Pour une formation éthique des enseignants
La professionnalisation des métiers de l’enseignement s’est pensée, au début des années 1990, avec la naissance des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), sous le seul signe de la technicité. La grande querelle de l’époque, quasi théologique, était de savoir comment distinguer le pédagogique du didactique. Mais nous ne parlions guère d’éthique ; quand celle-ci était évoquée, toujours furtivement, elle était une sorte de « supplément d’âme ». C’est pourtant une banalité de dire que le métier d’enseignant est un métier de la relation, de sorte qu’aujourd’hui en matière de formation éthique, disons-le, tout reste à faire.
La formation éthique des professeurs pourrait s’organiser autour de trois types d’activités : le travail sur des situations exemplaires, l’exercice du jugement moral et la mise en mots des expériences ordinaires de la vie professorale. On peut présenter ces activités en mettant l’accent sur ce qu’elles exigent (le travail critique, l’exercice du jugement et l’expérience réfléchie) ou en soulignant ce qu’elles convoquent à titre de supports (l’exemple, le dilemme moral et l’expérience du quotidien). Ces activités ne sont pas disjointes car elles organisent, on l’aura peut-être remarqué, une sorte de va-et-vient entre l’exemplaire et l’ordinaire.
Les vertus de l’exemple
Il n’y a pas de formation qui puisse faire l’économie d’une présentation d’exemples. « Pour établir une pratique, les règles ne suffisent pas, écrit Wittgenstein, il y faut aussi des exemples ». L’exemple n’asservit pas comme on a pu le dire ces dernières années dans les instituts de formation où il fallait se défier coûte que coûte des « formes modélisantes ». L’exemple ne formate pas, il donne des idées, il inspire. Le recours à l’exemple n’appelle aucune « singerie » pour reprendre le mot de Kant (Nachäffung), s’il s’accompagne d’une réflexion critique qui sait exhiber ce qui est digne d’être repris.
Mais l’exemple moral, puisque c’est de lui dont il faut parler, a une autre vertu. Il est par nature contagieux. Être témoin d’un comportement courageux, d’une attitude bienveillante ou d’une situation profondément marquée par l’exigence du juste déclenche en nous une réaction émotionnelle qui nous invite à nous comporter, à notre tour, de manière courageuse, bienveillante ou juste. Nous éprouvons ce que le psychologue américain Jonathan Haidt a appelé un « sentiment d’élévation », c’est-à-dire « un désir de [se] lier avec ceux qui sont moralement admirables ». La perception d’un comportement exemplaire nous invite à être à la hauteur de ce qui arrive. L’exemple n’est donc pas seulement une perspective offerte, c’est aussi une motivation pour agir.
Il importe donc de travailler sur des « cas d’école » et des « cas exemplaires ». Les premiers sont des situations banales que l’on ne manquera pas de rencontrer et qu’il est toujours bon de découvrir et d’anticiper pendant le temps de la formation. Les « cas exemplaires » sont ces situations que l’on juge dignes de nous inspirer. Ce ne sont pas des modèles à reproduire mais des références à méditer, c’est pour cette raison qu’il n’y a d’exemples qu’au pluriel. Toute personnalité professionnelle se construit par un jeu d’emprunts pleinement assumés à ce qu’elle estime être le plus réussi et le plus respectable d’une tradition professionnelle.
Le jugement moral
La philosophie morale s’est ralliée tardivement à l’idée selon laquelle nos vies (et donc nos vies professionnelles) peuvent être traversées par des dilemmes. C’est un ensemble de travaux assez récents et concordants quant à leurs conclusions – ceux de la logicienne américaine Ruth Barcan Marcus sur « les cas moralement symétriques », ceux du philosophe anglais Bernard Williams sur « le sentiment de regret » et ceux du philosophe américain Thomas Nagel sur « les obligations incommensurables » – qui nous ont définitivement convaincus que toute vie morale peut être travaillée par des dilemmes.
Un dilemme est « une situation dans laquelle ou à propos de laquelle plane une certaine ambiguïté sur le devoir à accomplir » (Serge Boarini). Le cas moral nous désarçonne car précisément aucun principe établi, aucun devoir édicté ne s’appliquent de manière mécanique et immédiate. Le raisonnement moral épouse alors le chemin des rapprochements. Il compare, repère le semblable et le dissemblable, identifie des configurations. Si l’imagination a une place dans le raisonnement moral, c’est précisément dans ces jeux dialectiques de rapprochement et de différenciation, dans l’examen de similitudes et de différences, mouvements incessants entre le nouveau et le déjà-vu.
Repérer un enjeu moral et l’appréhender dans ses différentes facettes requiert attention et méthode. Le travail sur les dilemmes exige donc une pédagogie, une approche qui organise le moment de formation en trois phases. La première est toujours la description de la situation proposée. Phase essentielle car ce qui compte moralement dans une situation ne se donne pas toujours au premier coup d’œil. Les éléments les plus pertinents, au plan moral, ne sont pas nécessairement les plus « saillants ». Les conflits moraux, on le sait, sont plus souvent liés à des différences de lecture (des situations) qu’à des désaccords portant sur les principes. Nous ne discutons pas toujours à partir de la même « base d’informations » pour reprendre l’expression d’Amartya Sen.
La seconde phase est invitation à épouser les différents points de vue, à se mettre à la place des différents protagonistes impliqués dans la situation dilemmatique, ce que le psychologue américain Lawrence Kohlberg a appelé la méthode des « chaises musicales morales » et qui est la seule manière de saisir l’ensemble des caractéristiques significatives d’une situation. Enfin la dernière phase, centrée sur la délibération, est celle de la confrontation des arguments et des choix. La faculté de juger, aimait à dire Kant, est un « talent particulier » qui ne s’apprend pas mais qui s’exerce.
Le travail d’écriture
Telle est la troisième modalité formative que nous préconisons : la mise en mots des expériences de la classe dans ce qu’elles peuvent avoir de plus quotidien. Cela permet non seulement de leur donner corps mais aussi de mettre au jour des aspects moins immédiatement visibles. Il faut savoir être attentif aux émotions et aux sentiments car les pratiques sont des entrelacs de comportements, de pensées, de sentiments et d’émotions. La vocation d’une telle écriture est d’essayer de saisir « d’une manière nuancée, subtile et intense les complexités de l’expérience éthique » (Martha Nussbaum). Le récit éthique ne ressemble donc pas à l’écriture froide et prescriptive. Ce n’est pas non plus une parole édifiante qui se donne comme norme. Le récit éthique « raconte », il relate des manières d’être et des façons de faire qui sont toujours intimement mêlées.
Le recours à une telle modalité formative relève de ce que l’on appelle le « narrativisme ». Le « narrativisme » est un point de vue qui accrédite l’idée selon laquelle nous pouvons nous saisir comme sujet si nous adoptons un point de vue narratif sur notre propre existence. C’est une approche qui est défendue, selon des modalités sensiblement différentes, par des philosophes comme Alasdair MacIntyre, Charles Taylor ou encore Paul Ricœur. Le récit, et plus précisément ce que nous appelons le « récit éthique », est toujours narration d’une expérience, narration au sein de laquelle se mêlent des appréciations et des estimations sur ce qui a été fait.
La question n’est pas « que dois-je faire ? » comme dans les dilemmes mais « ai-je bien fait d’agir de la sorte ? ». N’aurais-je pas pu agir de manière sensiblement différente ? Il s’agit de faire retour sur des moments ordinaires de la vie professorale, mais aussi sur des situations qui ne se sont pas toujours passées comme nous l’aurions souhaité car le film de la classe se déploie toujours trop vite. Dans cette troisième et dernière activité, la procédure cognitive de la délibération cède le pas et la place au dialogue moral qui est échange entre partenaires soucieux les uns des autres. On soumet des récits d’expériences, on confronte des témoignages, on partage des expérimentations… On attend des suggestions, des aides, des conseils car il y a toujours une part de partageable dans ces situations, si différentes et si ressemblantes.
Ordinary ethics
L’éthique est rarement affaire de décisions périlleuses et de comportements exemplaires. Elle se manifeste le plus souvent dans des formes discrètes d’attention et dans des manières quotidiennes d’intervenir et d’engager une interaction. « Lorsque (…) nous évaluons les autres, écrit la philosophe Iris Murdoch, nous ne considérons pas seulement les solutions qu’ils apportent à des problèmes pratiques précis, nous considérons quelque chose de plus subtil » (…) qui « apparaît dans leur manière de parler ou de se taire, les jugements qu’ils portent (…) ce qu’ils trouvent attirant ou louable, ce qu’ils trouvent drôle, en un mot les configurations de leur pensée qui apparaissent sans cesse dans leurs réactions et leurs conversations ».
Il faut savoir prêter attention à ces manières de réagir et de s’avancer. Nous sommes proches de ce que l’anthropologie morale contemporaine appelle « la morale ordinaire » (ordinary ethics) et qui peut s’observer dans le langage et les rapports sociaux de tous les jours. Il ne faut pas se tromper sur cette idée. Cela ne signifie pas que tout est morale, qu’aucun geste, qu’aucun acte, qu’aucune parole n’échapperait à la sphère de la moralité ; cela signifie que la morale s’exprime de manière plurielle, selon des modalités très différentes. Nous sommes loin des dilemmes et des cas moraux, nous sommes sur un autre versant de l’éthique car celle-ci est aussi, et le plus souvent d’ailleurs, manière attentive et respectueuse de se rapporter à autrui.