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États-Unis : « qui a perdu les classes populaires blanches ? »

Historien

Si Joe Biden a remporté les élections présidentielles, ce n’est pas grâce aux classes populaires blanches, largement ralliées à Donald Trump, alors même qu’elles constituèrent, des années 1930 aux années 1970, la plus importante base électorale du Parti démocrate. Certains ont vu dans ce basculement un backlash fondé sur des préjugés conservateurs et racistes. Mais c’est oublier la profonde crise sociale que traversent les classes populaires blanches et dont témoignent les « décès du désespoir ».

« Qui a perdu les classes populaires blanches ? » Maintes fois posée dans le contexte de stupeur et de désarroi qui accompagna l’élection de 2016, la question ne semble plus de mise au sein du Parti démocrate. En reconstituant une grande partie (l’Ohio faisant exception) du « mur bleu » composé par les États du Midwest et la Pennsylvanie, Joe Biden a permis à son parti d’éviter de prolonger le débat entamé il y a quatre ans sur son rapport aux classes populaires blanches (white working class) qui furent, des années 1930 aux années 1970, sa plus importante base électorale.

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Il n’est pourtant pas inutile de revenir, brièvement au moins, quatre ans en arrière. Rarement évoquées au cours de la campagne de 2016, les classes populaires blanches – soit, dans le contexte états-unien, les Américains blancs non diplômés de l’université – s’affirmèrent dès les premiers retours comme l’une des principales clés de la victoire de Trump. Alors que ce dernier avait recueilli un nombre de voix inférieur à son adversaire à l’échelle nationale, les suffrages de ces électeurs lui avaient permis de passer en tête de justesse dans certains États du Midwest et de remporter l’élection par le jeu du collège électoral.

La surprise fut d’autant plus forte que le vote des électeurs blancs peu qualifiés pour un candidat dont les appels au racisme et à la xénophobie furent nombreux était porteur d’une symbolique profondément illibérale : le rejet de la société post-raciale dont on avait annoncé l’avènement, sans doute un peu vite, avec l’élection de Barack Obama en 2008. Ce vote entraînait de surcroît un recul des Démocrates au sein même du monde syndical, l’avance de Clinton dans les familles comportant au moins un salarié syndiqué ne dépassant guère 7 %.

Tandis que Donald Trump, faisant écho à un discours célèbre prononcé par Roosevelt en 1932, déclarait que sa victoire était celle des « oubliés » de l’Amérique, le débat médiatique et politique battait son plein. Les reportages dans les comtés ruraux ou périurbains des États perdus par Hillary Clinton se multiplièrent afin de comprendre un vote apparaissant par trop irrationnel. Des analyses sociologiques, ethnographiques et nombreux reportages qui se succèdent depuis lors se dégage l’image d’une classe aliénée, exprimant dans les urnes une profonde angoisse à l’égard de sa place dans la société et un profond ressentiment face à la désindustrialisation et aux transformations en cours au sein de la société américaine.

La victoire de Donald Trump en 2016 s’inscrivait donc dans la longue durée de clivages raciaux.

Au vrai, cette lecture de l’élection repose sur une thèse qui n’est pas nouvelle, bien au contraire. Forgée à la croisée de la stratégie politique et de l’analyse historique, l’image d’une classe ouvrière blanche conservatrice et animée de forts préjugés raciaux émerge dès les années 1970 dans les réflexions de la Nouvelle Droite américaine sur la possibilité de prolonger la stratégie sudiste du Parti en l’étendant aux comtés ouvriers du Midwest et du Nord. Dès les années 1980, plusieurs études analysent le vote d’une portion croissante d’ouvriers blancs pour Nixon, puis Reagan, comme un « backlash », né du ressentiment éprouvé par ces derniers à l’égard des politiques mises en place par les Démocrates afin de favoriser l’égalité raciale et de renforcer le filet social américain.

Plus tard, dans les années 1990, les études menées au carrefour de l’histoire sociale et culturelle sur la blancheur (whiteness) ont renforcé l’idée selon laquelle, aux États-Unis, la classe ouvrière aurait toujours été davantage une construction culturelle fondée sur l’affirmation et la défense du privilège accordés aux hommes blancs qu’une formation historique émanant des mécanismes de l’économie. W. E. B. Du Bois, dont la sociologie innerve l’ensemble de ces travaux, n’avait-il pas, le premier, avancé qu’aux États-Unis le travailleur blanc serait incapable d’agir pour protéger ses intérêts de classe aussi longtemps qu’il les verrait au prisme de sa blancheur?

Vue sous cet angle, la victoire de Donald Trump en 2016 s’inscrit donc dans la longue durée de clivages raciaux remontant non seulement aux percées du ségrégationniste George Wallace dans le Wisconsin ou l’Indiana lors des primaires démocrates de 1964, mais aussi aux « grèves de la haine » qui éclatèrent pendant la deuxième guerre mondiale et, plus loin encore, aux efforts déployés par les syndicats de métier à la fin du XIXe siècle pour limiter, voire interdire, l’immigration de travailleurs jugés « inférieurs » et inassimilables à la société WASP, notamment les ouvriers sous contrat venus de Chine et les immigrés d’Europe du Sud et de l’Est.

Cette profondeur historique indéniable explique la prégnance du schéma narratif qui s’est imposé au cours des dernières décennies à mesure que l’écart entre les candidats républicains et démocrates se creusait dans les suffrages exprimés par les classes populaires blanches. Elle explique aussi que, depuis 2016, les Démocrates aient été divisés sur la pertinence et la nécessité d’une stratégie électorale visant à reconquérir une partie de l’électorat blanc peu qualifié, notamment dans le Midwest. En 2017, dans un article au titre sans ambages, « No Sympathy for the Hillbilly », le publiciste progressiste Frank Rich exhortait ainsi les Démocrates à ne pas mettre entre parenthèses leur critique du racisme pour faire un pas illusoire vers un électorat qui resterait hors de portée.

Néanmoins, la thèse du backlash a dans le même temps pris une forme essentialiste et déterministe : d’abord parce qu’elle ne prend pas en compte l’abstention, pourtant traditionnellement élevée parmi les Blancs peu qualifiés (43 % en 2016) ; ensuite parce que le critère éducatif ne suffit sans doute pas à définir les contours de la white working class – les Américains blancs non diplômés de l’université et dont le revenu est inférieur au revenu médian ne représentaient qu’un tiers des électeurs de Trump en 2016 – ; enfin parce qu’elle focalise la question du racisme sur les classes populaires, alors qu’elle innerve l’ensemble de la société américaine.

En outre, cette thèse circonscrit la question des clivages de classe et des inégalités à l’expression d’une forme d’identity politics dans les urnes, au même titre que le vote « latino » ou le vote évangélique, autres catégories pourtant problématiques. Ce faisant, cette thèse exclut un débat de fond sur la croissance des inégalités sociales et masque l’évolution idéologique du Parti démocrate et son recentrage depuis la candidature de McGovern en 1972.

En cela, la campagne de Joe Biden n’a guère opéré de rupture. Certes, il faut prendre en compte le contexte particulier dans lequel l’élection s’est déroulée, l’importance de la pandémie et des débats qu’elle a engendrés ainsi que la volonté des Démocrates de faire du scrutin un référendum portant tout autant sur la personnalité que sur la mandature de Donald Trump. Néanmoins, bien qu’il se soit rendu à de nombreuses reprises dans les États du Midwest et qu’il ait affiché sa proximité avec l’Amérique syndicale, Joe Biden n’a guère proposé de nouveau regard sur les clivages de classe.

Ces travaux très médiatisés soulignent l’urgente nécessité de dépasser l’opposition schématique entre race et classe.

Au contraire, sa campagne centriste s’est même caractérisée par un long silence sur la crise sociale que traversent les classes populaires blanches, crise dont témoigne pourtant la rapidité avec laquelle la notion de « décès du désespoir » (deaths of despair) s’est imposée aussi bien dans le champ de l’épidémiologie sociale que dans les débats médiatiques depuis 2016. En effet, l’absence de débat à ce sujet pendant la campagne mérite d’autant plus d’être soulignée que c’est une autre vision des clivages de classe que celle du backlash qui s’est ainsi développée, comme le montre la récente publication de Deaths of Despair and the Future of Capitalism d’Ann Case et Angus Deaton.

Les contours du phénomène sont désormais bien connus : les « décès du désespoir » regroupent dans une même catégorie trois types de décès, dont l’augmentation parmi les Américains blancs non diplômés de l’université est particulièrement inquiétante, car elle marque un revirement statistique inédit depuis le début du XXe siècle. En triplant depuis la fin des années 1990 pour atteindre 158 000 morts par an en 2017, les décès liés à l’alcoolisme, à la surconsommation d’opioïdes et les suicides ont entraîné une forte hausse de la mortalité des Blancs non diplômés de l’université. Particulièrement marqué parmi les Américains en milieu de vie (âge où la mortalité est habituellement faible), ce phénomène s’est peu à peu étendu aux populations plus jeunes ainsi qu’aux plus âgées – et dans une moindre mesure, il convient de le noter, à la population afro-américaine –, laissant ainsi craindre des conséquences importantes sur l’espérance de vie aux États-Unis à moyen terme (celle-ci a d’ailleurs décliné de 2014 à 2017).

Si ces travaux donnent un autre regard sur ce qui constitue une expérience de classe dans l’Amérique contemporaine, c’est qu’ils délaissent la sphère électorale et, sans pour autant nier la pertinence de la question du racisme et du privilège blanc, mettent en lumière une autre dimension des inégalités sociales : le poids grandissant du clivage éducatif sur le marché du travail où le diplôme universitaire est devenu le vecteur de profondes disparités.

Quatre facteurs structurels et institutionnels se détachent dans cette perspective : la baisse constante du pouvoir d’achat de ces Américains depuis les années 1970 (elle atteint 15 % alors que, dans le même temps, le pouvoir d’achat des Américains diplômés a augmenté de 20 %) ; l’affaiblissement des organisations syndicales qui, jusqu’aux années 1980, jouèrent un rôle essentiel dans la protection sociale autant que dans la défense des salaires, mais ne représentent plus que 6 % de la main d’œuvre dans le secteur privé ; le système de santé américain, particulièrement onéreux et arrimé au salariat, qui encourage les entreprises à se soustraire à leurs obligations sociales en refusant de financer l’accès aux soins, en délocalisant et en ayant recours à la sous-traitance ; enfin l’absence de réglementation des opiacés, distribués à grande échelle dans le pays. Selon Case et Deaton, qui s’inspirent de Durkheim, les effets cumulés de ces désavantages sont à l’origine d’une carence de lien social expliquant les « suicides du désespoir » mais également le recul des pratiques associatives et la fragilité des familles.

On l’aura compris, à l’instar des travaux sur les inégalités de santé et de longévité, qui démontrent à la fois la persistance d’un fort clivage racial et une aggravation des disparités liées aux déterminants socio-économiques, ces travaux très médiatisés soulignent l’urgente nécessité de dépasser l’opposition schématique entre race et classe. De même, ils s’opposent aux analyses moralisatrices qui, à droite, irriguent les discours sur la pauvreté, la crise des opiacés, ou encore le déclin des structures familiales. Depuis cinq ans, c’est plutôt vers une nouvelle réglementation sociale et notamment à des réformes de l’accès à l’enseignement supérieur, du droit du travail et du système de santé que conduisent les réflexions sur les décès du désespoir. Loin de se limiter aux classes populaires blanches, ces réformes sont en fait nécessaires à l’ensemble de la main d’œuvre.

Or il faut remonter aux années 1930 et au New Deal pour voir le Parti démocrate mener une réflexion de cette ampleur et, de fait, on en a vu peu de traces pendant la campagne. Destiné à séduire les électeurs des banlieues aisées, le programme centriste privilégié par Joe Biden ne reflète guère l’urgence de la crise. On peut d’autant plus le regretter que la pandémie actuelle, par la crise économique qu’elle engendre, va renforcer les mécanismes du désespoir. Décidément, les Démocrates n’ont pas encore retrouvé les classes populaires.


Jean-Christian Vinel

Historien, Maître de conférences à l'Université Paris-Diderot (Paris 7)