Politique

Quand l’acceptation sociale sert de balise à l’action publique

Politiste, Chercheur en gestion

La place réservée aux instruments de surveillance et de contrôle dans la gestion de la crise sanitaire – et, plus généralement, les débats sur la santé – ont souligné le rôle désormais majeur de l’acceptation sociale dans notre représentation du bon gouvernement, comme dans la compréhension de ses réussites ou de ses échecs. Mais son instrumentalisation et la difficulté de lui donner une définition rigoureuse et peu manipulable rendent sont usage purement rhétorique. Cela en fait une notion creuse, souvent peu utile à la compréhension de l’action publique et de sa réception.

L’acceptabilité et l’acceptation sociales font l’objet de nombreux travaux au sein du monde académique. C’est plus particulièrement vrai en psychologie sociale, en économie, en géographie et en sociologie. Il en est de même dans le champ de la gouvernance et du management. L’usage de la notion reste cependant controversé, du fait notamment de son caractère malléable, de son manque de solidité conceptuelle et de réflexions originelles issues de praticiens ou de consultants.

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De même, cet usage reste plus courant dans la recherche en sciences sociales produite dans le monde anglo-saxon (social acceptance). Mais elle permet d’aborder la question du jugement collectif sur l’action gouvernementale en dehors du cadre institutionnel formel ou de la sphère législative. Elle s’inscrit aussi dans le tournant délibératif qui tente de redonner sa place à l’acteur profane ou au citoyen ordinaire dans la fabrique de l’action publique. Elle a toute sa place dans les questionnements portant sur les résistances auxquelles se heurtent les décisions, les innovations programmatiques et les instruments de gouvernement.

Aujourd’hui, cette notion s’est largement affranchie du corpus sémantique des sciences sociales pour s’imposer sur les chaines de télévision, à la radio et plus généralement sous la plume des éditorialistes ou dans le vocabulaire des décideurs français. La place réservée aux instruments de surveillance et de contrôle dans la gestion de la crise sanitaire (débat sur la santé), la longue controverse autour du 80 km/h (débat sur la sécurité routière), la révolte des gilets jaunes (débat sur la tolérance à l’impôt) ont fait de l’acceptation sociale un incontournable dans notre représentation du bon gouvernement aujourd’hui, comme dans la compréhension de ses réussites ou de ses échecs.

Pour autant, l’instrumentalisation de la notion, la difficulté à la doter d’une définition, rigoureuse, peu manipulable, rendent sont usage purement rhétorique et en font une notion creuse et qui, au final, semble peu utile à la compréhension de l’action publique et de sa réception.

Un témoignage du déplacement de la légitimité de l’intervention publique ?

Dans les propos des acteurs comme dans les dispositifs de pilotage de l’action publique, l’acceptabilité a rejoint la légalité, l’efficacité ou encore l’efficience parmi les principaux objectifs à atteindre. Selon cette logique, le défaut d’acceptabilité est invoqué par les gouvernants, afin de justifier leur refus d’agir ou au contraire brandi par les autres parties prenantes pour dénoncer leur passivité.

La référence à cette notion indique ce qu’il est politiquement opportun de faire. Elle distingue l’idéal du faisable et renvoie ainsi à la cible étroite dans laquelle un gouvernement peut inscrire les mesures qu’il préconise en ayant des chances d’être obéi de façon « légitime ».

L’attention renforcée à l’acceptation sociale est loin d’être anodine. Elle s’inscrit bien évidemment dans la contestation de la démocratie représentative et de l’expertise technique ou scientifique. La recherche de l’acceptation constitue une des manifestations concrètes des nouveaux impératifs délibératifs au sens de Habermas, censés favoriser les débats publics et accompagner les transformations de la démocratie.

Mais, pour les spécialistes de la démocratie participative, le recours à cette notion reste pour le moins ambiguë, au sens où l’obtention de l’acceptation d’une population suggère un travail de « mobilisation » voire « d’enrôlement » (au sens de Callon et Latour) de celle-ci. Les nouvelles techniques qui s’inspirent de cette recherche du consentement, qu’il s’agisse de la construction de nudges ou du design d’intérêt général, par exemple, suscitent cette même réserve.

À travers la recherche de l’acceptation, il s’agit bien de lever des oppositions en cherchant à mieux comprendre les pratiques, les comportements et les préférences des acteurs. Est-ce que cela a encore à voir avec la volonté de susciter la délibération telle que peut la définir Habermas ?

Savoir ce que veut la majorité silencieuse ?

L’acceptabilité sociale se saisit d’abord par son absence. De manière un peu intuitive, certains l’envisagent d’ailleurs comme antidote au syndrome NIMBY (Not In My Backyard, NDLR) ou au développement des contestations à l’encontre de l’intervention publique. Ce sont les résistances ou les mobilisations des populations cibles qui interrogent sur l’acceptabilité ou l’acceptation sociales.

Certains l’envisagent par référence à des valeurs ou des croyances, à l’exemple de ceux qui mettent en avant les variables comportementales et culturelles pour expliquer aujourd’hui le rejet ou au contraire le consentement face au port du masque ! Mais l’acceptation sociale est moins une donnée, sur laquelle les gouvernants pourraient s’appuyer, qu’une construction sociale ou même une co-construction.

Dans l’approche d’Habermas, l’espace public serait ce lieu symbolique d’échange d’arguments rationnels, d’usage public de la raison par des citoyens, censés partager la volonté de construire un consensus fondé sur la recherche de vérité et l’intérêt commun. L’espace public souhaité s’incarnerait ainsi dans une opinion publique qui servirait de base à la démocratie. Les expériences récentes de contestation ou de mobilisation, éparses, désorganisées et de plus en plus indisciplinées viennent largement mettre à mal le concept d’espace public tel que l’entendait Jürgen Habermas, en tant que démarche théorique à même d’expliciter le fonctionnement de nos sociétés.

Ces mouvements de contestation, issus notamment des réseaux sociaux, souvent composites, viennent ainsi ébranler l’approche normative proposée par Habermas. L’espace public Harbermassien, loin d’expliquer le fonctionnement de nos sociétés, échoue en réalité à rendre compte de ces phénomènes sociaux. Ce concept se présente alors davantage comme une forme d’idéal (entente entre les acteurs), une morale souhaitée (éloge de la raison, recherche de transparence et intérêt collectif) utile pour parvenir à mieux « vivre ensemble » mais qui échoue à présenter la société telle qu’elle est.

Mais loin de l’idéal de la co-construction d’une opinion par le débat dans l’espace public, l’acceptabilité sociale est saisie par cet outil particulièrement frustre qu’est le sondage d’opinion publique. Dès lors, l’acceptabilité et l’acceptation sociales ne sont rien d’autre qu’une mesure de l’opinion publique, en amont pour la première et en aval, pour la seconde, de l’intervention publique. L’une et l’autre tendraient à indiquer si “la majorité silencieuse » en veut ou n’en veut pas (quasiment au feeling ou au ressenti de l’immédiateté du moment) !

Ainsi réduite à une mesure de l’état de l’opinion à un moment donné, il devient difficile d’en faire un outil de transformation de la démocratie et même une mesure utile à la fabrique des politiques publiques. Bien entendu l’administration de sondages successifs peut tenter de saisir l’évolution de l’acceptation sociale. Mais le suivi de cohortes peut-il saisir autre chose que l’impact momentané du travail de communication ou d’enrôlement engagés par les parties prenantes ?

Ne faudrait-il pas également que ce consentement puisse être saisi à chacune des étapes du cycle de vie d’une politique publique : de la construction du problème jusqu’à son évaluation, en passant par la décision et la mise en œuvre ? Quel challenge !

Les fondements de l’acceptation sociale

Pour mieux saisir l’acceptation sociale, et comme le suggère la recherche, il convient de déconstruire la notion autour d’indicateurs qui sont, aujourd’hui, bien identifiés. L’acceptation est, par exemple, dépendante de la légitimité de ceux qui portent l’innovation ou le changement dans l’action publique. Un gouvernement à la peine, soumis à des sondages défavorables, aura des difficultés à faire passer ses mesures. La qualité des actions, les résultats éventuels, les justifications avancées ou même des données probantes ne peuvent pas toujours compenser la faiblesse de l’image publique.

La mesure doit aussi apparaitre « politiquement juste ». L’acceptabilité demande par conséquent la défense du principe d’équité entre les destinataires de la mesure dans un contexte où le politique se voit de plus en plus contraint de rendre des comptes, sous la pression de l’opinion, des médias ou des juges. Face aux difficultés de maintenir les équilibres, l’obtention de compensations négociées peut être incontournable. L’usage « politique » de la notion ne peut totalement ignorer ces indicateurs, facteurs et conditions d’acceptation des politiques bien identifiés par ceux qui font profession de les évaluer.

Une approche trop relâchée de l’acceptation sociale peut donc conduire à des erreurs. La première serait de croire que via les sondages ou l’étendue des mobilisations (manifestations, pétitions, tribunes…), on puisse identifier une volonté générale claire, cohérente et stable qui autorise à poursuivre, accélérer ou au contraire renoncer.

La deuxième serait de croire que l’on peut convaincre et motiver l’ensemble d’une population sur des enjeux macro (parfois jugés abstraits), alors qu’en réalité, celle-ci est vulnérable et changeante, façonnée par ses propres préoccupations quotidiennes et parfois par l’air du temps. Mieux vaut ne pas oublier que la volonté du peuple est davantage le produit, et non pas la force motrice, de l’action politique.

L’acceptation professionnelle et politique comme levier de réussite ?

Si l’acceptation sociale est devenue une norme de référence dans la fabrique des politiques publiques, comment croire que sa mesure suffise pour réussir un programme d’intervention publique ! La réussite de l’action publique, aujourd’hui, repose sur la constitution et l’entretien de « coalitions puissantes ». Il s’agit de mobiliser des compétences pluridisciplinaires, faisant appel à des métiers et des pratiques variées, de manière à prendre le contrôle de l’ensemble des domaines impactés par le changement visé.

Enfin, il importe de prendre en compte les contraintes institutionnelles (légales et réglementaires notamment) qui bornent le champ des possibles ainsi que de maîtriser l’agenda stratégique le plus efficace pour avancer, en veillant à bien distinguer les phases de sensibilisation, de concertation et d’action, mais aussi d’évaluation. Où situer, dans ce mode opératoire managérial, l’acceptation sociale ?

Ce mode opératoire suggère davantage que la réussite d’une politique publique dépend tout autant du degré d’acceptation politique et professionnelle de l’innovation politique ou sociale mise en œuvre. En effet, pour obtenir l’application efficace d’une mesure ou la réalisation d’un programme d’action publique, il faut d’abord motiver et impliquer les acteurs qui en ont la charge et notamment les agents de l’administration qui la mettent en œuvre.

Il convient aussi d’obtenir le soutien des élus, c’est-à-dire de ceux à qui cette politique va être imputée, en raison de leur proximité au terrain et à la population concernée. L’engagement et le portage d’un programme par les élus est incontournable, comme l’a montré récemment l’échec politique du 80 km/h face à la mobilisation des Présidents des Conseils Départementaux et les relais qu’ils ont trouvé au Sénat. Négocier et enrôler les acteurs politiques comme les parties prenantes se révèlent primordial.

Trois thèmes de réflexion voire trois axes de travail s’imposent alors dans les travaux de recherche sur l’acceptation sociale. Le premier concerne la définition des populations dont l’acceptation se révèle essentielle à l’efficacité politique de l’innovation. Il conduit à s’intéresser non pas simplement à l’acceptabilité des « publics » mais aussi à l’acceptabilité des agents en charge de l’exécution de l’action gouvernementale et aux risques de résistance au changement.

Le second porte sur les conditions et la production politiques de l’acceptabilité. Une des tâches essentielles des pouvoirs publics est alors bien de travailler à l’acceptation d’un système pouvant être vécu comme contraignant et donc sujet à controverses. Cela peut passer par un travail de mobilisation des « parties prenantes » ou « porteurs d’enjeux » concernés.

Enfin, le troisième point concerne la capacité à générer des résultats intermédiaires, visibles et rapides, en guise d’apprentissage (stratégies d’adaptation micro-locales), permettant une meilleure compréhension des enjeux et des corrections éventuelles par rapport au programme d’actions initié.

Retour à la case départ !

Entrés en force dans la discussion, par l’effet NIMBY, l’espace public Habermassien et les résistances aux pouvoirs publics, le citoyen ordinaire et l’opinion publique se sont progressivement retirés de la discussion ! Où est passée l’acceptation sociale dans la fabrique et la réussite de l’action publique ? Certes, pour mieux saisir l’acceptation d’une politique publique, il convient de bien cerner les causes potentielles d’inertie organisationnelle ou collective et les modalités de résistance au changement (perte de contrôle, faible gestion de l’incertitude…).

Mais la compréhension de l’acceptation passe également par une meilleure interrogation sur les acteurs collectifs à mobiliser (rôle pivot des managers opérationnels, importance des acteurs prescripteurs et des courtiers), les répertoires d’actions à emprunter (entre accélération et temporisation), la structure des opportunités politiques (un contexte favorable ou défavorable), afin d’affiner la connaissance (diagnostic partagé) sur les conditions d’acceptabilité de l’innovation politique et sociale par les professionnels et les élus concernés. Le suivi du processus (tableaux de bord) et la délicate gestion du temps (temps stratégique, politique et opérationnel) constituent également des facteurs déterminants dans la réussite d’une telle démarche.

Comment éclairer les responsables politico-administratifs sur la pérennité et l’efficacité d’un nouvel outil ou d’un programme de gouvernement si on laisse ces différents facteurs dans l’ombre de l’acceptation sociale ?


Fabrice Hamelin

Politiste, Maitre de conférences HDR en science politique, université Paris-Est Créteil (UPEC)

Olivier Meier

Chercheur en gestion , Professeur des Universités et Directeur de l’Observatoire ASAP (Action Sociétale et Action Publique)