Société

Qu’est-ce qu’occuper ? – à propos de la « zone autonome » de Seattle

Sociologue, Sociologue

Parmi les nombreuses actions collectives qui ont suivi la mort de George Floyd, le mouvement d’occupation à Seattle apparaît pour le moins singulier. Dans cet « espace public insurgé » formé autour du commissariat central de la ville s’est élaboré un système temporaire de gouvernance décentralisé et de démocratie directe. Une occupation inédite.

publicité

La mobilisation qui a suivi le meurtre de George Floyd a été d’une ampleur sans précédent. Outre de très nombreux rassemblements et manifestations, des classiques du répertoire de l’action collective, cette mobilisation a été marquée par une occupation (8 juin – 1er juillet) au cœur de la ville de Seattle (Washington). Au regard de l’ensemble des protestations qui ont eu lieu depuis trois mois, cette occupation (qui a été l’objet d’une observation de première main de l’une de nous) apparaît singulière. Mais elle mérite qu’on s’y attarde, car elle permet de réfléchir à l’occupation comme mode d’action et aux formes prises par les protestations actuelles aux États-Unis.

Une « zone autonome »

À Seattle, comme dans beaucoup d’autres grandes villes, de vastes rassemblements quasi-quotidiens ont eu lieu à partir du 29 mai. Les affrontements entre manifestant.e.s et forces de l’ordre qui les ont émaillés se sont pour l’essentiel produits autour d’un commissariat, l’East Police Precinct. Celui-ci est situé au centre de la ville, dans le quartier de Capitol Hill, un lieu majeur de la vie nocturne et de la contre-culture qui est très fréquenté par la population étudiante et les communautés LGBT.

Le 8 juin, après que la police a décidé d’évacuer l’East Police Precinct, les manifestant.e.s ont annoncé la création de la « Capitol Hill Autonomous Zone » (CHAZ) : une « zone autonome » comprenant six blocks d’immeubles autour du commissariat (qui n’est pas occupé mais n’en a pas moins été rebaptisé « People’s Precinct »), ainsi que le Cal Anderson Park adjacent.

Le 13 juin, la CHAZ a été renommée « Capitol Hill Organized Protest »[1] (CHOP). Ce changement de nom devait souligner que la sécession des États-Unis n’avait jamais été sérieusement envisagée, mais il témoignait surtout de l’inquiétude de certain.e.s participant.e.s face à la construction d’une « zone autonome » qui se ferait aux dépens de la poursuite des luttes (contre les violences policières, le racisme, etc.) dont elle est pourtant issue.

L’appellation « CHOP » est un abandon de la référence aux « Zones Autonomes Temporaires » (TAZ), conceptualisées par Hakim Bey au début des années 1990, et aux « Zones À Défendre » (ZAD). Ce changement n’a pas fait l’unanimité et il a révélé des divergences tactiques au sein de la CHAZ/CHOP. Mais les polémiques qu’il a provoquées illustrent assez bien celles qui ont régulièrement ponctué la riche histoire des ZAD.

Les formes de l’autonomie

« Le département de police de Seattle et le système judiciaire qui lui est rattaché sont au-delà de toute réforme. Nous ne demandons pas une réforme, nous demandons l’abolition », peut-on lire en tête des revendications de la CHAZ/CHOP. Ces derniers mois, la montée en puissance des mouvements en faveur de l’abolition de la police a été abondamment commentée et la CHAZ/CHOP l’illustre assez bien, comme la diversité des tactiques abolitionnistes qui s’y expriment.

D’un côté, certaines revendications sont formulées, comme la transformation du People’s Precinct en centre communautaire, la conduite d’une enquête fédérale sur les violences policières ou le dé-financement de la police, et par exemple la réaffectation de ses budgets vers la santé publique et les services sociaux. D’un autre côté, la création d’une zone autonome implique l’autonomie à l’égard des institutions policières – ce qui est différent de leur abolition – et donc la prise en charge collective des besoins de la communauté, notamment en matière de sécurité.

Outre le domaine de la sécurité, l’autonomie expérimentée à la CHAZ/CHOP concerne l’accès à diverses ressources. Elle se traduit notamment par l’activité de « street medics » (personnels médicaux et secouristes bénévoles), un potager cultivé « par et pour les BIPOC » (Black, Indigenous and People of Color) et la « No Cop Co-op » (coopérative sans flics) qui distribue notamment des boissons, de la nourriture et du matériel de protection (gel, masques, etc.) qui lui sont donnés en très grandes quantités.

Avec ses formes d’autonomie et son campement qui a compté jusqu’à 80 tentes, la CHAZ/CHOP illustre la politique préfigurative qu’adoptent de plus en plus de mouvements sociaux : les modes d’action préfiguratifs permettent d’incarner les formes de relations sociales et de prises de décisions auxquelles ils aspirent. Ainsi, la CHAZ/CHOP met en œuvre un système de gouvernance décentralisée et de démocratie directe, qui s’accompagnent d’un fonctionnement très horizontal et d’un refus de designer des représentant.e.s ou des « porte-paroles », ce qui n’empêche pas toujours l’existence de meneurs autoproclamés, mais complique, en partie à dessein, toute négociation avec les autorités.

Usages de l’occupation

Comme son changement de nom le fait apparaître, des interprétations diverses (co)existent autour de l’usage politique de l’occupation. Celle-ci peut être pensée comme un lieu d’élaboration stratégique, une base d’organisation tactique.

Elle a ainsi permis la formulation de revendications (contrôle des loyers, dé-gentrification de la ville, financement de la santé communautaire, gratuité de l’université, etc.). Même si l’aspiration à davantage de justice sociale est largement partagée, il règne un certain flou sur sa formulation : ces revendications ne risquent-elles pas d’éclipser ce qui est au cœur du mouvement initié par Black Lives Matter (BLM), c’est-à-dire la question des violences policières contre les Africain.e.s-Américain.e.s ? D’éclipser aussi les Noir.e.s d’une protestation dont ils/elles sont à l’initiative ? Mais le but du mouvement est-il la fin des violences policières ou la fin de la police ? du racisme ou du seul racisme policier ?

En raison de la place des évènements festifs (spectacles d’art de rue, concerts, etc.) à la CHAZ/CHOP, celle-ci a été quelquefois comparée à des fêtes de quartier ou à des festivals, comme ceux de Coachella et du Burning Man. Le caractère festif de la CHAZ/CHOP, parfois critiqué car il éclipserait les luttes menées, se conforme néanmoins à la conceptualisation des TAZ proposée par Hakim Bey.

En effet, outre le caractère subversif de l’« esprit de fête », le mélange de politique et de sociabilités festives (relevant, au sens large, de la « politique informelle ») est un moyen de politisation. Si son efficacité est, en l’état, difficile à évaluer, il est néanmoins indéniable qu’il a attiré des personnes au-delà des manifestant.e.s habituel.le.s pour BLM et contre les violences policières. Par ailleurs, le foisonnement de lieux de discussions, de débats, de commissions, etc. sur la CHAZ/CHOP, mais aussi le mémorial aux victimes des crimes policiers qui y a été installé, en a incontestablement fait un espace éducatif.

Un « espace public insurgé »

Si on trouve quelques occurrences de la comparaison à la Commune de Paris dans la presse, la référence à la commune, comme forme politique regroupant sur une base territoriale des individus s’autogérant en assemblées générales, n’a pas été activement mobilisée sur le terrain. L’idée d’inscrire la CHAZ/CHOP dans un temps long, d’en faire une PAZ (Permanent Autonomous Zone) ou une « commune », n’a pas été sérieusement envisagée.

La participation active à la CHAZ/CHOP de membres de la Greater Seattle Neighborhood Action Coalition, rarement relevée par les médias, illustre néanmoins le développement aux États-Unis de mouvements municipalistes ces dernières années, en particulier depuis l’élection de Trump.

Rassemblés autour de l’idée que la commune est le lieu privilégié de l’autogouvernement démocratique, ces mouvements se distinguent de leurs homologues européens, comme le notent Jonathan Durand Folco et Sixtine van Outryve : « le “municipalisme nord-américain” repose principalement sur la stratégie du pouvoir alternatif en dehors du institutions étatiques, avec une sensibilité plus anarchiste, plus proche de la version du municipalisme libertaire de Murray Bookchin ». Davantage communaliste, il diffère d’autres formes municipalistes plus répandues en Europe, qui ont du mal à se défaire du cadre de la souveraineté municipale pour dépasser la forme d’un municipalisme participatif – combinant l’administration par des élu.es renouvelé.es avec des dispositifs participatifs, attirant surtout les citoyen.nes les plus éduqué.es.

« Cet endroit est désormais la propriété du peuple », indiquent les panneaux à l’entrée de la CHAZ/CHOP. Les analyses de Fabrice Ripoll suggèrent que cette « réappropriation » de l’espace par et pour un collectif permet de mettre la focale sur l’appropriation privée de l’espace, sur laquelle repose le capitalisme. En effet, contrairement à la rhétorique de la publicité et de l’accessibilité, la définition de l’espace public urbain repose sur plusieurs exclusions fondées sur le sexe, la classe sociale et la race.

Par ailleurs, dans le monde d’hyper-surveillance post-11 septembre, de nouvelles formes de contrôle limitent fortement la liberté de mouvement et d’expression, et donc les usages de l’espace public. La privatisation croissante de celui-ci s’observe partout dans le monde, à mesure que les rues, les quartiers et les parcs se transforment en centres commerciaux, en communautés fermées et en entreprises. L’espace public est ainsi soumis à de nouvelles formes de propriété, de marchandisation et de contrôle. Sous l’impulsion d’intérêts privés, les centres-villes et les banlieues se protègent de la possible intrusion de personnes indésirables.

La réglementation et la privatisation croissante des espaces publics qui accompagnent le « rétrécissement de la démocratie » sont propices à l’émergence de pratiques insurgeantes dans les villes. L’expression « espaces publics insurgés » permet précisément de designer des actions (occupation, production de nouvelles relations sociales, etc.) par lesquelles la signification, la propriété et la structure de l’espace public officiel (notamment les frontières entre domaines privés et publics) sont temporairement ou définitivement suspendues.

Il n’est donc pas anecdotique que la CHAZ/CHOP ait eu lieu à Capitol Hill. Ce quartier anciennement populaire a été gentrifié par l’arrivée massive d’employé.e.s du secteur de la Tech. Depuis le début des années 2000, la croissance de Seattle a été explosive, avec l’afflux de dizaines de milliers de travailleurs d’Amazon et le développement de grandes entreprises de la Tech. La flambée des coûts du logement et la fracture sociale grandissante qui en résulte a métamorphosé Capitol Hill.

Stratégies locales, enjeux nationaux

Autour du 20 juin, la situation s’est rapidement détériorée à la CHAZ/CHOP suite à des agressions sexuelles et surtout suite à plusieurs fusillades qui se sont soldées par la mort de deux Africains-Américains. Finalement, le 1er juillet, la CHAZ/CHOP a été évacuée par la police. Parmi les facteurs qui ont contribué à sa relative longévité (trois semaines), est souvent évoquée la culture protestataire propre à Seattle, notamment parce que le mouvement altermondialiste y est né en 1999 – même si la réputation progressiste de la ville est en partie usurpée.

La CHAZ/CHOP a d’abord bénéficié d’une certaine bienveillance des autorités locales, en particulier Jenny Durkan, la maire démocrate de la ville, et Jay Inslee, le gouverneur démocrate de l’État de Washington. Au-delà de leurs déclarations dans lesquelles elles ont abondamment souligné leur attachement au respect des libertés politiques, les autorités locales ont surtout choisi l’attentisme et fait le pari d’un pourrissement de la situation qui résulterait d’un manque de ressources (humaines, organisationnelles, etc.) de la CHAZ/CHOP.

Les semaines durant lesquelles les autorités locales ne sont pas intervenues dans la CHAZ/CHOP ont pris la forme d’un bras de fer avec Trump, qui les a accusées d’abandonner Capitol Hill à des « terroristes intérieurs » et d’« affreux anarchistes ». Mais les évènements de Seattle n’ont été qu’une scène d’une pièce qui se joue au niveau fédéral : dans les semaines qui ont suivi la fin de la CHAZ/CHOP, Trump a envoyé des forces fédérales dans des grandes villes démocrates, notamment Portland, sous prétexte d’y rétablir l’ordre.

Un échec ?

Pour les participant.e.s à la CHAZ/CHOP, la fin de celle-ci n’est pas forcément un échec. En réalité, l’autonomie – ou ce qui s’en rapprocherait – ne peut être que temporaire dans le monde actuel et la TAZ est, dans un certain sens, une tactique de la disparition. En effet, Hakim Bey la décrit comme « une insurrection sans engagement direct contre l’État, une opération de guérilla qui libère une zone (de terrain, de temps, d’imagination) puis se dissout, avant que l’État ne l’écrase, pour se reformer ailleurs dans le temps ou l’espace ».

Comme le notent Yun-Chung Chen et Mirana M. Szeto, les occupations de l’espace public « restent souvent bloquées de manière ambiguë entre la protestation et le carnaval. Au pire, lorsqu’il s’agit de s’orienter davantage vers la créativité que vers la résistance, ces activités peuvent être facilement cooptées dans la diversité culturelle et l’attrait de l’image de marque des villes néolibérales ».

Comme Occupy Wall Street en 2011, la CHAZ/CHOP peut mettre à son crédit de n’avoir pas été qu’un « protestival ». Si elle avait perduré, elle aurait sans doute couru le risque d’être dénaturée, à l’instar d’autres zones autonomes qui, comme Christiania à Copenhague, sont ensuite devenues des sortes de pastiche de leurs idéaux anarchistes et anticapitalistes.

Les violences commises contre des personnes entachent lourdement le bilan de la CHAZ/CHOP. Pour autant, la fin de la CHAZ/CHOP ne se traduira pas nécessairement par davantage de sécurité pour les habitant.e.s de Capitol Hill. Même si d’après certains, comme cet avocat, l’histoire de la CHAZ/CHOP démontrerait la nécessité de l’existence de la police, la CHAZ/CHOP a permis aux luttes abolitionnistes d’illustrer un aspect central de leur réflexion : l’abolition de la police ne doit pas s’entendre comme la simple suppression de l’institution policière, mais comme un projet de société qui inclut la lutte contre les injustices sociales et pour des communautés plus fortes.

Politiques de l’occupation

Depuis la mort de George Floyd, de nombreuses occupations ont eu lieu (Seattle, Philadelphie, Asheville, Nashville, Washington DC, Louisville, etc.). Si certaines ont eu l’ambition d’être des « zones autonomes », aucune n’a reçu autant d’attention médiatique et politique que la CHAZ/CHOP. Plus durable que toutes les autres, elle a néanmoins rencontré le même type de difficultés (répression, violences, etc.) qui a précipité leur fin.

L’occupation à proximité du City Hall de New York qui a eu lieu du 23 juin au 1er juillet et qui a été appelée « Occupy City Hall » a montré un autre usage qui pouvait être fait de l’occupation : centrée sur la revendication du définancement de la police, cette occupation était plus proche d’un mode de protestation que de l’expérimentation propre aux zones autonomes.

Au fil des protestations qui agitent les États-Unis depuis trois mois, le terme « occupation » a résonné diversement. Aux cris de « Feds Go Home », les manifestant.e.s de Portland et d’autres grandes villes protestent contre une autre forme d’occupation.

 

Ce texte, commandé par AOC, est publié en écho au cycle Planétarium proposé par le Centre Pompidou et qui convie, chaque mois, chercheurs et artistes à dresser une nouvelle carte du monde en explorant les mutations de l’espace planétaire. Prochaine séance le 18 septembre, avec le soutien de la Mao Jihong Arts Foundation.


[1] « Capitol Hill Occupied Protest » est parfois utilisée.

Paula Cossart

Sociologue, Maître de conférences à l'Université de Lille (CERAPS)

Gwenola Ricordeau

Sociologue, Professeure assistante en justice criminelle à la California State University, Chico (États-Unis).

Mots-clés

Black Lives Matter

Moria, à l’abandon du monde

Par

Sur l'île de Lesbos (Grèce), le camp de Moria a été totalement détruit par le feu qui s'y est déclenché mercredi. Il accueillait plus de 12 000 réfugiés. L'écrivaine Marie Cosnay, qui s'y était rendue, livre... lire plus

Notes

[1] « Capitol Hill Occupied Protest » est parfois utilisée.