Amish et lampes à huiles : le président Macron piégé par le technosolutionnisme
Dans un discours prononcé le 15 septembre dernier devant les investisseurs de la French Tech, le président Macron a balayé la demande de moratoire sur le déploiement de la 5G, renvoyée au « modèle Amish » et au retour à la lampe à huile. Choisissant l’humour, les Amis de la Terre se sont renommés pour l’occasion les « Amish de la Terre » en organisant devant l’Élysée une manifestation éclairée à la bougie. Au-delà de l’anecdote quelque peu dérisoire alors que tant de drames et de catastrophes se jouent partout, l’évènement est pourtant révélateur du contexte intellectuel, social et politique dans lequel nous sommes et des impasses dans lesquels s’enferme le pouvoir en s’en remettant toujours plus entre les mains d’un technosolutionnisme hors-sol.
Macron et la comédie de la tech
Le discours si surprenant du président sur le modèle Amish et les lampes à huile ne prend son sens que dans son contexte d’énonciation : ce mardi 15 septembre, le président conviait à l’Élysée la fine fleur de la French tech en ouverture d’une convention organisée par France Digitale, l’association qui fédère les entreprises du secteur. Il a annoncé à cette occasion un financement de 5 milliards d’euros dans des fonds spécialisés dans les technologies numériques, et la création d’un « Next 40 », une sorte de Cac 40 des start-ups françaises qui jouiront d’un soutien public renforcé. Le secteur du numérique devient l’alpha et l’omega des politiques publiques, c’est grâce à lui que la relance adviendra, que pourra s’engager la transition écologique, ou que la fameuse guerre contre la Covid pourra être gagnée…
Dans ses discours, le président ne cesse de célébrer les patrons du numérique et la myriade de start-up. Il les brosse dans le sens du poil en expliquant qu’ils sont les premiers de cordée de la nation, à l’avant-garde du progrès, alors que la Covid leur offre une chance unique de pousser leur avantage et de trouver de nouveaux marchés. C’est dans ce contexte que le président a rassuré son auditoire en affirmant qu’« évidemment » la 5G serait déployée sans délai, mobilisant les arguments les plus caractéristiques de l’ancien monde industriel : il n’y a pas de choix ni d’alternatives puisque les grandes puissances rivales s’y sont déjà engagés ; c’est d’ailleurs dans le sens de l’histoire et du progrès puisque la France est le pays des « Lumières » et donc de l’« innovation » ; et de toute façon les opposants ne sont que d’archaïques grincheux adeptes du « modèle Amish ».
Beaucoup d’enquêtes montrent les liens entre le président Macron et les milieux patronaux de ce qu’on appelle désormais « la Tech ». Avant son passage au ministère de l’économie, le jeune énarque passé par la finance était peu familier du monde numérique. Originaire d’une famille de médecins d’Amiens, ancien khâgneux, diplômé d’un DEA de philosophie et de Sciences Po, il semblait issu de la bourgeoisie la plus traditionnelle. Mais depuis sa nomination au poste de ministre de l’économie en 2014, il ne cesse de glorifier la French Tech, se rendant même à Las Vegas au Consumer Electronics Show (CES), la grande convention annuelle mondiale des start-up. On ne compte plus ses rencontres avec la fine fleur de ce nouveau patronat modernisateur, qu’il s’agisse de l’inauguration de la Station F à Paris, du sommet Tech for Good organisé en mai 2019 à l’Élysée, ou encore du lancement en grande pompe à l’Élysée, le mardi 17 septembre 2019, du French Digital Day, ou conférence internationale de l’ « écosystème French Tech »[1]. La sortie du président n’est que la dernière d’une longue série de prises de parole provocatrices, généralement prononcées devant ce public des start-up.
Contesté de toute part à la suite du mouvement des « gilets jaunes » et des grandes mobilisations sociales stoppées nettes par la pandémie de Covid 19, le président et son entourage ne cessent de jouer avec les clivages opposant Lumières et barbarie, progrès et archaïsme, frileux contre entrepreneurs. On assiste depuis trois ans à la relance extravagante d’un discours et d’une politique modernisatrice qui se calque sur la rhétorique publicitaire et managériale des entrepreneurs du numérique. Le modèle de la start-up, « souple » et « agile », est revendiqué par l’entourage du président dont le mouvement s’apparente à un « parti-entreprise », au sein duquel la rhétorique entrepreneuriale est omniprésente.
Le mouvement En Marche, puis le gouvernement nommé en 2017, et même la France semblent destinés à devenir des organisations from scratch (« créées à partir de rien »), structurées de façon bottom up (« de bas en haut »), afin de réaliser la team ambiance. Pour mieux se féliciter de leur réussite, et s’auto-persuader qu’ils sont dans le sens du progrès, ces individus ont besoin de s’inventer des opposants plus ou moins imaginaires, des épouvantails factices qu’ils caricaturent et insultent.
Grotte, bougie et lampes à huile ! Mythologies de l’innovation
Pour disqualifier l’adversaire et le rendre ridicule, quoi de mieux que d’évoquer la bougie, l’ancienne lampe à huile, voire le retour aux cavernes ou le « modèle Amish », autant de symboles d’un conservatisme suranné à l’heure du smartphone et des objets connectés. Jean-Baptiste Fressoz a rappelé avec humour la généalogie du discours sur le retour à lampe à huile qui caricature ce qui fut en réalité une innovation industrielle importante du XIXe siècle. Il rappelle aussi combien « la théologie de l’innovation était déjà ringarde en 1820. « Ce n’est parce que c’est nouveau que c’est mieux », disait déjà Nicolas Clément-Desormes, célèbre chimiste de l’époque[2].
Le discours simpliste qui identifie les « Lumières » à l’« innovation » et celle-ci au progrès, est certes ringard depuis longtemps, mais il ne cesse pourtant de ressurgir. Il s’est élaboré au cours du XIXe siècle parallèlement à l’installation des nouvelles dynamiques d’industrialisation qui suscitaient alors de nombreux doutes et inquiétudes. Pour s’installer, la nouvelle société industrielle a dû convaincre les réfractaires, dépasser les alertes sur ses ravages sociaux et écologiques, construire un nouvel imaginaire de l’innovation où tous les progrès futurs, qu’ils soient sociaux, moraux, seraient ramenés à la prolifération de marchandises censées accroître les profits tout en ouvrant une ère d’abondance matérielle.
L’ancien mot d’innovation renvoyait d’abord au domaine juridique, puis par extension, à partir du XVIe siècle, il devient peu à peu synonyme de « changement » et de « renouvellement ». Longtemps domine pourtant une méfiance à l’égard de l’innovation considérée d’abord comme une menace. À partir du XIXe siècle, l’innovation devient positive, elle en vient à incarner les sociétés modernes contre les sociétés anciennes ou non européennes, jugées routinières, archaïques ou bloquées. Elle désigne de plus en plus l’application d’une découverte dans la sphère de la production, et le mot s’impose comme une notion clé de la pensée économique[3]. Alors que s’élabore un nouveau rapport au temps façonné par l’idéologie du progrès et par les révolutions industrielles successives, une double évolution se fait jour : l’innovation est de plus en plus considérée de façon enthousiaste, elle devient le moteur de l’histoire et la condition de l’émancipation ; elle est également de plus en plus identifiée et ramenée à la sphère de la production et des techniques.
Cette évolution s’accentue encore après 1945 dans le contexte de modernisation accélérée qui suit la seconde guerre mondiale. Alors que les gouvernements engagent des politiques stimulant la recherche et investissent des sommes considérables pour favoriser l’adoption des nouveaux objets, l’innovation est érigée en dogme, en obsession, très largement partagée. Le terme devient alors un mot-valise et marketing, qui véhicule de nombreux mythes. Le premier est d’identifier la nouveauté à l’action d’un individu isolé et héroïque en dissimulant la dimension collective du processus. Derrière l’innovation il y a en effet la figure de l’entrepreneur, de l’acteur solidaire parvenant par son courage et sa détermination à subvertir l’ordre établi, à l’image du Britannique James Watt domestiquant la force de la vapeur. Par la suite ce genre de récit héroïsant les innovateurs n’ont cessé de se multiplier, formant la base de la vision du monde et de la technologie du président Macron.
La notion d’innovation a une visée performative, elle est promue par des acteurs engagés dans la défense de la nouveauté, par des entrepreneurs en quête de marchés, elle s’accompagne de promesses incessantes, où les effets sociaux, sanitaires et environnementaux sont minorés ou rendus invisibles. Par ailleurs, l’innovation véhicule une lecture téléologique de l’histoire car elle n’accorde d’attention qu’aux procédés qui se sont finalement imposés, rendant invisible la grande majorité des objets et équipements effectivement utilisés, comme les alternatives et les débats oubliés. En polarisant l’attention et le regard sur la nouveauté, sur les transformations, cet imaginaire donne une image déformée du passé et oriente notre présent dans une impasse.
Face à l’impuissance politique : relancer l’innovation technique
Le discours présidentiel réactive un imaginaire assez simpliste de la technologie qui a déjà servi depuis longtemps et qui a été critiqué maintes fois. Dans les années 1950 déjà, alors que les grandes puissances s’engageaient dans une course effrénée à la conquête spatiale, à la mise au point des bombes nucléaires, et à la généralisation massive des pesticides et autres produits de synthèses censés relancer le progrès après l’effroyable catastrophe de la seconde guerre mondiale, le philosophe allemand Gunther Anders écrivait ceci :
« Rien ne discrédite aujourd’hui plus promptement un homme que d’être soupçonné de critiquer les machines. […] A-t-on jamais pris la liberté d’avancer un argument contre les “effets avilissants” de l’un ou l’autre de ces instruments, sans s’attirer automatiquement la grotesque réputation d’être un ennemi acharné des machines et sans se condamner, non moins automatiquement, à une mort intellectuelle, sociale ou médiatique ? Il n’est pas étonnant que la peur de cette inévitable disgrâce pousse la plupart des critiques à mettre une sourdine à leurs propos, et que la publication d’une critique de la technique soit devenue aujourd’hui une affaire de courage civique[4] ».
Remplacer le mot « machine » par celui de « numérique » et vous aurez une description exacte de la situation actuelle et de ses impasses.
C’est lorsqu’on les croyait mortes et enterrées, après des années de réflexivités critiques à l’égard des innovations débridées, que l’illusion technologique et les promesses progressistes hors-sols renaissent de plus belle… Le nouveau serait nécessairement préférable, indépendamment de toute considération sur ses effets à différentes échelles. L’histoire est ramenée à un mouvement linéaire, alors que la compétition économique rendrait toute alternative impossible, ce que le sociologue Dominique Boullier nomme justement « la tyrannie du retard[5] ». Les discours du président réactivent le « bluff technologique » dénoncé en son temps par Jacques Ellul, ou ce que E. Morozov a proposé plus récemment d’appeler le solutionnisme technologique et « l’internet-centrisme[6] ».
Les Amish deviennent dès lors un équivalent de l’ancien peuple routinier, réfractaire au progrès que voulaient pourtant lui apporter les élites. Dans le simplisme du lexique politique contemporain, il sert d’épouvantail pour que rien ne change. Mais peut-être est-il utile de rappeler qui sont les Amish dont le « modèle » serait à proscrire pour résoudre nos défis écologiques ?
Ce mouvement tire son nom d’un anabaptiste suisse qui, dans la foulée de la réforme protestante du XVIe siècle, prônait l’autorité suprême de l’Écriture et la nécessité de se préserver de toute emprise de l’État. Cette secte religieuse, longtemps persécutée en Europe, cherchait à revenir aux principes fondateurs de la Bible, en s’organisant sur une base communautaire et en menant une vie simple et sobre, visible dans l’austérité de leurs vêtements et leur refus d’utiliser la plupart des innovations techniques modernes. Au XVIIIe et XIXe siècle, ils émigrent aux États-Unis, perçus comme un lieu de tolérance religieuse, et s’organisent en communautés rurales plus ou moins autarciques, cherchant à conserver leurs spécificités culturelles et linguistiques. Ils ne rejettent jamais en bloc les innovations, mais ils les adaptent, font le tri en essayant de faire coïncider leur système technique et leurs croyances. À l’intérieur du monde des Amish il y a par ailleurs des tensions : les années 1870 voient ainsi l’avènement de l’« Old Order », rassemblant les conservateurs qui se pensaient comme les héritiers et les garants de l’orthodoxie originelle contre ceux plus soucieux de négocier avec la modernité[7].
Le « modèle Amish », s’il existe, nous apprend surtout qu’il est possible de soumettre les choix techniques à des fins supérieures et autres que le seul marché. Contre les incitations incessantes à adopter sans attendre les dernières nouveautés, infrastructures ou gadgets, ils rappellent que le choix est toujours possible. Or c’est précisément ce dont nous avons besoin aujourd’hui, penser une organisation sociale capable d’orienter les choix techniques en les adaptant aux besoins des sociétés et du monde vivant. Pour les Amish c’est leur conception de Dieu et du sacré qui doivent primer, mais pour un athée ça peut tout autant être les enseignements de la science écologique, ou la quête d’une société égalitaire et vivable.
Au lieu de s’en moquer peut-être y aurait-il quelques éléments à retenir de l’expérience historique des Amish, comme leur capacité à construire un milieu de vie moins destructeur. Dire cela n’est pas faire l’éloge d’une secte religieuse obscurantiste mais interroger la complexité des relations entre imaginaires, sociétés et ce qu’on appelle les techniques. Contre le « modèle Amish » définitivement rejeté avant même d’avoir été défini, Emmanuel Macron promeut le modèle de la start-up, c’est-à-dire une confiance naïve dans les dernières innovations technologiques, orientées par le seul marché, portées par des geeks en quête de réussites et de financements.
Mais le « modèle Amish » et le rappel de l’ancienne lampe à huile sont surtout là pour dissimuler l’impuissance politique actuelle, l’idéologie de l’innovation servant de substitut à l’incapacité à remodeler nos modes de vie. La 5G, comme la figure du robot, comme les multiples promesses hydrogène et numériques, ne sont souvent que des mirages chargés de combler le vide politique en donnant le sentiment qu’on agit. Leur célébration est utilisée pour compenser l’absence d’alternative politique ou d’imaginaire de substitution, il participe du solutionnisme technologique qui contribue à la liquidation du politique par l’obsession généralisée pour l’innovation. Via la Tech, Emmanuel Macron et ses soutiens cherchent à réconcilier le monde numérique et le constat de plus en plus partagé de l’effondrement écologique en cours. Les industriels du numérique relayés par les politiques promeuvent ainsi leurs solutions techniques comme des réponses « pragmatiques » et « modernes » pour améliorer l’efficacité énergétique et réduire les déchets et pollutions.
Mais comment ne pas voir que ces nouvelles technologies partout célébrées sont indissociables de vastes infrastructures, d’usines monstres, de centrales nucléaires et de barrages géants qui fournissent l’énergie nécessaire à leur fonctionnement. Alors même que ces enjeux ne sont presque jamais mentionnés lorsqu’on évoque la Tech et ses applications, comment ne pas voir que ces objets ne sont rien sans les métaux extraits à l’autre bout du monde pour les construire ou sans les ressources naturelles pillées pour assurer leur fonctionnement. Comment ne pas voir que derrière les promesses de réduction de consommation énergétique, il y a l’éternel effet rebond qui va encore accroître les ravages environnementaux.
Le rêve high tech contemporain dont Emmanuel Macron a choisi de se faire le héraut est l’une des manifestations les plus éclatantes et les plus terrifiantes de nos impasses socio-écologiques, de l’aveuglement des pouvoirs économiques et politiques, de leur incapacité profonde à expérimenter d’autres chemins que la course à l’abîme actuelle.