L’Europe piégée dans la guerre technologique sino-américaine ?
Le grand fossé dans le village numérique mondial n’en finit plus de se creuser. Répondant au programme « Clean Network » porté par Washington depuis août[1], Pékin a annoncé tout récemment une « initiative globale pour la sécurité des données ».
Les formules incantatoires que cette dernière contient sont certes d’un cynisme absolu quand on sait quel traitement Pékin réserve notamment aux populations ouïgoures – sujettes aux pires sévices et aux expérimentations numériques grandeur nature du régime (fichage à grande échelle, capture des données téléphoniques, surveillance à l’aide de reconnaissance faciale, contrôle permanent via des QR codes…) – mais aussi à l’ensemble de ses citoyens (système de crédit social à l’appui de plusieurs technologies numériques).
Néanmoins, cette initiative constitue probablement une étape supplémentaire de la fragmentation de l’espace numérique global. Si le fameux « splinternet » (ou la « balkanisation de l’Internet ») qui désigne la rupture de la continuité de l’information et des communications entre des espaces géographiques différents, est déjà acté depuis longtemps – dès la fin des années 1990, le Great Firewall et l’émergence de champions technologiques nationaux en Chine l’avaient très vite incarné – force est de constater que le découplage technologique sino-américain s’approfondit de jour en jour.
Car Washington mène à présent une croisade bipartisane – ce qui, dans les circonstances actuelles est un phénomène assez rare pour être souligné – contre l’essor technologique chinois. Si les raisons officielles qui sous-tendent cette offensive sont recevables (Pékin ayant activement déployé une politique d’espionnage économique et de vol de propriété intellectuelle aux dépens des États-Unis), d’autres, sous-jacentes, sont en revanche discutables. Le choix du bras de fer et sa temporalité doivent probablement tout autant au calendrier électoral américain qu’au discrédit actuel jeté sur la Chine, dont la responsabilité vis-à-vis de la pandémie est engagée.
L’approche frontale privilégiée actuellement par Washington devrait en effet se prolonger, quel que soit le résultat de l’élection de novembre, en raison du consensus national sur ce sujet. Il faut y ajouter le lobbying intensif et parfois contradictoire – car fonction des intérêts divergents – des grands patrons de la Silicon Valley. À titre d’exemple, après avoir considérablement contribué à faire grandir TikTok aux États-Unis, le patron de Facebook Marc Zuckerberg s’est ensuite employé à placer ce concurrent devenu sérieux dans le radar des autorités et à le faire reconnaître comme portant atteinte à la sacro-sainte sécurité nationale.
Le découplage ne manquera pas de s’avérer coûteux pour tout le monde, Européens compris.
Le découplage technologique est aujourd’hui sensible à plus d’un titre. Dans le domaine des infrastructures matérielles tout d’abord, la mise au ban de ZTE puis de Huawei aux États-Unis et ailleurs (au sein de la communauté des « Five Eyes » notamment) avait amorcé une première rupture dans le secteur des télécommunications, qui pourrait engendrer le déploiement d’une 5G différenciée de part et d’autre du globe. Autre exemple, le câble sous-marin « Pacific Light Cable Network », qui devait relier Los Angeles à Hong Kong par le Pacifique, ne desservira finalement pas la péninsule – à la suite de sa mise au pas progressive par Pékin – mais se rabattra sur Taïwan et les Philippines[2].
Les composants matériels sont également concernés, et le secteur des semi-conducteurs semble constituer le dernier front de cette confrontation. Les États-Unis, principaux constructeurs et pourvoyeurs de ces éléments essentiels pour l’ensemble des équipements électroniques, les ont érigés en ressource stratégique, et cherchent à en priver d’accès la Chine. Or cette dernière accuse un retard conséquent dans ce domaine et demeure extrêmement dépendante des approvisionnements américains – les semi-conducteurs représentent le premier produit importé par Pékin, devant le pétrole.
Même si elle ne semble pas (encore) prête à s’engager dans cette voie, la Chine pourrait répliquer en réduisant ses exportations de terres rares – dont elle est à la fois le premier producteur et exportateur mondial – matières premières nécessaires à l’alimentation de nombreuses industries, dont celle des semi-conducteurs. Le précédent de 2010, au cours duquel elle avait cessé ses exportations vers le Japon en raison d’un différend territorial, justifie à lui seul de ne pas écarter cette hypothèse.
Ensuite, sur les couches logicielles, notamment celles des terminaux mobiles, le divorce pèse sur les systèmes d’exploitation[3] mais aussi les applications, à l’heure où l’avenir de TikTok et WeChat aux États-Unis semble peu radieux[4]. Enfin, le fossé se creuse également sur le plan des idées et des normes. La politique américaine de restriction des visas à l’égard des étudiants chinois et de privation d’accès des universités chinoises à certaines ressources ou programmes d’échange dessine ainsi un éloignement progressif – sans être définitif – des écosystèmes de recherche, tandis que les propositions concurrentes au sein des enceintes internationales de standardisation technique et l’activisme chinois pour dessiner des infrastructures et réseaux alternatifs[5] accélèrent la partition numérique sur un plan normatif[6].
À grand renfort d’annonces, Pékin comme Washington multiplient par ailleurs les programmes d’investissements massifs (à hauteur de plusieurs dizaines voire centaines de milliards de dollars) sur l’intelligence artificielle (IA), la 5G, les semi-conducteurs ou encore les supercalculateurs. Ce sont autant d’investissements en recherche et développement qui ne seront pas mutualisés et qui aboutiront probablement à un certain nombre de doublons en matière d’innovation. Par conséquent, le découplage ne manquera pas de s’avérer coûteux pour tout le monde, Européens compris. Selon certaines estimations, il pourrait occasionner un manque à gagner global de 3 500 milliards de dollars pour l’ensemble des acteurs du secteur[7] ; on est loin de « l’art du deal » si cher au Donald Trump du début de mandat.
On peut dès lors s’attendre à ce que les entreprises américaines les plus exposées à de lourdes pertes financières (Intel, Qualcomm, Broadcom, Apple pour n’en citer que quelques-unes) car fournissant la Chine en technologies diverses, fassent pression sur leurs autorités afin de négocier une fois de plus un sursis ou un allègement de certains pans du découplage. Dans cette hypothèse, ce dernier s’effectuerait donc à l’avantage exclusif des entreprises américaines, en position d’obtenir des licences de contournement beaucoup plus aisément que leurs concurrents étrangers ; les premières exemptions accordées à Intel et potentiellement à Qualcomm semblent le confirmer. L’enjeu n’est donc pas de savoir si le monde court à un découplage plus ou moins définitif, mais plutôt de déterminer si la Chine sera capable d’y faire face en « désaméricanisant » sa chaîne de valeur, là où les États-Unis disposent de bien davantage de marge pour restructurer la leur.
Face à la partition progressive du monde entre l’autoritarisme et le capitalisme numériques, l’Europe doit pouvoir proposer un autre modèle.
Il s’agit de ne pas faire preuve de naïveté, car le message envoyé à la Chine vaut probablement aussi pour l’Europe, quoiqu’on en dise à Washington. Le champ numérique n’échappe pas aux logiques de puissance ; les États-Unis sont la première puissance technologique mondiale et entendent le rester. Ils n’hésiteront pas par conséquent à utiliser tous les leviers en leur possession (lobbying, chantage, protectionnisme, sanctions…) pour maintenir cette avance et écarter tout rival potentiel. Le Japon, qui constituait leur principal concurrent technologique dans les années 1980, en avait alors fait les frais, toute démocratie alliée qu’il était.
Et quand bien même ils n’useraient pas directement de leur poids géopolitique, les États-Unis ont les ressources nécessaires pour parvenir à retourner à leur avantage une situation à l’origine défavorable. En témoigne l’Open Ran Policy Coalition, initiative qui rassemble une majorité de grands acteurs technologiques américains (dont les « Big Tech » au complet) et des partenaires affinitaires afin de mettre en place des équipements et des standards 5G « ouverts », devant leur permettre de refaire leur retard en investissant la composante logicielle de cette technologie – segment sur lequel ils sont bien positionnés. Il existait pourtant un autre groupe travaillant d’ores et déjà sur ces mêmes enjeux, l’Open Ran Alliance, mené notamment par Orange mais incluant aussi des acteurs chinois…
L’Europe ne peut donc se voiler la face ni espérer être épargnée par les conséquences de la confrontation sino-américaine. Car le monde que cette dernière nous prépare sera non seulement celui de l’incommunicabilité entre deux grands systèmes, mais aussi celui de la surveillance généralisée, portée d’un côté par un parti-État en quête permanente de légitimité et de contrôle social, et de l’autre par un capitalisme de surveillance dérégulé et monopolistique.
Ces deux univers a priori opposés se rejoignent paradoxalement dans les affres du solutionnisme technologique : firme emblématique de la surveillance numérique chinoise, l’entreprise GTCOM, supervisée par le Département de la propagande du Parti communiste chinois, offre des services étrangement comparables à ceux que Palantir fournit à l’administration américaine, tandis que la politique de captation et de gestion des données personnelles de TikTok n’a rien à envier à celle de Facebook. Face à la partition progressive du monde entre l’autoritarisme et le capitalisme numériques, l’Europe doit pouvoir proposer un autre modèle, plus proche de ses valeurs, des aspirations de ses citoyens, et susceptible de garantir son autonomie.
Le non-alignement nécessite en premier lieu de se (re)doter de capacités industrielles crédibles à l’échelle européenne, ce qui suppose de préserver ces dernières lorsqu’elles ont le mérite d’exister[8]. L’enjeu est de serrer les rangs et de parvenir à une plus grande coopération – privée comme publique – à l’échelle européenne, afin de mutualiser les compétences qui peuvent l’être, jusque dans les domaines plus sensibles de la cybersécurité et de la cyberdéfense. Cela passera probablement par la réduction impérative de la fragmentation engendrée par les innombrables solutions matérielles, logicielles et applicatives de rang national, ainsi que par une plus grande harmonisation européenne des standards et des niveaux de certification encore hétéroclites.
Au-delà, il faudra être en mesure de se doter de capacités stratégiques nouvelles (IA, 5G, cloud computing, informatique quantique ou encore biotechnologies), sans pour autant fantasmer sur l’hypothétique création de « champions européens », qui pourrait bien arriver après la bataille. Plutôt que d’en appeler au futur « Airbus » de telle ou telle technologie comme on l’entend régulièrement, l’enjeu est avant tout d’identifier les secteurs (transport, santé, identité et monnaie numériques, environnement…) dans lesquels l’Europe pourra faire la différence au cours de la prochaine décennie du fait de la taille de son marché. À ce titre, l’orientation « géopolitique » de la Commission européenne semble annoncer un tournant – renforcé par les récentes et fermes déclarations du commissaire Thierry Breton – qui devra néanmoins être confirmé dans les faits.
L’Europe sera jugée sur ses actes, et notamment sur sa gestion des grands chantiers du moment : taxation équitable des entreprises numériques, révision de la directive e-commerce par le Digital Services Act, mise en œuvre de la « Next Generation EU » et fléchage des 150 milliards d’euros du plan de relance dédiés au secteur numérique. Mais l’UE semble être sur la bonne voie ; le projet de cloud franco-allemand « Gaïa X », qui souhaite proposer aux entreprises européennes des solutions alternatives, sécurisées et respectueuses de la réglementation de l’Union face à celles qui dominent actuellement le marché (AWS, Azure, Google Cloud, Oracle, Alibaba…), vient de se structurer autour d’une association internationale sans but lucratif et regarde dans la bonne direction.
Les communs numériques constituent un levier de souveraineté non négligeable en ce qu’ils contestent indirectement l’hégémonie des acteurs dominants.
Pour autant, l’Europe devrait également s’appuyer sur les nombreuses ressources issues de l’économie contributive et des communautés privilégiant l’open source et le « libre », qui ont largement fait leurs preuves depuis le déclenchement de la pandémie et offrent elles-aussi une alternative aux services monopolistiques américains ou chinois. À ce titre, les communs numériques (tels Wikipedia, OpenStreetMap ou Mozilla) – qui désignent des ressources coproduites et gérées par des communautés qui en définissent la gouvernance – constituent un levier de souveraineté non négligeable en ce qu’ils contestent indirectement l’hégémonie des acteurs dominants[9].
Or les solutions qu’ils proposent méritent d’être soutenues voire accompagnées dans leur nécessaire passage « à l’échelle » (scalability), et protégées contre toute forme de recapitalisation. Qui plus est, à l’heure où l’offensive aussi bien américaine que chinoise dans le domaine des infrastructures et des logiciels libres se fait toujours plus pressante, promouvoir l’écosystème contributif européen, porteur de valeurs (horizontalité, transparence, coopération, émancipation, ouverture, etc.) qui font puissamment sens dans nos sociétés contemporaines, permettrait de préserver l’open source et le « libre » de leur instrumentalisation par des acteurs nationaux poursuivant leurs propres agenda et intérêts.
Enfin, la recherche d’une « troisième voie » se joue également sur le plan normatif, car l’Europe, c’est aussi un certain niveau d’exigence. Le premier volet de cette politique normative se joue à hauteur des standards techniques, qui sont négociés dans de multiples enceintes dédiées[10], et où l’influence des Européens pourrait être considérablement renforcée, notamment pour contrebalancer une présence chinoise de plus en plus efficace et appelée à s’accroître davantage dans l’optique du plan China Standards 2035. Cette bataille est cruciale dans la mesure où ces standards ne sont rien d’autre que le reflet des intérêts et des valeurs privilégiés par les différentes parties prenantes, et où ils orientent le cours des technologies concernées pour les décennies à venir.
Le second volet de ce champ normatif a directement trait à la régulation ; l’UE doit pouvoir apporter des réponses aux inquiétudes légitimes de ses citoyens soumis aux aléas des ruptures technologiques, des effets d’échelle et d’accélération produits par le recours au numérique, faute de quoi la défiance de ceux-ci envers la technique comme envers les systèmes politiques qui les gouvernent n’ira que croissante. L’Europe, qui s’est déjà distinguée sur ce plan par la mise en œuvre pionnière du RGPD, a un rôle à jouer au-delà de la gestion des données personnelles ou d’usages prétendument « éthiques » de l’IA. D’autres enjeux pourraient également retenir son attention, à l’image de la gouvernance algorithmique (la régulation par et pour les algorithmes), alors que les algorithmes ont une dimension centrale dans l’agencement des vies numériques contemporaines, et investissent des domaines régaliens tels que la police ou la justice.
L’UE a également la légitimité pour promouvoir davantage l’acquisition et la protection de droits numériques universels, dont certains pans (accession au réseau, vie privée, anonymat et dignité, droit à l’oubli, droit à la déconnexion, droit à la contribution, etc.) sont gravement menacés à travers le monde, quand ils ne sont pas inexistants. Enfin, à l’heure où l’empreinte carbone du numérique dépasse celle de l’aviation, l’UE devrait également se saisir des enjeux de soutenabilité et de durabilité écologiques de ces technologies, comme l’y invitent les multiples controverses actuelles autour de la 5G, et proposer un cadre d’usages frugaux partout où cela est possible (programmation, design, alimentation et consommation énergétique, stockage, publicité et streaming raisonnés…).
Il est bien évident que les États membres et leurs administrations ne parviendront à rien seuls ; si les entreprises ont bien un rôle majeur à jouer, la pression politique, à commencer par celle qu’exerce l’opinion publique, devra également se focaliser sur les investisseurs et les assureurs. Car ces derniers disposent de leviers considérables – ils peuvent élever les coûts et les standards par leurs choix de placement et leurs offres – pour contribuer à forger des normes et pratiques vertueuses, sur un spectre allant de la cybersécurité à la frugalité numérique. Il sera donc nécessaire de tirer parti du pouvoir du capital là où il est susceptible de changer la donne pour espérer en juguler les effets pervers. C’est à ce prix qu’une véritable politique normative, parfois injustement décriée, serait complémentaire des aspects capacitaires et susceptible de renforcer le soft power de l’Europe auprès de partenaires extra-européens ne souhaitant s’aligner ni sur la Chine ni sur les États-Unis.
Alors qu’Américains et Chinois bataillent pour la suprématie numérique, dictant le rythme et les sujets de la géopolitique mondiale dans ce domaine, l’Europe est donc à la croisée des chemins. Elle peut encore s’inscrire dans une démarche exigeante de non-alignement, en proposant son propre agenda et en défendant ses priorités, si tant est qu’elle ne souhaite pas demeurer simple spectatrice de la partition qui se joue sous ses yeux. À elle de donner son tempo.