hôpitaux publics soumis pendant des années à des mesures drastiques d’austérité et de gestion à « flux tendu », tandis que la division internationale du travail, déjà catastrophique pour l’environnement et les communautés ouvrières, provoquait des pénuries de matériel médical. La redécouverte de la communauté vivante des êtres humains soumis aux mêmes besoins et aux mêmes risques vitaux, a redonné au contraire toute sa légitimité aux interventions sociales et économiques de l’État.
Là où les alertes à répétition sur la catastrophe écologique en cours s’étaient révélées impuissantes, on s’est pris à espérer que la concrétisation de la menace d’effondrement pour cause de virus finirait par produire le choc politique indispensable. La crise a également conforté la résolution de tous ceux qui s’efforcent d’agir, au niveau qui est le leur, en changeant dès aujourd’hui leurs pratiques de production et de consommation – suivant une méthode proche de celle des Narcotiques et Alcooliques Anonymes qui tentent de se rétablir (recovery) en commençant par reconnaître la part de leurs propres désirs dans leur pathologie et en faisant confiance à la communauté locale des semblables.
Les communs pour sortir du dilemme étatisation/privatisation
La philosophie des communs apparaît aujourd’hui comme un bon moyen de sortir du dilemme étatisation/privatisation, parce qu’elle met l’accent sur l’usage des ressources communes sans remettre en cause ni le droit de propriété, qui est un droit de l’homme reconnu par la Déclaration de 1789, ni les prérogatives de l’État pour orienter les politiques économiques. Dans le droit romain, les choses communes (res communes) telles que l’air, l’océan, les rivières…, étaient considérées comme utilisables à volonté mais « indisponibles », c’est-à-dire soustraites au commerce et à l’appropriation privée.
Elles s’opposaient aux choses qu’on avait le droit de s’approprier lorsqu’elles n’appartiennent encore à personne (res nullius) comme l’eau des puits ou des lacs, la terre, les fruits sauvages, le gibier, et les ressources naturelles. Sous l’ancien régime, les communs renvoyaient plutôt à des droits d’usage sur des biens communs tels que les terres communales, mais aussi sur certains biens privés, par exemple les pâtures d’après moisson, le ramassage de bois de chauffage ou de construction, le glanage, les chasses, la cueillette…
Au cours de l’histoire, l’abondance et le caractère apparemment inépuisable des ressources naturelles ont pu donner l’impression d’une possibilité d’appropriation illimitée des ressources disponibles. On a alors assisté à un grignotage inexorable des biens communs, dont témoigne, à partir du XVIe siècle, le mouvement européen dit des « enclosures » visant à l’appropriation des biens communaux par les seigneuries et les bourgeoises locales. La tendance s’est encore accentuée au XVIIIe siècle avec la conviction que l’appropriation privée était le plus sûr moyen d’assurer le développement économique et le bien-être général. C’est seulement la crise écologique contemporaine qui a mis un terme à cette croyance, en révélant le caractère épuisable des ressources naturelles, ouvrant ainsi la voie à une nouvelle approche des ressources communes comme biens à ménager et à protéger.
L’idée des communs a resurgi dans le débat contemporain au travers d’une prophétie de malheur : « la tragédie des communs », sous la plume d’un écologiste malthusien qui montrait que l’usage intensif d’une ressource limitée, par exemple un pâturage, par un nombre croissant d’éleveurs, aboutit inévitablement à l’épuisement de la ressource et à la ruine des exploitants. La conclusion tirée par Garrett Hardin est qu’il fallait soit étatiser, soit privatiser les communs, avec néanmoins chez lui une préférence pour la privatisation. Ce à quoi l’économiste libérale Elinor Ostrom, une des rares femmes à avoir obtenu un prix Nobel, répondit un peu plus tard, en s’appuyant sur de multiples études relatives à la gestion des pêches, des forêts, des moyens d’irrigation… partout dans le monde, que les communs n’étaient jamais mieux gérés que par les utilisateurs de la ressource commune, qu’ils soient ou non propriétaires.
L’idée d’ « auto-gouvernance » avancée par Ostrom permettait de dépasser les visions étroites de la propriété privée ou de l’étatisation, la propriété n’étant selon elle qu’un « faisceau de droits », tout en redonnant aux communs leur véritable dimension de chance pour des humains capables de s’entendre pour éviter l’épuisement des ressources et en jouir collectivement dans les conditions les plus équitables. À une époque où les idées communistes, voire socialistes, avaient perdu toute attractivité auprès des électeurs des pays démocratiques, cette vision des communs a suscité un véritable engouement chez des chercheurs de toute obédience en économie et en sciences politiques, et rendu envisageable une articulation nouvelle de la propriété privée avec les obligations du commun sans passer par une étatisation de l’économie, au travers par exemple d’organisations et de fonds redistributifs cogérés par les parties prenantes.
Reprendre le contrôle démocratique sur les communs numériques
Au cours de la crise sanitaire, les réseaux numériques sont devenus le principal moyen de communication entre les habitants confinés à domicile, ce qui a permis de pallier provisoirement l’interdiction désespérante des contacts humains directs, mais aussi, sans qu’on y prenne garde, de nourrir abondamment les banques de données des plate-formes informatiques. Les outils numériques ont été également utilisés comme moyen de suivi des foyers d’infection, d’abord dans les pays d’Asie, puis en Europe au moment du déconfinement, ce qui est un avantage à double tranchant.
Car la possibilité laissée aux gouvernements démocratiques d’accéder sans entraves aux données personnelles n’a fait que s’ajouter à celles dont disposent déjà les opérateurs privés pour alimenter la nouvelle économie numérique qui se met en place sous nos yeux, à partir du traitement par des logiciels d’intelligence artificielle des « big data » collectés sur une multitude de sources et devenus la matière première d’un commerce de plus en plus fructueux.
C’est du reste le rêve hippie et californien de communauté ouverte et illimitée, promise par le développement des nouveaux outils informatiques, qui a sans doute le plus souffert des évolutions addictives de l’économie. Ce rêve pourrait aujourd’hui se transformer en cauchemar planétaire sous l’effet des nouvelles enclosures qui se sont emparées des communs numériques, avec la commercialisation et l’exploitation massive des données collectées par les plate-formes informatiques pour le ciblage des publicités ou la conception de nouveaux produits.
L’évolution actuelle des outils numériques, directement alimentés par la participation volontaire et gracieuse des utilisateurs, offre aux nouvelles technostructures des moyens d’interférence et de contrôle inédits sur la vie sociale, dont les conséquences écologiques (empreinte carbone des data centers), humaines (manipulation des pensées et des goûts), politiques (interférences sur les choix électoraux) et sur les droits humains (ruptures d’égalité par des offres ultra-ciblées et atteintes aux libertés individuelles)…, sont encore largement sous-estimées. Mais là encore il n’y a pas de fatalité et il serait tout à fait possible d’inclure dans les conséquences à tirer de la crise sanitaire un contrôle démocratique sur les communs numériques, ne serait-ce que par la mise en œuvre effective des règlements européens existants, en attendant de les rendre beaucoup plus précis et contraignants.
NDLR : Patrick Pharo a publié Éloge des communs, PUF, mars 2020